Cinezik : En passant du groupe Phoenix à la B.O., quelles ont été les contraintes les plus dures à accepter ?
Rob : Pour moi c'est le rêve, parce que ça contrebalance extrêmement bien l'adrénaline, le plaisir d'être sur scène, d'être en équipe, sur la route, loin de chez moi, de faire du rock, de faire une musique très populaire, faite pour faire danser les gens ou pour les faire crier, pour plaire à du public de masse. Tout d'un coup, me retrouver seul ou avec mon ingénieur en studio, en introspection complète ou en tête à tête avec un réalisateur pour essayer d'aller au plus profond des sentiments humains, d'expérimenter des choses, de travailler à la seconde près ou à l'image près, c'est complémentaire. J'ai la chance d'avoir l'éventail parfait de comment faire de la musique moderne aujourd'hui. Je participe à des projets de cinéma où c'est toujours une conversation artistique avec le réalisateur, le scénariste ou le monteur. Les contraintes sont juste des contraintes de planning, puisque mes deux activités imposent d'être très disponible, et c'est vrai que c'est un petit peu l'enfer. Ma vie ne me laisse plus aucune place. Mais c'est maintenant qu'il faut travailler alors je suis très content.
Pour BELLE EPINE, la musique demeurait dans une ambiance électronique proche de celle de Phoenix, il y avait une prolongation…
R : Je ne dirais pas proche de Phoenix mais en tout cas plus rock, et c'est vrai que les références que l'on citait avec Rebecca était, par exemple, Tangerine Dream avec la musique de RISKY BUSINESS. Ce sont des références que Phoenix a aussi. D'ailleurs, c'est pour cela aussi que l'on s'entend très bien, et qu'avec Rebecca on a eu cette même sensibilité. Le film se passait dans les années 80, même si c'est quelque chose qui est assez diffus dans le film. Du coup, retrouver des sonorités très synthétiques mi-électro, mi-rock, un peu punk, un peu sales, ça marchait très bien.
A quel stade intervenez-vous avec Rebecca Zlotowski ?
R : L'un des plaisirs que j'ai avec Rebecca, c'est qu'elle me fait lire très vite le scénario. Je suis impliqué avant même le tournage, dans la sensibilité des personnages, du récit… C'est un processus qui prend beaucoup de temps... entre le moment où je lis le scénario et le moment où l'on finit le film, il y a peut-être un an et demi qui se passe. On a vraiment le temps d'approfondir, de se tromper, de changer d'idée, d'expérimenter. On a le temps de passer du temps ensemble en studio. Ce qui est vraiment génial aussi avec Rebecca, c'est qu'elle vient, on reste tard à faire la musique ensemble, on crée vraiment ensemble, c'est vraiment génial, c'est une chance.
Pour GRAND CENTRAL, il y a des séquences où l'on entend un son sourd, notamment lors d'une scène de fête muette, ce choix s'est décidé dès le scénario ?
R : C'est un morceau déjà existant de Colin Stetson. Rebecca a utilisé à trois moments dans le film des morceaux qu'il avait déjà composés. C'est un saxophoniste expérimental américain qui utilise la technique du souffle continu, ça ressemble à peu de choses près à un drone. C'était une des contraintes de Rebecca, dés le début, de faire la musique avec lui.
Malgré qu'elle ait pris des musiques préexistantes de lui, il a quand même travaillé pour le film ?
R : Oui, en plus. Ce fut un long processus avec Rebecca. On est parti dans une direction où Colin Stetson avait beaucoup de place, et puis on a cherché autre chose. Rebecca a un petit peu changé de point de vue, elle a voulu quelque chose de plus romantique. On était parti sur quelque-chose de très abstrait, puis petit à petit on a cherché plus d'harmonies, plus de mélodies. C'est pour cela qu'il y a quand même un quatuor, des flûtes… même s'il y a beaucoup de percussions et un côté très organique. On dirait presque de la musique contemporaine. Finalement, on a quand même réussi à intégrer quelque chose de plus classique.
La flûte peut surprendre, on pense un peu à Debussy...
