Interview B.O : Philippe Sarde, son retour pour BORGO de Stéphane Demoustier

au cinéma le 17 avril 2024

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Propos recueillis par Benoit Basirico

- Publié le 21-04-2024




Philippe Sarde rencontre Stéphane Demoustier pour BORGO (au cinéma le 17 avril 2024), film policier carcéral. Il signe son retour au cinéma après "L'Homme fidèle" de Louis Garrel (2018), un film qui reposait principalement sur des œuvres préexistantes du compositeur, riche d'une carrière de 54 ans (depuis "Les Choses de la vie" en 1970). La musique crée une atmosphère à la fois tragique, romanesque et intime pour raconter l'histoire de Melissa (Hafsia Herzi), une surveillante de prison en Corse, proche de ses détenus, à qui elle rend de petits services. Peu à peu, la partition évolue vers le thriller alors que les règles de détention se durcissent et qu'un engrenage commence à se resserrer autour de la jeune femme. Là encore, il prolonge une de ses compositions existantes, "E la chiamano Estate: Mouvement V" écrite en 2015 pour "Les Deux amis" de Louis Garrel. 

(Ecoute de la BO ci-contre)

Cinezik : Pour ce retour au cinéma après "L'homme fidèle" de Louis Garrel en 2018, comment la collaboration avec le réalisateur Stéphane Demoustier s'est-elle initiée ?

Philippe Sarde : Le réalisateur m'a simplement contacté pour me proposer de composer la musique du film. C'est une personne très à l'écoute, qui souhaitait vraiment que je travaille sur son projet. J'ai donc accepté avec plaisir.

Le choix de vous contacter était-il lié à une œuvre musicale antérieure qu'il appréciait particulièrement ?

Philippe Sarde : Effectivement, il avait utilisé ma composition pour "Le Locataire" dans son film, ce qui fonctionnait bien avec certaines scènes. Il désirait que je crée une musique qui reflète les sentiments intérieurs de Mélissa (Hafsia Herzi), un personnage formidable. La musique du "Locataire" servait donc de référence pour ce nouveau projet. J'ai cherché à capturer l'atmosphère d'une femme luttant dans un environnement complexe et carcéral, où elle se trouvait impliquée malgré elle dans une affaire criminelle.

Parfois, le décor joue un rôle crucial dans l'inspiration musicale. Le film présente plusieurs décors, la Corse et la prison. Cet environnement a-t-il influencé votre composition ?

Philippe Sarde : Pour la Corse, non, la musique n'était pas destinée à évoquer la Corse. Elle ne devait pas décrire le paysage, mais plutôt se concentrer sur la dimension intérieure du personnage principal. Le paysage est déjà très présent visuellement dans le film. Et concernant la prison, j'ai surtout cherché à exprimer les non-dits, tout ce qui n'était pas exprimé au sein de la prison, un lieu où personne ne révèle vraiment ce qui se passe, plutôt que de me tourner vers des éléments extérieurs. Ce milieu clos est représenté à travers un ostinato (il y a beaucoup d'ostinato dans ma musique), comme des vagues intérieures exprimant l'espoir chez les personnages de se sortir de cette situation carcérale. Ces vagues oppressantes, relatant l'enfermement, l'engrenage étouffant, sont aussi évocatrices du paysage marin de la Corse, c'est une manière subtile de lier la musique au lieu de l'action.

Le film est assez sobre, anti-spectaculaire, presque documentaire par moments... quel a été l'enjeu pour la musique à ce niveau-là ?

Philippe Sarde : En effet, cela me rappelle un peu l'œuvre de Robert Bresson. Ce qui m'a séduit dans ce projet, c'est l'approche de Stéphane Demoustier, qui a tenté de se rapprocher des films de Bresson, notamment à travers des thématiques comme celle de l'enfermement, illustrée dans "Le Procès de Jeanne d'Arc" sur une femme prisonnière.

Cependant, "Borgo" contient plus de musique que dans les films de Bresson...

Philippe Sarde : Tout à fait, mais la musique joue un rôle crucial en décrivant l'enfermement et en incarnant l'espoir de s'en libérer. Elle symbolise l'espoir de tous ceux qui figurent dans le film face à une situation subie.

