Cinezik : Quel a été votre parcours avant de travailler pour le cinéma ?
Vincent Artaud : J'ai grandi dans des écoles de jazz, puis je suis allé au conservatoire. Je me suis alors intéressé à l'écriture musicale. Savoir improviser comme je le faisais dans le jazz demande des compétences équivalentes à celles qu'il faut avoir pour être compositeur. J'ai ainsi glissé rapidement vers la composition, à commencer par des musiques de scènes, car je connaissais des personnes dans ce milieu. Après avoir fait trois/quatre spectacles, j'ai eu envie de faire des disques sous mon nom, dont le premier en 2004 a été bien promu ("Artaud"). J'ai pu par ces albums intéresser des réalisateurs que je ne connaissais pas vraiment. De fil en aiguille, j'ai travaillé pour l'audiovisuel et le cinéma. Les gens avaient repéré que ma musique possédait une dimension cinématographique. Cela tient à la structure même de mes morceaux qui ne sont pas des chansons ou des formats classiques comme des oratorio. Du point de vue de la grammaire, il y a des choses provenant du jazz, du classique et de l'électronique. Ce mélange entretient des liens avec le langage mixte de la musique de film.
Vous avez travaillé sur THE ARTIST auprès du compositeur oscarisé Ludovic Bource. En quoi consistait ce travail ?
V.A : J'étais arrangeur. Ludovic m'a appelé pour me proposer de travailler sur une scène. Il m'a envoyé un extrait du film en m'indiquant ses intentions, et en me demandant de finir par un mi majeur car un autre arrangeur travaillait sur la suite et commençait en mi majeur. J'avais la mélodie et les accords, et je devais développer cela pour déboucher sur un autre thème sur telle tonalité. A partir de cela, je faisais ce que je voulais. Je pouvais rallonger, faire des boucles, adapter en fox-trot ou en paso doble, ralentir ou accélérer le tempo... Je devais cependant soumettre mes idées au compositeur qui lui-même devait les soumettre au réalisateur. Parfois, ils n'étaient pas d'accord entre eux, donc je refaisais des retouches jusqu'à ce que cela plaise à tout le monde. Ensuite j'envoyais le morceau aux orchestrateurs. Défendre ses idées sans être le patron c'est délicat. Je préfère biensûr être aux commandes. Mais ce n'était pas un travail que technique comme une orchestration, il y avait une implication artistique. J'ai d'ailleurs été remercié par Ludovic aux César. C'était plutôt agréable. Et dés le lendemain, j'ai eu des appels pour des projets. Je suis d'ailleurs surpris que Ludovic n'ait pas enchaîné davantage ensuite.
Pour OGGY ET LES CAFARDS, quelle était l'intention musicale du réalisateur Olivier Jean-Marie qui est également l'auteur de la série télévisée dont le film est la première adaptation cinématographique ?
V.A : Pour le réalisateur, il fallait amener Oggy au cinéma. Il fallait donc "ouvrir" la musique de la même manière qu'on a élargi l'écran. A la télévision, il y avait un côté "cheep" avec une musique conçue avec des petits samplers, cela marchait bien, il y a un côté musique-jouet. Il fallait donc rappeler cet aspect toy-music et en même temps il fallait convoquer la force des grands sentiments. On a donc employé, à côté d'un petit sampler, un orchestre symphonique. Il y a des contrastes amusants entre le côté bricolo des petits instruments et le côté épique de l'orchestre, à l'image d'un morceau qui débute avec un son puissant de cuivres et s'enchaîne avec un solo de batterie au son un peu minable.
Ce dessin animé n'a aucun dialogue. Qu'est-ce que cela implique musicalement ?
V.A : Il fallait que la musique décrive les situations et les sentiments des personnages. Pour cela, on a une musique qui passe très vite d'un sentiment à un autre. Dans l'espace de trente secondes, on peut passer de la tristesse à la mélancolie, l'espoir et la joie. Je pense à une scène où Oggy se fait consoler par son pote Jack, puis retrouve la pêche avant de faire une chute. Il fallait couvrir cela en trente secondes. Mes études classiques m'ont bien servi là-dessus. Je me donnais des références classiques pour y parvenir, en faisant changer la grammaire harmonique, passant de Beethoven à Bernstein.
Quel a été le travail sur les thèmes ?