R : Je ne sais pas d'où c'est venu, cela s'est imposé assez vite. J'imagine que j'étais dans ma période flûte. Cela correspondait à une volonté de Rebecca de sentir vraiment la matière de la musique. Elle voulait qu'on sente du souffle, le bruit des clefs, de bouche, etc… Une trompette aurait été un peu trop violente, Colin s'occupait déjà du saxophone, et donc la flûte s'est imposée assez vite et elle rendait assez bien le côté venimeux de Léa Seydoux dans le film et son empoisonnement qui peu à peu s'éparpille tout au long du film. La flûte, pour moi, cela marchait et puis c'est un instrument qui est aussi très féminin, sensible et assez mystérieux. Ca correspondait bien à Léa.
Le son et la musique créent le climat de cette centrale qui est un vrai personnage.
R : Oui, c'était une autre idée aussi, c'est exactement ça. La centrale est le personnage central muet du film, le contenant et le contenu puisque c'est ce qui empoisonne et ce qu'ils ont tous en eux-même. Il fallait sonoriser ce personnage. Ce n'était pas vraiment une mélodie mais plus une sorte de matière, une sorte de pouvoir, une chape qui écrase le film en permanence. Cela a été difficile de ne pas justement écraser le film mais de faire sentir cette pesanteur et cette menace invisible permanente.
Parce que la musique a vraiment une place, elle a 50% du film parce qu'elle fait vraiment exister le décor, le lieu. Comment cela se passe avec Rebecca, elle fait vraiment confiance au compositeur ?
R : Cest assez unique la façon de travailler avec Rebecca. Il y a énormément de va et vient entre elle et moi, et parfois on change tout, on va prendre une musique et la mettre complètement ailleurs, et puis la séquence même se renverse, puis la structure entière du film se renverse. Il y a une sensation de mutation permanente dans l'élaboration de la musique. Une fois que tu as enregistré ton quatuor, si tu as besoin de changer quelque chose, il faut rappeler tout le monde, donc c'est parfois compliqué. En même temps, ça permet de chercher en permanence et d'aller vers quelque chose de mieux en mieux. C'est un vrai travail de collaboration, je compose quelque chose, elle le place, elle me dit qu'elle aime bien ce son mais pas cette mélodie ou le contraire, on retravaille encore, on essaie à l'envers, elle vient au studio, je rejoue avec elle, on change les notes… Elle est capable de me dire qu'une note ne va pas et qu'il lui faudrait plus aiguë, alors qu'avec un langage pas forcément très musical on arrive quand même à communiquer. C'est passionnant !
Vous passez par le clavier pour trouver les idées thématiques ?
R : Je compose tout avec tous les instruments que j'ai au studio. J'ai la chance d'avoir mon studio donc je peux déjà lui proposer quelque chose qui soit assez élaborée. Il y avait déjà des flûtes, des maquettes de cordes, des percussions, tout ce que je peux enregistrer moi-même. Je lui ai même proposé plusieurs morceaux, puis j'ai tout retravaillé avec elle, à l'image, avec le monteur. C'est vraiment comme si tu repassais des couches et des couches... au début c'était une partition au piano, c'est vraiment une évolution très lente et très longue.
Avec Rebecca, pensez-vous faire de la musique de film au sens classique du terme ?
R : Je ne sais pas du tout ce qu'est la musique de film. Je doute qu'il y ait un réel sens. Si quelqu'un arrivait en face de moi et me disait qu'il savait ce qu'est la musique de film, je le prendrais pour un charlatan. On cherche toujours, c'est ça qui est génial avec Rebecca notamment, mais avec les autres films c'était pareil, on essaie toujours d'inventer. On a beau être fan de Morricone, on ne va pas s'amuser à faire du Morricone. On va chercher à inventer quelque chose.
Votre musique de JE SUIS SUPPORTEUR DU STANDARD (sortie en salle le 29 mai 2013) a un côté Morriconnien justement, dans le choix d'instruments insolites.
