Cinezik : Quel est l'origine du projet ?
Thierry Jousse : Cela n’a jamais été un projet stricto sensu musical même si les chansons étaient envisagées. C’est plus l’idée de faire un film avec Philippe autour d’un personnage qui soit à la fois un petit peu lui mais surtout quelqu’un d’autre, un personnage de fiction. L'idée était donc d'aller vers la fiction, même si on joue sur une identité un peu flottante au début du film.
Philippe Katerine : J'ai des points communs avec le personnage évidemment. Mais c’est très ambigu. Même dans les points communs, il y a aussi son contraire. Et dans le contraire il y a aussi des points communs. On ne s’en sort pas trop, j’ai tendance à éviter toute analyse.
Et comment avez-vous conçu les trois chansons du film ?
P.K : Les mots étaient écrits avant, ce qui n’est pas du tout dans mes habitudes. Je ne fais jamais ça, souvent c’est la musique et les paroles en même temps. Et là, les paroles étaient écrites, et j’ai dû faire les mélodies juste avant le tournage. Tout s’est fait un peu dans une urgence, adapté au film, en parlant avec Thierry. Ce n’est pas aussi égo-centré que quand j’écris des chansons pour moi.
T.J : Il y avait une dimension narrative, les chansons s’intègrent aussi dans un récit, même si elles ne sont pas forcément l’illustration directe de ce qui se passe, elles jouent un rôle quand même dans le récit, elle ont aussi cette vertu là.
On est dans un registre très dépouillé, avec une chanson qui a une légère teinte Bossa Nova. C’était très simple à faire. En tout cas, il fallait que ça marche.
Au delà des chansons, pourquoi la musique du film n'a pas été composée par Katerine, mais par Daven Keller ?
T.J : Il ne voulait pas faire la musique du film, ce que je peux comprendre, pour diverses raisons, il peut l'expliquer lui-même...
P.K : La musique de film, je trouve ça vraiment trop dur... C’est de la musique de commande, tu dois travailler en groupe dès le départ, dès la composition, avec des images, un minutage. Pour moi, c’est beaucoup trop de contraintes. Avec les chansons, je pouvais penser que le tournage allait aussi s’adapter un petit peu aux chansons, c’est ce que j’espérais secrètement. Et c’est ce qui s’est passé d'ailleurs.
Comment a donc travaillé Daven Keller sur cette musique originale ?
T.J : Daven Keller s’intéressait au film dans sa globalité. Il est intervenu assez tôt puisque dès la période de préparation du film, quand on commençait à repérer des lieux, à voir un peu à quoi le film ressemblait visuellement avec les espaces, les visages, il me demandait de lui envoyer des photos, il était déjà en train de travailler un peu, ou d’être travaillé en tout cas par le film. Et il a fait déjà des petites choses avant même qu’on ait tourné, qui ne sont pas dans le film au bout du compte. Puis ensuite il a travaillé comme un musicien traditionnel, c’est à dire à l’image sur le banc de montage avec des musiques qu’il nous apportait très régulièrement. Comme c’est une dimension qui m’intéresse la musique de film, cela a été vraiment une collaboration assez passionnante parce qu’il s’est beaucoup investi dans cette entreprise.
Quels compositeurs de films vous interessent l'un et l'autre ?
P.K : Ennio Morricone me paraît vraiment la figure centrale, pour moi. C’est toujours un grand plaisir... cette sensualité... matinale. La musique de Nino Rota sur Casanova, je la trouve géniale par exemple. Ou alors ce cinéaste qui fait sa propre musique…
T.J : John Carpenter.
P.K : Exactement.
T.J : Cela a un rapport avec certains morceaux de musique de ce film d’ailleurs...
P.K : Ouais c’est vrai.
T.J : Une musique avec des synthés…
P.K : On en avait parlé de Carpenter. Je ne sais pas si il l’a exploré.
T.J : Ce n’est pas impossible en tout cas.
Quel regard portez-vous sur le genre de la comédie musicale ?
T.J : Je trouve que c’est un petit peu intimidant la comédie musicale comme genre. Cela demande beaucoup de travail, puisque c’est quand même assez exigeant et rigoureux. Et le ratage n’est jamais très loin. Après on peut prendre des risques, mais je vois déjà la difficulté, comme sur la séquence finale de ce film où effectivement on était dans une tentative de comédie musicale avec un peu de chorégraphie, sur une route de campagne, qui n’était pas un endroit spécialement fait pour ça. J’aime beaucoup certaines comédies musicales, et ça nourrit le film d’une manière indirecte, souterraine. Mais après, attaquer de front le genre, ça me paraît être compliqué. Il y a eu des tentatives ces dernières années mais ce n’est pas simple. Ou alors il faut le faire comme Tsai Ming Liang dans le film "The Hole" où il y avait des moments de comédie musicale segmentés qui étaient à part dans le film et qui venaient en parallèle du reste. Et du coup ça fonctionnait assez bien parce que c’était très cadré.