Vous mentionnez Bresson, qui était connu pour sa réticence à utiliser la musique. Stéphane Demoustier partageait cette appréhension à ses débuts, avez-vous ressenti son évolution sur ce point ?

Philippe Sarde : Absolument. Il était initialement réticent à l'idée d'intégrer de la musique et partageait certaines appréhensions vis-à-vis des compositeurs. Ayant composé pour des films de Bresson, cela a contribué à le rassurer. Nous avons maintenu un dialogue constant pour s'assurer que les compositions musicales proposées étaient en accord avec sa vision du film. Il n'a jamais été question de l'obliger à utiliser de la musique. Il a pris soin de choisir où et comment intégrer les passages musicaux afin qu'ils enrichissent son œuvre plutôt que de simplement accompagner les images.

Cela signifie-t-il que vous lui avez fourni de la musique comme une matière qu'il a pu façonner selon ses besoins ?

Philippe Sarde : Exactement. J'ai fourni une matière musicale sans placement déterminé, car j'ai compris qu'il aurait rejeté la musique si je lui avais imposé des moments spécifiques.

Et concernant la mélodie, c'est une approche que vous n'imposez pas non plus, ce film semble être d'ailleurs votre œuvre la moins mélodique ?

Philippe Sarde : C'est exact. Le réalisateur se méfiait du caractère mélodique de la musique, ce qui peut souvent dominer le visuel. Personnellement, ce que je préfère dans mon travail, c'est qu'il y ait un thème évident, mais j'ai rapidement compris qu'il n'en voulait pas. Cela ne m'a pas dérouté car cette approche m'a rappelé mon travail avec Bresson.

En parlant de l'évolution de l'industrie cinématographique, aujourd'hui, outre la raréfaction des thèmes, il est souvent demandé aux compositeurs de préparer des maquettes (version numérique de la partition) avant l'enregistrement final. Qu'en est-il pour vous ?

Philippe Sarde : Personnellement, je n'ai jamais réalisé de maquette. Notre collaboration était basée sur un échange constant sur mes idées musicales, et après accord, nous procédions à l'enregistrement final. Cette méthode permet une interaction directe avec le réalisateur, pour adapter la musique avec cohérence à la vision du film.

Lui avez-vous joué au piano vos propositions ?

Philippe Sarde : Non, notre travail s'est concentré sur le message que la musique devait transmettre. Je lui ai expliqué que l'essence de ce que je souhaitais exprimer ne pouvait être rendue qu'avec un orchestre. Il a été très réceptif à cette approche. Je lui ai assuré qu'il n'y aurait pas de mélodie dominante, mais plutôt une ambiance que je créerai spécifiquement pour son film.

Le film est aussi un thriller. Comment avez-vous abordé les conventions de ce genre ?

Philippe Sarde : Le genre policier impose certaines attentes en termes d'ambiance, et j'ai pensé à l'approche d'Hitchcock qui excellait dans l'art de créer avec Bernard Herrmann une tension atmosphérique. Stéphane Demoustier désirait une ambiance similaire, quelque chose qui évoque le suspense hitchcockien, sans s'appuyer cependant sur une mélodie explicite.

Parlez-nous du personnage de la gardienne, interprétée par Hafsia Herzi, une des plus grandes comédiennes de sa génération. Quel a été votre ressenti à son sujet ?

Philippe Sarde : Son interprétation m'a profondément impressionné. Elle incarne son personnage avec une authenticité remarquable, à la manière de Bresson, encore une fois, donnant l'impression de ne pas jouer mais de vivre véritablement son rôle, comme si ce n'était pas une actrice.

Au cours de votre carrière, certaines actrices comme Romy Schneider vous ont inspiré. Le visage de Hafsia Herzi a-t-il eu un impact similaire sur votre travail ?

Philippe Sarde : Absolument, mon travail a été principalement axé sur ce personnage féminin. J'ai concentré mes efforts sur elle car je trouvais difficile de me connecter aux prisonniers. C'était elle qui m'inspirait pour créer l'ambiance musicale du film, surtout dans sa lutte pour s'échapper tout en étant contrainte de rester. J'ai cherché à capturer ces non-dits, ces émotions intérieures, à travers la musique.