R : Oui complètement. J'adore l'humour que Morricone met dans ses mélodies, il arrive à mettre un petite guitare, un banjo ou une guimbarde. Au milieu d'un ensemble symphonique, il met un ensemble de guimbardes. Cela amène un relief humoristique au personnage, et évidemment pour JE SUIS SUPPORTEUR DU STANDARD c'était ce que je recherchais. C'est une sorte de héros tragi-comique, donc je trouvais que c'était élégant d'aller puiser dans les influences Moriconesques ce genre d'idées. Ce qui est bien chez Morricone, c'est que tu as des mélodies, c'est la musique que tu as envie d'écouter, que tu chantes, que tu siffles, d'ailleurs lui-même la siffle. C'est vraiment le pouvoir mélodique. C'est la chose en laquelle je crois, que ce soit en musique de film ou en musique pop d'ailleurs, c'est le pouvoir de la mélodie, c'est ce qui me passionne le plus. C'est pour cela que même quand on cherche de la matière avec Rebecca, j'essaie toujours d'insuffler une toute petite ligne mélodique, même si ce n'est que quatre notes. C'est ce qui pénètre vraiment plus le spectateur, et c'est ce qui fait qu'en sortant du film, tu peux continuer d'être hanté. Si t'avais juste un drone, une matière, c'est difficile de t'en souvenir réellement. Tu te souviendras des sensations mais tu n'arriveras pas à la rappeler. Alors qu'avec une mélodie, c'est magnifique !
D'ailleurs, on a souvent tendance à opposer la musique mélodique et la musique texturale au cinéma, alors que dans votre travail, les deux approches sont étroitement mêlées...
R : Oui, c'est vrai, mais je pense que c'est la chance d'avoir mon propre studio, ce qui me permet d'avoir le temps de non seulement composer, mais aussi produire. Les compositeurs classiques de musique de film ne s'intéressent pas réellement à la production. Ils composent leur musique, l'enregistre avec un orchestre, et après ils ne s'en soucient pas. Alors que moi, une fois que j'ai mon orchestre, j'ai mon studio, j'ai mon ingénieur, Jack Lahana, avec qui j'ai une complicité intense, et on va s'amuser à mettre de la saturation, de la réverbération, de l'écho... je rajoute mes synthétiseurs car c'est ma passion. On arrive à créer des textures en plus des mélodies, et ça c'est le paradis.
Pour POPULAIRE, vous étiez accompagné d'Emmanuel D'Orlando pour l'orchestration, vous aviez besoin d'un orchestrateur pour ce film-là ?
R : Pour POPULAIRE, il y avait un exercice de style. C'est un film d'époque, donc il fallait que cela sonne vraiment 50's. Dans le film, il y a beaucoup de cha-cha, de mambo, de musiques lounge. Il fallait rappeler la grande époque du cinéma Hollywoodien, que ça rappelle Herrmann, etc… Typiquement, c'est un savoir faire d'arrangeur, ce que je ne suis pas. Je suis vraiment un compositeur. Pour POPULAIRE, j'ai composé les mélodies, si on écoute les maquettes c'est assez dingue, c'est une ligne de piano très simple, et puis Emmanuel a fait ce travail fou d'orchestration, un peu "à la manière de", ce qui est génial. Les deux ensemble donnent un résultat très différent de ce que l'on peut voir dans GRAND CENTRAL.
En quoi les films que vous avez faits entre BELLE EPINE et GRAND CENTRAL ont pu contribuer à faire évoluer votre musique ?
R : J'ai appris grâce à POPULAIRE, et grâce au travail avec Emmanuel D'Orlando, à travailler avec un orchestre. Avec ROCK THE CASBAH aussi, j'ai appris à utiliser des textures classiques, avec les cordes, les bois, les cuivres. J'ai compris comment travailler avec cet outil-là, ce que je connais à peine. Maintenant, je ne suis plus timide, si on me dit qu'on veut un grand orchestre, cela ne me fait pas peur, alors qu'avant je ne savais pas le faire, à l'époque de BELLE EPINE. Je pense aussi que travailler à l'image est quelque chose dans lequel on progresse énormément de films en films, dans le fait d'apprendre un rythme, de comprendre un montage, de connaitre les effets, ce qui marche ou ne marche pas. Pour moi cela est nouveau, je me considère encore comme un débutant, cela ne fait pas longtemps que je le fais, et j'apprends à chaque fois. Je crois que je m'améliore de plus en plus.
Pensez-vous que la musique puisse pallier les vides d'un scénario ?
R : Rebecca le pense, ça la rassure de se dire que quand elle a raté une scène, au pire, il y aura la musique qui permettra de pleurer si on ne pleure pas assez, de comprendre ce qui se passe dans l'intériorité des personnages, ce qui d'ailleurs est quelque chose que j'adore travailler. J'aime illustrer non pas ce que l'on voit mais ce que l'on ressent. Parfois on n'a pas ce que l'on voulait au moment du tournage, on a raté quelque chose, alors la musique peut complètement transcender une séquence. Si tu regardes un film sans la musique puis avec la musique, tu éprouves des choses qui n'ont rien à voir.