Dans quelle mesure votre amour pour la musique de film alimente votre travail de réalisation ?
T.J : J’ai l’impression que, avoir écouté de la musique de film et m’être intéressé à cette question assez tôt (j’ai le souvenir d'avoir écouté enfant les musiques de Morricone que mon frère avait en disque, "Le clan des Siciliens", "Le bon le brute et le truand", des 45 tours) a eu un effet positif sur moi, c’est-à-dire que du coup, je n’ai pas trop peur de la musique pour mes films. Je me dis que c’est un élément qui fait partie de la matière du film, du récit et de la mise en scène. Je crois ne pas trop avoir peur de ça alors qu’il me semble que certains réalisateurs se méfient de la musique. Ils ont besoin de mettre de la musique qui est déjà préexistante, comme Tarantino qui ne peut pas faire écrire de la musique de film à quelqu’un parce qu’il a peur de perdre le contrôle du film. Ce que je peux comprendre parce que c’est vrai que c’est inquiétant la musique, y’a un truc qui est un peu angoissant.
P.K : Enfin il y a des paranoïas parfois qui…
T.J : ...sont excessives, c’est sûr.
P.K : Ce qui n’est pas ton cas.
T.J : En tout cas, je ne pense pas être dans cette logique là. Ca me fait moins peur que si je n’avais pas eu ce goût là à titre personnel…
J’aime beaucoup aussi Ennio Morricone. J’aime beaucoup la génération de ces compositeurs-là, sur lesquels j’ai fait d’ailleurs un documentaire pour Arte, avec John Barry, Quincy Jones... C’est vrai que Morricone a quelque chose de particulier, d'un peu unique, à la fois mélodiquement, les arrangements, dans le ton, qui ne ressemble pas aux autres, qui est à part. Récemment, j’écoutais des musiques de films que je n’ai pas vus, comme celles du film de Romain Gavras, "Notre jour viendra " par Sebastian, qui est le frère de Noël Ackoté avec qui j’ai travaillé à plusieurs reprises précédemment. J’ai écouté la musique du film de Quentin Dupieux aussi, Rubber, que je n’ai pas vu contrairement à Philippe.
Et quel avis portez-vous sur la musique de Daven Keller pour JE SUIS UN NO MAN'S LAND ?
T.J : J’aime bien les parties très synthétiques et en particulier une séquence dans le début dans la forêt où la musique se mélange aux effets sonores qui ont été faits après. Et d’ailleurs c’était assez marrant parce que quand on est arrivé au stade du montage son qui est un stade important dans un film où il y avait déjà la musique qui existait, et le monteur son, qui s’appelle Sébastien Noiré, a fait un travail assez fin pour mêler les sons qu’il inventait. Et ça marchait bien. C’était assez important pour moi. Mais il y a d’autres moments dans le film où la musique est complètement différente parce qu’il y a du piano très dépouillé sur une séquence plus dramatique, et des exercices de style que tout musicien de film peut avoir à faire un jour ou l’autre, dans la séquence de bar il y a de la musique de country, il y a une musique un peu à la manière des Clash. Ce sont des choses qui sont assez marrantes, à la fois à faire pour Daven Keller et puis à utiliser pour moi. Et la country donne tout de suite un petit ton un peu western qu’on voulait avoir.
Philippe, le fait de faire de la scène vous aide pour jouer la comédie ?
P.K : Si je n’avais pas fait de scène je pense que je n’aurais jamais accepté, enfin j’aurais peut être accepté mais vraiment sans y croire, une expérience comme ça. Parce que la scène ça te donne une notion d’espace qui n’est pas si évidente quand tu chantes dans un studio. Faire de la scène permet de bouger devant des gens, beaucoup de gens parfois. Et de mesurer sa voix... En fait, j’ai l’impression qu’un comédien se connaît, ça peut être une limite, ça doit être assez pénible même au bout d’un moment, mais ce sont des gens qui se connaissent eux mêmes. Alors quand tu fais de la scène, tu te diriges vers ça, tu te connais un peu mieux.
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