Né le 26 juillet 1928 dans le Bronx, passionné d’échecs, de jazz et de photographie, Stanley Kubrick représente l’archétype du génie cinématographique, du démiurge, de la perfection formelle et philosophique. Impossible pour le cinéphile d’ignorer cette figure tutélaire, qui a marqué l’histoire du 7e art. Ses 13 films, parmi lesquels 2001 A SPACE ODYSSEY ou A CLOCKWORK ORANGE, sont entrés dans le panthéon des films cultes, de ceux qu’on revoir encore et encore, sans jamais se lasser, en découvrant au détour de chaque plan, à chaque nouvelle vision, une subtilité cachée. Stanley Kubrick est un créateur visionnaire et profondément hétéroclite. Il a traité tous les genres, du film de guerre (FULL METAL JACKET ou PATHS OF GLORY) à la comédie (DR STRANGELOVE), du film SF (2001 A SPACE ODYSSEY) au film historique (BARRY LYNDON et SPARTACUS), du film romantique sulfureux (LOLITA) au film d’horreur (THE SHINING), en passant par des films psycho-érotiques comme EYES WIDE SHUT ou politiques comme A CLOCKWORK ORANGE. Une longue carrière à laquelle Stanley Kubrick, cinéaste adulé que l’industrie du cinéma n’a jamais voulu consacrer, a mis un terme en s’envolant vers les étoiles, le dimanche 7 mars 1999…
A première vue, ses films n’ont aucune parenté. Mais on peut néanmoins leur distinguer plusieurs points communs, comme un fil d’ariane vers le chef d’œuvre ultime, testament magnifique, EYES WIDE SHUT (1) : une obsession pour la folie (tous ses protagonistes sont fous, d’une manière ou d’une autre), une méticulosité extrême jusqu’au totalitarisme relationnel (Frédéric Raphael dit qu’il avait le « goût de la domination », parce qu’il « n’était pas roi mais voulait l’être » (2)), un perfectionnisme maladif (« La question que se pose Stanley, c’est : comment faire mieux qu’on ne l’a jamais fait » a dit un jour Jack Nicholson, interprète de SHINING (3)) un avant-gardisme technique, formel et philosophique, la capacité – rarissime – de faire des films à la fois populaires et exigeants, et… une conception particulière de la musique, qui a fait date et continue encore d’éblouir les cinéphiles et les béophiles.
Si l’on devait brièvement analyser la place de la musique dans la filmographie de Kubrick, on pourrait se contenter de quelques lignes : peu de musique originale, quelques arrangements synthétiques, beaucoup de musique préexistante. C’est sur ce dernier point que Kubrick s’est très nettement démarqué de ses concurrents : dans une utilisation toute personnelle des grands airs de la musique classique ou de pièces de musique contemporaines pratiquement inconnues à l’époque. Cette façon de traiter la musique préexistante comme « personnage » à part, comme « fil d’Ariane », de telle manière que ces pièces archi connues paraissent avoir été écrites pour le film, ce qui d’un point de vue psychologique et artistique est un exploit, n’a pas de précédent dans l’histoire du cinéma. Elle n’a pas non plus de continuateur, à quelques exceptions près : Quentin Tarantino utilise beaucoup de musique préexistante mais ne lui donne pas un sens comme le faisait Kubrick. Cette importance se manifeste dans toutes les étapes de la production : en juillet 1962, dans un entretien qu’il a accordé à Terry Southern, Stanley Kubrick disait utiliser la musique sur les tournages pour mettre en condition les acteurs – et le documentaire de Vivian Kubrick sur SHINING le prouve.
Si l’on décrit l’évolution de la musique au cinéma chez Kubrick, il faudrait scinder sa filmographie en deux grande périodes : la période d’avant 1968 et la période d’après 1968 (que le dernier plan de DR STRANGELOVE préfigure), date symbolique s’il en est. 2001 A SPACE ODYSSEY, le film qui a changé la face du monde, marque en effet une rupture dans la façon de penser la musique. C’est donc à l’aune de cette date lumineuse et presque mystique qu’il faut analyser la place du son dans l’œuvre Kubrickienne.