Votre rêve de faire de la musique de film est-il toujours intact ?
R : Je suis de plus en plus fasciné, plus ça va et plus j'adore ça. Je trouve que c'est sans fin, c'est vraiment un domaine musical d'expérimentations infinies. Les moyens sont très intéressants par rapport à un disque pop, les sujets sont magnifiques. Par exemple pour GRAND CENTRAL, j'ai pu faire presque de la musique contemporaine, avec une flûte et des percussions. Je n'aurais jamais eu l'occasion de faire ce type de musique avec un groupe. Il est possible que pour un prochain film, on me demande de faire de l'électro, je me replongerais alors là-dedans avec plaisir comme je l'ai fait pour MANIAC.
Le fait d'être un peu caméléon au cinéma n'empêche pas de livrer à chaque projet une musique personnelle ?
R : Oui, puisque ce qui me passionne le plus c'est la mélodie, quoiqu'il arrive, que ce soit une flûte ou un synthé, on reconnaitra, je l'espère, ma "patte", mes intentions, mes influences. J'essaie toujours de faire quelque chose de sentimental, qui provoque une émotion, donc j'espère que quel que soit le genre, je me dirigerai vers ça.
Le succès de Phoenix aux Etats-Unis contribue t-il à avoir des sollicitations américaines ?
R : Oui, je pense aussi que ça rassure les réalisateurs de se dire "ah il est cool ce mec, c'est un mec de Phoenix", et cela fait une démonstration de savoir faire, ils se disent que, a priori, quelqu'un qui joue dans ce groupe doit quand même connaitre un petit peu le métier de musicien. Je pars avec un bagage positif. Cela peut aussi amener à des malentendus parce qu'il y a des gens qui s'imaginent que je fais "du Phoenix", ce qui n'est pas du tout le cas puisque dans le groupe, je suis juste un accompagnateur, je ne participe pas à la composition. Je crois que maintenant les gens ont vraiment compris qui j'étais vraiment, donc je n'ai plus affaire à ce genre de malentendus. Mais il est certain que le groupe m'aide à rencontrer des gens, puisque l'on voyage toute l'année et que l'on voyage beaucoup aux Etats-Unis. Je suis toujours amené à voir de nouvelles villes, des pays, des gens, des influences, etc…, et c'est toujours bon pour la musique.
Que pouvez-vous dire du prochain film d'Alexandre Aja, HORNS ?
R : C'est un film très nouveau, je ne pense pas que cela ressemble à du Alexandre Aja comme les gens s'attendent à le voir. Il a ouvert son champ de cinéma à quelque chose de beaucoup plus intime et sentimental, pas du tout axé sur l'horreur, le suspens ou l'angoisse, donc c'est assez nouveau pour lui. Là on travaille encore dessus alors je ne peux pas trop en dire, mais l'histoire est géniale, c'est celle de Daniel Radcliffe qui se réveille un matin avec des cornes qui lui poussent sur la tête. Tout ça dans un climat assez proche de TWIN PEAKS, donc assez absurde et mystérieux.
Et quel est votre travail sur les disques de vos BO ?
R : Aujourd'hui, la sortie physique n'est plus une contrainte, on n'est plus obligé d'avoir un label, donc on a le droit de sortir les disques comme on veut, ce qui est génial puisqu'on arrive à rendre disponible toutes les musiques, c'est une chance. Ainsi, toutes les musiques de films que j'ai faites sont disponibles, essentiellement en digital (comme BELLE EPINE). J'en suis très fier parce que je viens du disque. C'est quand même important pour moi de garder cette tradition. Et puis j'aime écouter les musiques de films, donc je suis heureux que les gens puissent écouter les miennes. Pour le travail spécialement pour le disque, j'essaie toujours de faire en sorte de retravailler s'il le faut les versions pour qu'on puisse chez soi en stéréo avoir un son intéressant, ou que la longueur vaille le coup d' être écoutée parce que parfois il y a dix secondes de musique. J'essaie de faire en sorte que ce soit une minute de musique au moins pour un morceau sur le disque, pour qu'on ait le temps de s'imprégner. C'est important pour moi que ces musiques de films existent.
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