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doillon,sarde, - Philippe Sarde et Jacques Doillon : une complicité discrète Philippe Sarde et Jacques Doillon : une complicité discrète

doillon,sarde, - Philippe Sarde et Jacques Doillon : une complicité discrète

par Christian Texier - Publié le 01-01-2006




Le cinéaste Jacques Doillon à maintes fois évoqué que les dialogues même de ses films constituaient déjà en quelque sorte une "musique". Ce qui pourrait expliquer le peu de partitions entendues si l'on parcourt en détail la filmographie du metteur en scène. Mais dés qu'il y a eu la nécessité d'une musique originale, c'est vers Philippe Sarde qu'il se tourne.

A part Philippe Sarde, le réalisateur utilise des brides du répertoire classique comme quelques pièces de Robert Schumann dans La fille de quinze ans (1989) et Du fond du coeur (1994), du rock comme l'extraordinaire "Tu m'as jeté" d'Alain Bashung sur La vengeance d'une femme (1990), Arno, Gregory Isacs dans Amoureuse (1992), le groupe de rap Oxmo Puccino sur Petits Frères (1998), ou des musiques du monde comme celles de Cheb Khaled et Youssou N'Dour sur Amoureuse (1992). Mais comme chez Jacques Rivette ou d'autres cinéastes à l'univers intimiste tel Maurice Pialat voire Claude Sautet, la musique n'intervient en général que lors des passages "en creux" (absence de dialogues, déplacement des personnages, changements de plan et bien sûr génériques...).

Forgé dès 1974 à l'austérité d'un Robert Bresson sur Lancelot du Lac (qui comporte également très peu de musique - essentiellement le générique début et fin), Philippe Sarde connaît mieux que personne le pouvoir du "peu de notes" dans un montage cinématographique qui privilégie la seule "mélodie" des mots et des paroles prononcées. C'est d'ailleurs grâce à sa prestation chez Robert Bresson (pour lequel il fut le dernier compositeur et conseiller musical) et également par l'intermédiaire de Claude Berri que Philippe Sarde fit la connaissance de Jacques Doillon.

Leur collaboration a toujours été heureuse et pleine de fous rires, le musicien en quête d'idées questionne sans cesse le cinéaste pour connaître la musique qui lui passe par la tête pendant qu'il travaille à son film. A ce sujet, on peut visionner une éclairante interview dans les bonus du DVD consacré au film Le jeune Werther (1993). Les deux complices y évoquent notamment les séances d'enregistrement de la musique à Londres dans lesquelles le musicien réclame habituellement une dernière répétition dans un style "un peu plus libre", le parallélisme entre Sarde - directeur musical exigeant et Jacques Doillon - directeur d'acteur à la fois directif et fin psychologue semble évident. En outre, il faut également noter que comme beaucoup de ses collègues, Philippe Sarde compose plus de musique qu'il y en aura réellement une fois le film terminé.

Leur premier travail à débuté lors de l'adaptation du célèbre roman autobiographique de Joseph Joffo : Un sac de billes. Le film (produit par Claude Berri) est marqué par une ritournelle enjouée et très espiègle, dont le motif lent et monodique confié au saxophone soprano et à l'accordéon dans le générique début provient en fait d'un thème inédit et très peu connu écrit pour le film Le chat (1970) de Pierre Granier-Deferre et qui apparaît en intégralité sur la face B du disque 45 tours sorti à l'époque (ce thème illustre très rapidement dans le film les souvenirs du personnage incarné par Simone Signoret lorsqu'elle était acrobate dans un cirque). Un sac de billes, film très populaire et grand public raconte l'épopée émouvante de deux gamins juifs (Joseph et Maurice) plongés dans la tourmente de la guerre en même temps qu'ils découvrent l'amour et les relations ambiguës avec l'univers cruel des adultes. Le long-métrage bénéficie paradoxalement d'une musique absolument jamais illustrative. Alors qu'il aurait été très facile d'imaginer par exemple un accompagnement musical plein de pathos lors du flirt entre Joseph et la fille du libraire fasciste (l'épatant Michel Robin) qui recueille l'enfant, nous sommes au contraire très surpris de constater que la musique n'apparaît qu'à très peu de reprise (générique début et fin, puis un court passage lorsque Maurice fait passer des juifs en zone libre, et une petite scène quand les deux frères découvrent la mer) et toujours de façon presque ironique, sautillante et décalée, un peu comme dans l'univers des films de Marco Ferreri, cinéaste pour lequel Philippe Sarde à longtemps travaillé. Le thème rapide du film, bringuebalé par l'accordéon canaille suivi par une grotesque "pompe" de cuivres annonce aussi un peu les musiques de certains films de Bertrand Tavernier comme Coup de torchon (1981). La musique de source a également son importance dans le film, on peut y écouter notamment la "Sérénade indochinoise" (de H.Martinet et J-L.Marotte) et "France de demain" (un chant montagnard).