La musique évolue avec le film. La prison commence en étant "ouverte" et devient progressivement plus restrictive. Avez-vous intentionnellement marqué cette transition dans votre composition ?

Philippe Sarde : Oui, c'était tout à fait intentionnel. C'est pourquoi j'ai suggéré que nous enregistrions la musique directement, dans un même élan, pour mieux correspondre à la dynamique de fermeture progressive de la prison. Puis le réalisateur l'a placée selon les changements de l'histoire.

Combien de temps s'est écoulé entre la proposition de Stéphane Demoustier de collaborer sur ce projet et la finalisation de la musique ?

Philippe Sarde : Cela a pris environ un mois, peut-être un peu plus. Stéphane a pris le temps de réfléchir à l'impact de la musique sur le film. Il avait certaines appréhensions, donc il m'a donné le temps nécessaire pour développer mes idées musicales.

Avez-vous eu l'occasion de visionner les films antérieurs de Stéphane Demoustier ?

Philippe Sarde : Oui, bien sûr. J'ai vu "La fille au bracelet", qui se déroule principalement dans un tribunal. Ce film m'a permis de comprendre que ce réalisateur préfère s'éloigner de la musique de film traditionnelle dans ses œuvres.

Pour "La Fille au bracelet", il avait collaboré avec une compositrice, Carla Pallone (violoniste, la moitié du duo Mansfield.TYA), qui n'était pas initialement spécialisée dans la musique de film. Avec vous, c'est la première fois qu'il travaille avec un compositeur de musique de film expérimenté...

Philippe Sarde : Exactement. Je pense que ma diversité d'expériences dans différents genres de films a été rassurante pour lui. J'ai toujours cherché à m'inspirer de manière variée et à offrir une partition totalement unique pour chaque projet. Cette approche a contribué à établir une confiance entre nous.

Vous avez toujours la démarche de vous immerger dans la vision du réalisateur, de rentrer dans sa tête. Comment cela s'est-il manifesté dans votre collaboration avec Stéphane Demoustier ?

Philippe Sarde : J'ai composé une musique spécialement pour lui, en veillant à ce qu'elle s'insère parfaitement dans sa vision du film. C'est une méthode de travail que j'ai déjà utilisée avec Bresson, où je m'efforce de comprendre profondément les attentes du réalisateur et d'adapter ma musique en conséquence.

En voyant la réussite du film "Borgo", on se réjouit de vous retrouver au cinéma, pourquoi pensez-vous que les cinéastes ne vous sollicitent pas davantage aujourd'hui ?

Philippe Sarde : Peut-être cherchent-ils à s'exprimer différemment. Je pense aussi qu'ils peuvent craindre l'impact de la musique sur leurs œuvres. Ils ne sont peut-être pas familiers avec l'approche qui consiste à intégrer pleinement un compositeur de musique de film dans le processus créatif. Aujourd'hui, de nombreux réalisateurs préfèrent que la musique n'interfère pas de manière trop prononcée avec leur vision.

Concernant l'instrumentation, vous avez mentionné l'utilisation de l'orchestre, mais il y a également des instruments à vent, comme une clarinette ?

Philippe Sarde : Effectivement, l'orchestration comprend une riche section de bois, y compris des clarinettes, ainsi qu'une section de cordes. Cela crée une masse orchestrale qui transcende l'aspect classique pour explorer des espaces sonores plus atmosphériques.

Il y a quelques années, vous nous aviez confié que vous n'aimiez pas jouer vos compositions en concert, considérant l'exercice comme des "funérailles de la musique". Pourtant, récemment (le 4 avril 2024) vous avez donné un concert symphonique avec l'Orchestre National de France autour des films de Claude Sautet...

Philippe Sarde : Mon opinion a évolué. J'avais des réserves sur le fait de jouer ma musique isolément, craignant qu'elle ne fonctionne pas hors du contexte du film. Cependant, lors de ce concert à Radio France, j'ai réalisé que la musique pouvait évoquer des images et des émotions fortes chez le public, leur rappelant les films qu'ils avaient appréciés. Ce concert a prouvé que la musique peut exister et résonner indépendamment du film, surtout que ma musique ne surlignait jamais une image.