V.A : Un film où il y a beaucoup de musique comme cela fonctionne comme un opéra. Il y a des thèmes par personnage, et par situation. Et parfois, c'est imbriqué. Par exemple, le thème de la chatte Olivia est aussi le thème d'amour. Il y a des thèmes de poursuites, une en mineur et une autre en majeur. Il y a le thème de l'amitié, et un autre thème plus général. Il y a le thème des chiens qui sont les méchants du film. Je conçois ces thèmes en lisant le scénario et en présence des premières animatiques. J'en propose quelques versions au réalisateur, au piano et dans une version un peu orchestrée. Le film part en montage. Le processus est long pour un film d'animation. Je deviens ensuite arrangeur de mes propres morceaux pour en proposer des variations en fonction des situations. Je m'amuse à décliner les thèmes. Et dans un même morceau on peut passer d'un thème à l'autre. C'est exactement ce qui se passe dans un opéra. Cela donne un sentiment global de cohérence et de continuité, même si le spectateur ne parvient pas d'emblée à identifier chaque thème.
Cela est également hérité des cartoons dans lesquels la musique avait aussi un rôle sonore... on pense à Tex Avery.
V.A : L'enjeu était d'accompagner les actions, donc il me fallait regarder le film pour guider la partition et faire des correspondances avec l'image. La bande son dans le cartoon n'est pas réaliste. Cela donne une dimension comique. Il faut pousser tous les ressorts de la comédie au maximum. Il faut tout exagérer dans la musique. La difficulté est d'éviter la surcharge. Des choix sont à faire pour le réalisateur. Selon les situations, on privilégie la musique ou le sound-design. On tire des leçons de Scott Bradley chez Tex Avery, qui jouait sur l'ambiguïté entre le son et la musique. Les premières images du film que j'avais devant moi étaient totalement muettes, sans aucuns sons. Donc je faisais des bruitages avec la musique, une cymbale pour une chute par exemple, et souvent ça marchait. Mais au final, on distingue quand même très bien la bande musicale de la bande sonore. Même si la méthode diffère, l'état d'esprit est le même que dans les cartoons.
Le réalisateur vous donnait-il des références précises à "imiter" ?
V.A : Le réalisateur ne me donnait pas de références précises mais voulait qu'on joue l'allusion. A un moment, il me citait "Les Aventuriers de l'arche perdue" (John Williams/Steven Spielberg). Je lui ai alors demandé si cela ne le dérangeait pas si ça y faisait penser. Au contraire, il préférait que ce soit le cas pour que les gens comprennent l'allusion. Ce n'est pas du plagiat, pas de la citation, mais des allusions, comme celles à Wagner, ou à Prokofiev qui est pour moi le compositeur numéro 1. Prokofiev était le compositeur de musique de film idéal, même s'il n'en a pas fait beaucoup, c'est le meilleur mélodiste de tous les temps !
Les mélodies se perdent aujourd'hui au cinéma. Que pensez-vous de l'état actuel de la musique de film ?
V.A : Je déplore que les musiques de films s'appauvrissent, que les mélodies disparaissent au profit des effets sonores. On va convoquer dix trombones et trois tubas pour faire des effets de masse, et c'est au détriment de la mélodie. Quand je regarde de vieux films d'action, ou des films d'héroïsme fantastiques de Ray Harryhausen, le grand maître des effets spéciaux, quand je regarde ces films des années 60/70 je suis frappé par la richesse harmonique de la musique. Je tiens à citer le score de Laurence Rosenthal pour la version de 1981 du CHOC DES TITANS (réalisée par Desmond Davis). La BO est extraordinaire, on ne retrouve plus cet équivalent aujourd'hui.
J'ai par exemple regardé la série des récents "Batman" de Christopher Nolan. Je trouve les films intéressants, mais la musique est déplorable. Il n'y a que des effets sonores, et on y retrouve les mêmes gimmick (tatatiti tatatiti) d'un film a l'autre. Pourtant, j'adore Steve Reich qui a composé toute sa vie sans faire de mélodie en travaillant sur le son et la répétition. Cela ne me dérange pas, mais pour le cinéma la mélodie me semble indispensable.
A l'avenir, pensez-vous approfondir un style musical propre ou être un caméléon comme beaucoup de compositeurs pour le cinéma ?
V.A : Je continue à faire des disques pour moi, mais j'adore le travail de commande pour lequel je trouve toujours le chemin de ma sensibilité. J'ai suffisamment de technique pour pouvoir tout faire, hormis quelques musiques ethniques bien précises, d'autant plus que j'ai un Home Studio et que je joue plusieurs instruments. Après, il faut que je puisse trouver de la place pour ma sensibilité, je ne ferais pas tout. Il faut que la musique ait une force évocatrice, je ne travaille qu'avec des réalisateurs qui aiment la musique. Si c'est pour que la musique soit terne, ce n'est pas possible. Je travaille par exemple avec Paul Desveaux sur une comédie musicale, il adore la musique, tout comme Olivier Jean-Marie. Je ne suis pas un caméléon, je réponds à un désir de musique. Je ne tiens pas à venir combler un vide de mise en scène ou des flous scénaristiques.
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