Doillon n'utilisa pas ou peu de musique originale dans les quelques films postérieurs à un Sac de billes, mais pour son téléfilm Monsieur Abel (1983), le réalisateur fit appel au talent de Jürgen Knieper, le compositeur habituel de Wim Wenders.

Le cinéaste retrouve Philippe Sarde dans La pirate (1984), où le changement d'atmosphère est complet par rapport au rafraîchissant Un sac de billes. Drame amoureux plein de violence, le film narre le déchirement d'Alma (Jane Birkin) entre son amie Carol (Maruschka Detmers) et deux hommes interprétés par Philippe Léotard et Andrew Birkin (le frère de l'actrice principale), la musique se fait également beaucoup plus présente. Philippe Sarde écrit une très belle partition tendue, lyrique et inquiète pour saxophone solo et deux ensembles de cordes dirigés par Carlo Savina, d'après un thème secondaire joué à l'origine par l'organiste de jazz Eddy Louiss et le célèbre saxophoniste Stan Getz pour la comédie de Georges Lautner : Est-ce bien raisonnable ? Les pizzicati nerveux et les nombreux passages de violon solo font songer au meilleur Bartók.

Un an plus tard, La Tentation d'Isabelle (1985) - drame sur la jalousie dans un jeune couple, continue d'explorer la violence des sentiments déjà présente dans La pirate avec cette fois, la seule utilisation de quelques cordes solos (Michael Davis au violon, Keith Harvey au violoncelle, François Rabbath à la contrebasse, Tom Martin et le Gabrielli String Quartet dirigés par Bill Byers), avec une écriture partagée entre violent minimalisme obstiné et romantisme très sophistiqué. Fait notable : les scènes les plus violentes sont totalement dénuées de musique, et là encore, la partition accompagne surtout les états d'âme et les scènes d'attente. Une fois n'est pas coutume, la musique du film fut éditée à l'époque sous forme d'une suite en deux parties par Erato, un label classique de très haute renommée.

Retour à un ton un peu plus léger pour Comédie ! (1987) - un nouveau long-métrage joué par Jane Birkin et Alain Souchon tourné dans la propre maison du cinéaste. L'orchestration chambriste et intimiste refait donc surface. Le bandonéon de Juan José Mosalini, le saxo ténor langoureux de Georges Coleman, la harpe de Francis Pierre se mêlent avec une élégance et un raffinement qui se souvient peut-être de la sublime musique écrite pour le Une histoire simple (1978) de Claude Sautet, voire de celle d'Une étrange affaire (1981) de Granier-Deferre. Alain Souchon signe la chanson du film qui sera chantée par Jane Birkin.

Après une petite parenthèse, Jacques Doillon retrouve son complice musical dans Le Petit Criminel (1990), polar social sur le thème de la délinquance (interprété par Gérald Thomassin dans le rôle principal du petit Marc Tureau, Clotilde Courau jouant sa soeur aînée, et Richard Anconina dans le rôle du policier que Marc va prendre en otage) doté cette fois d'une musique plus ancrée dans l'instant présent et flirtant délibérément avec le jazz - un monde dans lequel Philippe Sarde a déjà amplement prouvé sa maîtrise par le passé (Sortie de secoursMort d'un pourriFlic ou voyouLe choix des armesBeau père...). Après un beau générique exposant le thème principal, les moments de solitude du jeune héros sont sublimés par la trompette mélancolique de Lester Bowie et le saxophone alto de Lee Konitz. Les situations les plus dures du film (la violence de Marc et de sa soeur contre le policier) ou les courses-poursuites sont en revanche souvent soulignées par un solo de contrebasse joué par Christopher Laurence qui rappelle un peu le duo de contrebasses piccolo dans Le Choix des armes (1981) d'Alain Corneau. Lorsque les trois protagonistes entrent en conflit dans la voiture, on peut entendre les trois instruments dans leurs registres extrêmes, la contrebasse et la trompette s'aventurent dans les aigus, tandis que le saxophoniste au contraire, va actionner ses clés les plus graves.

