Cinezik : D’où vous est venu ce désir pour le Hip-Hop, le sujet du film ?
Pascal Tessaud : J'ai toujours adoré les films hip-hop américains. C'est pour moi un genre, comme les films de boxe. Le grand classique, c’est “8 Miles” avec Eminem. Je me disais qu'il serait incroyable de faire un “8 Miles” en France. Aux États-Unis, il y a énormément de documentaires et de films sur le sujet, mais en France il y a un blocage. Je me suis donc demandé pourquoi je ne pourrais pas faire un film hip-hop. Ce n'est pas une sous-culture pour copier les Américains, ce n'est pas si éloigné de la France. J'ai grandi en banlieue avec cette culture dés mes 13/14 ans. J'ai découvert ainsi le rap. J'aime la musique Black, la Soul, le Reggae, et le Hip-Hop en fait partie. Les groupes comme Assassin, NTM, Oxmo Puccino, avaient une vraie réflexion, un vrai lexique, un vocabulaire très poussé et très poétique. Je n'étais pas très scolaire, alors j'ai accroché à la poésie par le rap. À tel point que je connaissais les textes par coeur alors que j'avais du mal à apprendre les poésies que l'on m’imposait à l'école. Je me souviens que pour le bac de français, j'écoutais NTM juste avant l'oral pour me donner de la force. C'est le rap qui m'a donné envie d'étudier la littérature et le cinéma à la fac. J'ai ainsi fait des grandes études grâce à cette musique. Tout ce parcours m'a donné l'envie de faire ce film.
Est-ce que les paroles des chansons rap du film étaient déjà inscrites dans le scénario dés l’écriture ?
P.T : Au départ, il était question d'un personnage masculin, mais des personnes rencontrées en atelier d'écriture m’ont indiqué que ce n'était pas très original, que cela faisait trop penser à “8 Miles”, et l'on m'a suggéré l'idée de remplacer le personnage par une fille. Une fois que j'ai assumé le fait que ce soit une fille, j’ai fait un casting pour rencontrer la rappeuse idéale pour ce film. J'ai ainsi rencontré KT Gorique pour le personnage principal. Elle est championne du monde de Freestyle. Je l’ai fait venir à Paris, on a discuté ensemble, je lui ai fait lire scénario en lui indiquant les moments où elle devait rapper. Puis elle a écrit les textes, un mois avant le tournage. Je lui disais qu'elle n'était pas KT Gorique, mais Coralie. Il fallait que ce soit les textes de son personnage Coralie. Elle a eu du mal au début, car les rappeurs sont fiers en général, mais elle a très vite compris. Elle est rentrée dans la psychologie de Coralie pour penser comme elle, et écrire comme elle.
A côté de ces chansons écrites en amont, qu’en est-il des dialogues du film, également très musicaux dans leur flux ?
P.T : Tous les dialogues du film sont en revanche improvisés. J'ai écrit des didascalies pour expliquer la situation, mais ensuite c'est un état d'esprit jazz où c'est l'instant et l'inspiration qui comptent. Les acteurs que j'ai choisis sont très doués en improvisation, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Ils se mettent en danger comme des musiciens de jazz.
Pouvez-vous nous indiquer la distinction entre le Rap, le Hip-Hop et le Slam ?
P.T : Le Slam c'est quand il n'y a pas de musique, c'est a cappella. BROOKLYN est un film sur le Rap car il y a de la musique. Le Rap est une discipline du Hip-Hop qui est un esprit dans lequel il y a plusieurs disciplines : le graffiti, le beatbox, la danse, le DJing, et le Rap. Le Hip-Hop est un art collectif et engagé, alors qu’aujourd'hui le Rap s'en fout du Hip-Hop et de son histoire. Aujourd'hui, ils ne sont que dans l’ego, dans l'individualisme. L'objectif avec mon film était de remettre les valeurs historiques du Hip-Hop dans notre contemporanéité, en dénonçant la trahison de cette culture de la part des rappeurs d’aujourd’hui. C'est aussi un film universel. Les gens qui n'aiment pas le Hip-Hop sont aussi touchés par le film car c'est également la trajectoire d'une jeune femme qui grandit et qui découvre le monde.
Qui sont les musiciens associés au film ?
P.T : Il y a d'abord Khulibai, qui est le compositeur principal. J 'ai eu sa musique au moment d'écrire le film. Ensuite KT Gorique est allé chez lui pour choisir des musiques par rapport au texte qu'elle avait écrit. Calogero est intervenu pour ce qui est de la musique instrumentale. On avait déjà collaboré sur LA VILLE LUMIERE (2012), mon court-métrage.
De quelle nature a été votre collaboration avec Calogero Di Benedetto ?
P.T : Je ne suis pas musicien, je ne connais pas le solfège, mais j'ai une oreille. Il fallait trouver la musique du film.
Calogero Di Benedetto : Pascal avait quand même une idée extrêmement précise de ce qu'il voulait. Le challenge pour lui était de savoir la communiquer, le plus difficile était d'exprimer exactement les intentions. Tu m'as dit à un moment donné que tu voulais quelque chose de sombre avec beaucoup de lumière (rires).
P.T : Je voulais quelque chose de douloureux avec de l'espoir. C'est ainsi que j'ai exprimé mes intentions. Et l'idée n'était pas de redonder avec le hip-hop du film, mais d’avoir une musique narrative, peu présente, à des moment clés. Il fallait qu'elle décolle du réel.
C.D : S’il y a un point de rencontre entre la musique hip-hop et la mienne, elle est dans l'émotion. On s’est aussi aidé de références. Je revenais moi-même en donner (Arvo Pärt par exemple).
P.T : On n'avait pas les moyens d'utiliser un orchestre, et la musique d’Arvo Pärt sans orchestre ne fonctionnait pas. Tu as donc exploité cette idée pour en faire quelque chose de plus électro. Le transfert électro a été difficile à trouver.
Calogero, quel est votre univers musical familier ?
C.D : Je suis guitariste à la base, je viens plutôt du rock, c'est dans ce style que s'inscrit mon prochain album que je vais défendre sur scène. Je suis loin de la culture hip-hop. Et quand j'écris de la musique de film, je suis plutôt classique, du 19e siècle, je passe vraiment par l'écriture savante.
P.T : Tout le monde avec ce film est sorti de sa zone de confort. Le film est auto-produit, certains acteurs n'avaient jamais joué, mon équipe technique n'avait jamais fait de long métrage. La philosophie de Brooklyn est d’aller plus loin que ce que l'on a l'habitude de connaître, de se mettre en danger. Toute démarche artistique devrait être ainsi théoriquement. Quand je vois le film à l'écran, je ne réalise pas que c'est moi qui l'ai fait car c’est loin du film que j'avais imaginé au début, et c'est fantastique !
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