"Ce qui est rassurant pour moi, c'est que Jérome ne pousse pas à la consommation, c'est presque le contraire." (Denis Dercourt)
(A l'image : Jérôme Lemonnier à gauche, Denis Dercourt à droite).
Denis Dercourt, vous êtes un cinéaste chez qui la musique tient une grande place. D'où vous vient ce fort intérêt ?
Denis Dercourt : J'étais d'abord musicien avant de faire des films. Il faut commencer jeune dans ce domaine. J'étais chanteur à la croix de bois, et j'ai fait du violon. Je me suis destiné à être professionnel, j'ai fait des études dans ce sens. J'ai la particularité d'avoir une famille dans le cinéma. Mon père était producteur, mon grand-père a réalisé des documentaires, et mon frère Tom également producteur. C'est la raison pour laquelle je ne voulais pas faire de cinéma au départ. Parallèlement à la musique, j'ai toujours écrit des textes. Je viens de l'écriture. Un de mes textes a été mis en musique sous forme de mélodrame. C'était la première fois que j'avais cette incarnation du comédien. Je me suis alors dit que c'était ce que je voulais faire. J'ai donc demandé à mon frère qui était dans une école de cinéma si on pouvait réaliser un court métrage ensemble. Tous les week-end, on y travaillait. Et très vite, j'ai réalisé un premier long. Mais je continuais une carrière de musicien en parallèle. J'étais même dans l'orchestre symphonique français dirigé par Laurent Petitgirard, qui est aussi un compositeur de musique de film. J'ai ensuite été professeur au Conservatoire de Strasbourg. J'ai fait le cinéma et la musique parallèlement, mais au départ, je suis musicien. Je pense à l'arrivée aussi.
En tant que musicien, quand vous réalisez vos films, à quel niveau intervient une certaine influence musicale ?
D.D : En tant que réalisateur, je me suis très vite aperçu que j'avais des réflexes de musicien, notamment dans la question du tempo. Je suis obsédé par le tempo, rapide ou lent, à la fois dans le mouvement des comédiens et dans le montage. Ma plus grande difficulté de cinéaste a été d'oublier la musique. Il y a même eu une période où je ne voulais tellement pas être influencé par l'oreille que je dirigeais les comédiens en me bouchant les oreilles. Je me rendais compte que l'oreille prenait le pas sur le reste.
Et au stade du scénario ?
D.D : Mon écriture est très musicale, avec des tensions et détentes, une cadence détruite par une tension, avec du contrepoint... Plusieurs lignes sont jouées en même temps. On ne sait jamais d'où va partir le prochain coup.
Et au montage, la musique intervient-elle ?
D.D : Quand je monte seul, comme ce fut le cas pour LA CHAIR DE MA CHAIR (2013), je fais le montage sans le moindre son, car je suis gêné par l'oreille. L'oreille prend très vite le pas sur l'oeil chez moi. Donc je fais très attention. La musique intervient en tout dernier. En revanche, sur POUR TON ANNIVERSAIRE (sorti le 8 janvier 2014), on a travaillé avec un monteur qui avait la technique américaine, donc il montait en musique. Il y a plus de musiques que sur mes précédents films. On était en plus dans un environnement allemand où l'on a plus l'habitude d'une musique développée.
Jérôme Lemonnier : Tout dépend en effet de l'approche des monteurs. Certains monteurs trouvent le rythme à partir des musiques.
D.D : Oui, il y a des monteurs qui ont besoin de musiques pour trouver la coupe. Le danger que tous les compositeurs connaissent est d'associer l'image à ce qu'on entend, et de ne plus pouvoir changer.
J.L : Ce n'est pas seulement en raison de la couleur de cette musique temporaire, mais aussi du rythme induit par le montage. On se retrouve à devoir refaire la même armature avec une autre musique. C'est une contrainte pour nous.
A quel moment dans l'élaboration des films Jérôme intervient-il ?
D.D : Pour chaque film, on essaie des méthodes différentes. Pour DEMAIN DÉS L'AUBE (2009), Jérôme est intervenu en amont. Sur LA CHAIR DE MA CHAIR, le film était complètement terminé. C'était un peu particulier puisque Jérôme était mon seul collaborateur. Jérôme regarde le film terminé et me suggère une direction musicale, celle de ne pas aller dans le genre (le film d'horreur) mais d'illustrer plutôt l'amour mère-fille. Du coup, cela m'a donné par la suite de nouvelles idées de montage. Je suis même allé reprendre des scènes que j'avais éliminées. Il y a vraiment un aller-retour exceptionnel entre nous.
J.L : En plus, initialement, sur LA CHAIR DE MA CHAIR, tu ne voyais pas nécessairement de musique. La confiance entre nous intervient dans la mesure où le réalisateur m'a permis de lui proposer quelque chose malgré tout.
D.D : Ce qui est rassurant pour moi, c'est que Jérôme ne pousse pas à la consommation. C'est presque le contraire. S'il ne sent pas la nécessité de musique, il refuse d'en faire. Du coup, j'ai très confiance. Et pour LA CHAIR DE MA CHAIR, je n'imagine pas maintenant le film sans cette musique, elle est intrinsèquement liée au récit.
La musique joue un rôle narratif dans vos films ?
J.L : La musique a des rôles variables en fonction des moments du film. Le rythme global est important. Il faut avoir en tête un esprit d'ensemble.
