Julie Issartel, Thibault Vicq et Manuel Bleton
- Publié le 09-11-2018
Thibault : Je trouve que la musique colle parfaitement au film dans son désir de non monumentalisme, de non gigantisme. C'est une musique assez intériorisée, qui correspond très bien à l'état d'âme de Neil Armstrong (Ryan Gosling), au souvenir de sa fille qui est morte. Il y a des thèmes assez doux, un thème pour cette fille, un thème pour la famille Armstrong, et un thème sur la conquête de l'espace. Mais je trouve qu'il manque à ces différents thèmes de se mélanger, cela ne se produit qu'à la toute fin.
Julie : Oui, ils se mélangent, ce sont des blocs mélodiques, et à la fin tout fait sens quand ces blocs ne font qu'une seule musique d'apothéose. Le but du film est le premier pas de l'homme sur la Lune. À la fois, c'est une musique très intime au début, avec la harpe, quelque chose de très terrestre, et on va petit à petit vers l'exploit. Il y a plusieurs thèmes qui vont vers une seule direction pour s'assembler.
Thibault : La musique est en apesanteur dés le départ, comme si nous étions déjà dans l'espace alors que nous sommes sur terre et dans le souvenir. J'aime cette dimension et ce parallèle entre le terrestre et l'apesanteur.
Julie : Il me semble que les films qui parlent de conquête spatiale sont toujours délicats pour un compositeur. Déjà parce qu'il y a le silence écrasant de l'espace, il faut composer avec ça, et il faut aussi composer avec les innombrables bruits de fusées. Il y a également l'imaginaire collectif, notamment avec le "Beau danube bleu" qui vient de "2001 L'Odyssée de l'espace" qu'on a en mémoire. Il a su jouer avec ça, sans faire quelque chose de trop écrasant ni de trop en retrait. Dans les moments de stress, quand on est dans la fusée, il a laissé juste quelques bruits de fusée pour l'angoisse tout en maintenant une mélodie quand il faut. C'est ce qui est fort !
Manuel : J'ai eu l'impression en sortant du film d'avoir fait une séance dans un simulateur de vol, où on pilote des avions. C'est vrai que le thème à la harpe est assez léger même si je le trouve un tout petit peu mécanique et répétitif. Il y a le thème du courage qui sous-tend tout le film, mais pour moi un bon documentaire aurait été préférable pour ce sujet. Je ne vois pas l'intérêt de la fiction. Le rapport à la famille créé du pathos, c'est larmoyant. Et le réalisateur ne nous conduit pas à l'émotion, il compte alors sur la musique pour compenser. Il n'y a pas de construction de l'émotion. On sent les moments où il faut pleurer ou être angoissé. C'est donc une musique fonctionnelle, qui appuie sur le pathos.
Julie : De mon côté, j'ai trouvé le film parfaitement dosé ! On sait certes ce qui va se passer avec ce premier pas sur la Lune, mais le réalisateur a très bien allié cela avec le côté personnel du personnage, à sa quête humaine. La musique illustre cela. Et le fait que le premier pas soit silencieux montre que le réalisateur n'a pas voulu en faire trop et donne encore plus de poids à ce pas. C'est très intelligent et beau à la fois.
Manuel : Donc ce que tu aimes c'est quand il n'y a pas de musique ? (Rires)
Julie : J'ai aimé l'alliance du silence bien placé et d'une belle musique bien menée, bien écrite, avec un beau thème.
Thibault : Ce qui est important, ce n'est pas l'exploit en soi dans le film, mais tout ce qui va inciter Neil Armstrong à entreprendre cette aventure. Mais concernant l'ascension, dans la musique, quand il s'approche de la lune, avec les percussions et les cuivres très présents, on a l'impression que cela tombe dans un cahier des charges du film d'espace, alors qu'avant cela il a voulu être plus intimiste, sur le souvenir.
Manuel : C'est vrai que la musique rattrape le côté un peu glauque du film...
Julie : Le thème cyclique illustre l'aspect maniaque du personnage, son obsession qui est assumée dans la musique. Il revient toujours à sa fille, il n'arrive pas en faire le deuil tout simplement. C'est à la fois l'histoire d'un premier pas sur la Lune et d'un deuil.
Manuel : Le thérémine utilisé dans la partition est un instrument qui imite la voix humaine, il a été inventé pour ça. Habituellement, il est utilisé au cinéma pour évoquer les petits hommes verts, des extraterrestres. Bernard Herrmann l'utilise très bien dans "Le Jour où la Terre s'arrêta". Il y a donc cette idée d'extraterrestres qui viennent d'ailleurs. Dans FIRST MAN on n'est pas dans cette configuration, mais pourtant il reprend le code du thérémine, c'est un peu bizarre.
Julie : Je trouve justement cela intelligent de reprendre des codes. C'est un peu comme reprendre la valse du "Beau Danube bleu".
Manuel : Le parallèle avec "2001", c'est du sacrilège !
Julie : oh, il fait juste un clin d'œil...
Manuel : Il fait une parodie !
Thibault : Ce que je trouve intéressant dans le thérémine, c'est que ce côté extraterrestre est directement ramené sur soi. L'ailleurs, il est en soi-même, dans le souvenir. C'est assez subtile dans cette B.O d'avoir utilisé le thérémine pour revenir à soi.
Julie Issartel, Thibault Vicq et Manuel Bleton
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