Le Jeune Werther (1993) constitue une nouvelle réflexion sur l'enfance à travers l'histoire de plusieurs lycéens bouleversés par le suicide de Guillaume, un de leur camarade qui s'est tué par amour. Pour ce conte romantique transposé à la fin du 20ème siècle (Ismaël, le héros principal lit avec passion le roman de Goethe : "Les souffrances du jeune Werther"), le musicien choisit logiquement un thème issu du Werther de Jules Massenet, célèbre compositeur français d'opéras de la fin du 19ème siècle et dont Philippe Sarde connaît très bien l'univers pour avoir entendu très jeune sa propre mère interpréter l'oeuvre sur la scène de l'Opéra de Paris. La partition très sensible et d'une étonnante modernité se sert d'un simple accordéon (celui de Gilbert Roussel), et concertina (interprété par John Nixon) accompagné par le violoncelle de Keith Harvey et le saxophone soprano de Stan Sulzmann. La grande force émotionnelle du thème de Werther apparaît avec une rare évidence lorsque Ismaël pleure devant la tombe de son ami dans le cimetière. Fait intéressant et assez rare à signaler : la musique de fosse de Philippe Sarde apparaît brièvement en plein milieu d'une musique de source, et se superpose totalement à la chanson "La France" du groupe Zebda, juste après le "J'écume" d'Alain Bashung, musiques toute deux diffusées lors d'une "boum" organisée par les jeunes adolescents.

Pour Ponette (1996), drame bressonien sur le destin d'une fillette (jouée par Victoire Thivisol) cherchant à retrouver sa mère morte dans un accident de voiture, Jacques Doillon tente sans succès de plaquer sur certaines images du film la mystérieuse pièce "Des pas sur la neige", sixième morceau du premier livre des célèbres Préludes pour piano de Claude Debussy. Il appelle alors Philippe Sarde à la rescousse. On retrouve au final une mélodie assez différente de l'hypnotique thème de Debussy, mais dans laquelle le musicien va toutefois incorporer une bride du motif original en l'arrangeant finement pour piano (joué par Peter Strosser), violon et violoncelle (respectivement joués par les fidèles Michael Davis et Keith Harvey) le tout sous la direction de David Snell. Outre des influences de Fauré, St-Saens et Bach, le compositeur se sert aussi parfois d'un petit thème évoquant celui de La pirate, Sarde se souvient peut-être également de l'intense mélancolie déployée dans le méconnu La femme-flic (1980) - bande originale du film d'Yves Boisset. Comme dans les autres Doillon, on entend très peu de musique, à part dans le générique, lors des discussions entre Ponette et son père puis quand la petite dort. Les pleurs de la fillette sont accompagnés quant à eux par le violoncelle solo, de même que ses moments de prière. Pour la petite histoire, notons que Ponette est devenu également par la suite le prénom d'une des filles de Philippe Sarde lui-même (l'autre se prénommant Liza - un titre d'un film de Marco Ferreri), de plus ce film de Doillon est doublement musical car la tante de Ponette, incarnée à l'écran par Claire Nebout exerce le métier de luthier.

Jacques Doillon réalise de plus en plus souvent des films à petit budget, du coup il n'appelle plus forcement le musicien pour écrire une musique originale, ce qui peut expliquer que la dernière participation de Philippe Sarde se soit bornée au mixage de Raja (2003), film qui comporte la chanson "Ya Dak El Insane" de Abdelhadi Belkhyat.

 

par Christian Texier

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