D.D : Pour moi, c'est la définition du musicien de film. C'est une fonction narrative, une quatrième écriture. Le compositeur peut tellement changer le sens, ou même trouver le sens ! Un sens est donné à l'écriture, puis au tournage, au montage, et un sens à la musique. Ce cheminement narratif implique que la musique se fasse à la fin. En revanche, concernant les musiques jouées sur le tournage, elles sont forcément faites avant. Mais l'aspect narratif se fait à la fin.
J.L : Pour ma part, j'aime être en avance. Dans les films de Denis, la musique étant structurellement présente, elle oblige à entrer dans le film tôt, surtout lorsque les acteurs vont jouer une pièce. Ce sera un parfum du film. C'est un gros travail en amont. Il ne faut pas non plus s'engager trop loin car il y a des choses qui seront dites par les images que la musique devra ensuite prendre en compte.
Y a-t-il une Carte Blanche dans le travail de Jérôme ? Ou Denis, surtout en étant vous-même musicien, vous intervenez à tous niveaux ?
D.D : Il y a un moment où il faut absolument que ce soit une Carte Blanche, pour les placements de musiques. J'ai remarqué que Jérôme était bon là-dedans. L'emplacement est très important, et je ne suis pas fort là-dessus. Donc Jérôme est libre là-dessus. Au moment où on lui donne le montage, c'est une première surprise pour moi de découvrir ses choix.
J.L : La Carte Blanche a même lieu au début. On cherche tous les deux beaucoup, en se faisant confiance l'un et l'autre. On parle beaucoup de la musique au début, puis ensuite ça se resserre, on bouge de moins en moins, mais tout peut basculer à tout moment. Il y a toujours une part de recherche qui ne cesse jamais.
Grâce à votre connaissance musicale commune, est-ce que votre dialogue est technique ?
D.D : On arrive à se comprendre en effet sur un langage musical.
J.L : Des choses se comprennent aussi sans se parler. Il y a une façon commune de faire, c'est du temps de gagner, ce qui s'enrichit à chaque film.
D.D : Il nous arrive, comme un code entre nous, de parler de musique "deleruesque", même si au final c'est loin de Delerue, mais c'est dans une manière d'utiliser les cordes.
J.L : Cela fait référence à une partie de la musique de Delerue, l'aspect hypnotique, obsessionnel.
Jérôme, venez-vous sur le tournage ?
J.L : Oui, pas tout le temps car je gênerais plus qu'autre chose, mais ça m'arrive, notamment lorsque les acteurs jouent d'un instrument. J'avais coatché Catherine Frot dans LA TOURNEUSE DE PAGES (2006), Vincent Perez dans DEMAIN DÉS L'AUBE... Les acteurs arrivent ensuite à un degré de préparation gestuelle impressionnant.
D.D : Ils jouent d'ailleurs toujours les notes de la partition, même si ensuite c'est post-synchronisé. Soit c'est ce que Jérôme a enregistré avant le tournage, soit Jérôme refait en fonction de ce qui se passe au doigt. Pour LA TOURNEUSE DE PAGES, la vraie partition de Chostakowitch ne paraissait pas assez virtuose, alors j'ai demandé que pour les contre-champs de Catherine Frot, quand on ne voyait pas son visage, d'en ajouter dans la technicité des mains, tout en restant dans le style du compositeur. Donc au final, ce n'est plus vraiment Chostakowitch.
J.L : Ce sont des détails, mais c'est très important pour s'imprégner du film, dés le tournage.
D.D : Et le fait d'avoir un comédien qui joue vraiment, cela lui permet de rentrer dans le rôle. Pour moi, tout le travail du comédien se fait au piano. Du coup, le comédien est déjà un musicien avant d'entrer sur le plateau. Le naturel se travail en amont.
Dans POUR TON ANNIVERSAIRE, deux chansons interprétées à l'image ont été composées spécialement pour le film... l'une punk, l'autre folk.
J.L : Elles existaient dans le scénario. Denis trouvait qu'il était intéressant pour la cohérence de l'ensemble que je le fasse. C'est le cas pour la chanson punk années 80 d'Allemagne de l'est, et aussi pour ce que chante Emilie dans sa chambre. Tout se répond. Ce n'est pas un exercice de style. L'idée n'était pas de me masquer et d'être quelqu'un d'autre, car ce sont aussi des musiques que j'aime faire.
D.D : J'étais certain que Jérôme devait faire la chanson folk, en faisant appel à un parolier (le texte est très lié au récit). En revanche sur le punk, j'avais au départ l'idée de faire appel à un groupe allemand. C'est une musique tout de même très spécifique. Mais on nous a tout de suite dit que les droits étaient trop chers. Donc j'ai écrit les paroles, et Jérôme l'a enregistrée à Paris.
J.L : J'ai demandé à David Menke, musicien autrichien qui vit à Paris de chanter ce texte.
La fidélité de votre collaboration aide t-elle à votre compréhension mutuelle ?
D.D : On a une connivence, mais à chaque fois l'objet est nouveau. Comme des frères et soeurs que l'on met dans le même lycée, ils ne seront jamais les mêmes, on ne peut pas leur donner la même éducation.
J.L : On acquiert des choses de films en films qui nous aident l'un et l'autre dans notre compréhension mutuelle. Chaque film nourrit le suivant. Il y a un lien de cause à effet, mais on ne va pas non plus reprendre des choses déjà existantes. On ne peut pas refaire les mêmes choses.
D.D : Surtout que c'est organique, pas théorique. On ne peut pas savoir à l'avance ce que le film va donner. On ment aux financiers pour faire croire qu'on sait très bien, mais en fait on ne sait pas si le bébé va être blond, brun, fort en math, ou en musique... On ne sait pas car c'est un corps vivant. La musique, c'est la même chose, on ne va pas appliquer une recette.
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