Initialement, vous vous orientiez davantage vers la réalisation que la composition, vous êtes dans l'âme plus un cinéaste qu'un compositeur ?

Philippe Sarde : Au départ, je souhaitais devenir réalisateur, mais j'ai rapidement compris que mon véritable talent résidait dans la composition musicale. J'ai alors orienté mon travail pour que ma musique accompagne et renforce la narration visuelle, comme si elle était un élément du film lui-même.

Votre musique, même si elle peut être appréciée isolément, semble être ainsi intrinsèquement liée au cinéma...

Philippe Sarde : Effectivement, ma musique est profondément cinématographique. J'ai toujours cherché à comprendre et à entrer dans l'univers du réalisateur pour créer une musique qui soit le reflet de sa vision. Ma musique est profondément une musique d'homme de cinéma. Ma composition est non seulement une œuvre musicale mais aussi une extension du film lui-même.

Vous nous avez mentionné dans le passé, que vous alliez parfois au-delà de votre rôle de compositeur en suggérant des modifications de montage. Avez-vous eu une démarche similaire avec Stéphane Demoustier ?

Philippe Sarde : Avec certains réalisateurs avec qui j'ai établi une relation de confiance et de compréhension mutuelle, j'ai effectivement pu suggérer des modifications de montage. Cependant, avec Stéphane Demoustier, je n'ai pas pris part à son travail de metteur en scène. Nous n'avons pas développé le type de collaboration qui aurait permis cela. J'ai respecté sa vision et la manière dont il souhaitait intégrer la musique, en me concentrant uniquement sur l'aspect musical pour soutenir les moments qu'il jugeait essentiels.

Concernant le mixage, la musique semble réellement exister dans le film.

Philippe Sarde : Oui, la musique prend véritablement sa place dans le film parce que Stéphane Demoustier l'apprécie et l'a intégrée de manière significative. Il n'a pas choisi de la rendre invisible. Si on l'interroge à ce sujet, il exprimera probablement sa satisfaction car il a réussi à se l'approprier pleinement.

Au-delà de la gardienne, le film "Borgo" met en lumière les prisonniers corses, qui sont dépeints de manière bienveillante, loin des clichés du gangstérisme...

Philippe Sarde : Les personnages sont tous représentés avec beaucoup de bienveillance. Une grande amitié transparaît entre eux, ce qui contribue à la puissance émotionnelle du film. Ce n'est pas un cliché de gangsters mais une exploration profonde des relations humaines en milieu carcéral. La gardienne joue un rôle clé en étant à l'écoute de ces hommes.

Et la musique semble ne juger aucun personnage... elle laisse les prisonniers s'exprimer, et n'intervient jamais lorsque le commissaire (Michel Fau) apparaît...

Philippe Sarde : La musique est conçue pour accompagner l'atmosphère du film sans imposer un jugement. Elle enveloppe les scènes, ajoutant une dimension atmosphérique qui permet aux spectateurs de ressentir les émotions présentes plutôt que de les dicter. Pour le personnage du commissaire, il n'était pas question de créer une musique spécifique mais de maintenir cette ambiance générale qui soutient l'ensemble du récit.

Comment rattachez-vous cette musique à l'ensemble de votre œuvre, d'autant que vous reprenez pour un des mouvements de la partition un passage des "Deux amis" de Louis Garrel que vous avez également composé en 2015  ?

Philippe Sarde : On ne peut pas échapper à soi-même. Il est difficile de se détacher de sa propre identité artistique. Je la rattache, d'une certaine façon, à des musiques que j'ai pu écrire, évoquant des non-dits.

Pour conclure, envisagez-vous de donner de nouveaux concerts prochainement ? 

Philippe Sarde : Je suis enthousiaste à l'idée de donner de nouveaux concerts, surtout après l'accueil positif reçu lors de ma récente performance à Radio France, où 1400 personnes m'ont applaudi, et ont apprécié les musiques qui retraçaient toute une vie. La musique parlait pour les images. Cette expérience a été très émouvante. Cela m'encourage à poursuivre.

 

 Interview Philippe Sarde : sa leçon de musique de film

 

Propos recueillis par Benoit Basirico


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