Pour certains commentateurs, Kubrick doit beaucoup au cinéma de Max Ophüls, le réalisateur allemand de LIEBELEI. Mouvements de caméra, mélange des genres, humour, froideur et expressionnisme, thématiques, les parentés sont nombreuses. Elles existent également dans le domaine musical : « En effet, si le réalisateur de 2001 et d’ORANGE MECANIQUE peut être considéré comme un précurseur de la « musique à regarder » parce que ses films contiennent de véritables clips vidéos avant l’heure, le réalisateur des comédies « viennoises » réalisa en 1936 deux « ciné-phonies » (sur la « Valse brillante » de Chopin et l’« Ave Maria » de Schubert ) qui, du fait de leur brièveté (respectivement six et cinq minutes), peuvent être considérés comme les premiers spots musicaux publicitaires de toute l’histoire du cinéma. » (1)
Mais l’impact de la musique chez Kubrick est plus important que cela. Depuis 2001, Kubrick s’est engagé dans une démarche cinématographique pure. Le Septième Art est appréhendé de façon exclusivement sensorielle. Une démarche qui rappelle celle d’Antonin Artaud, que Stanley Kubrick aimait beaucoup : l’écrivain Français, connu pour sa démence, se plaignait que le « théâtre occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué » , ajoutant que « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on lui fasse parler son langage concret (…) destiné aux sens et qui doit d’abord les satisfaire : il y a une poésie pour les sens comme il y a une poésie pour le langage. » (2)
Le cinéma de Kubrick suit ces enseignements : les dialogues sont réduits à leur plus simple expression – dans 2001, les protagonistes de l’histoire ne disent que des platitudes. Kubrick, qui a toujours souhaité réaliser un film muet pour la richesse des procédés narratifs que ce procédé offrait, a donc ôté aux dialogues leurs fonctions narratives et cherché à transmettre son message de manière plus subliminale et plus subtile, en touchant le subconscient du spectateur plutôt qu’en exploitant les commodités de la parole. Michel Sineux dira ainsi que « le cinéma de Kubrick est sans doute le plus « cinématographique » qui soit, dans la mesure où son élucidation dépend uniquement de l’exégèse de formes dont les composants s’appellent images, son, musique, et que ces formes sont le fond du film.» (3)
Dans ce contexte, la musique intervient à la fois comme une composante psychosensorielle du cinéma de Kubrick, mais également comme une explication de ce qui est visible sur l’écran.
Le réalisateur Tony Palmer dit qu’il y a un avant Kubrick et un après Kubrick du point de vue musical. Avant on utilisait la musique de manière décorative ou pour renforcer les émotions, avec Kubrick la musique fait partie de la narration, elle est un élément essentiel de la portée intellectuelle du film. Les distributeurs des films de Kubrick ne s’y sont pas trompé : les titres des chapitres, indiqués sur le boîtier des DVDs vendus par la Warner Bros, sont accompagnés en italique du titre de la musique qui accompagne la séquence, un fait assez rare qui mérite d’être souligné, même si les erreurs demeurent assez fréquentes.
Le génie de Kubrick est également d’avoir empreint de sa personnalité les thèmes mêmes qu’il utilisait. De nombreux airs ont été ainsi utilisés par la publicité par référence à ses films, sans que jamais le consommateur ne croit entendre l’air original. Ainsi « Ainsi Parlait Zarathoustra » est devenu un hymne qui, dans l’imaginaire des gens, fait penser à l’espace et à la force. Et ce n’est pas pour rien, car Kubrick a réussi à donner sens à ces morceaux. « Le metteur en scène s’est véritablement approprié toutes les composantes du film et, n’en déplaise aux contempteurs des « musiques en conserve pêchées dans les sonothèques », les Erynnies ont envahi l’univers, et la musique qu’elles font n’est plus de Bartok, Ligeti, Penderecki ou Berlioz : elle est de Stanley Kubrick. » (4)
L’analyse musicale des films de Kubrick révèle en effet une très grande science de l’illustration sonore : elle laisse penser que dans l’âme, le réalisateur américain était autant un musicien qu’un cinéaste. Tout apprenti compositeur devrait s’intéresser de plus près à l’œuvre de Kubrick : sa gestion de la musique préexistante est une leçon pour tout musicien qui cherche à percer le désir d’un réalisateur et à connaître le moyen d’écrire une œuvre forte qui se soumet en même temps aux impératifs de la synchro.
On peut affirmer sans crainte d’exagérer que peu de réalisateurs ont aujourd’hui retenu la leçon Kubrickienne : la filmographie de Kubrick reste bien unique de ce point de vue.
DIVERS, Encyclopédie Microsoft® Encarta® 2001
DIVERS, « Stanley Kubrick. Dossier Positif » (Rivages)
DIVERS, « Présences 2006 » (Radio France) (Livret d’accompagnement du festival Présences 2006 consacré à Penderecki)
AGEL Jérôme, « The Making Of Kubrick’s 2001 »
BAXTER John: « Stanley Kubrick, a biography » (Caroll and Gras)
BERNARDINI Sandro: « Le Regard esthétique ou la visibilité selon Kubrick » (Presses Universitaires de Vincennes)
BIZONY Piers : « 2001 : Le Futur Selon Kubrick », préface de Arthur C. Clarke (Cahiers du Cinéma)
CASTLE Alison (éditeur) : « Les Archives Stanley Kubrick » (Taxhen)
CHION Michel, « Stanley Kubrick » in « La musique au Cinéma »
CIMENT Michel : « Stanley Kubrick » (Calmann-Levy) (l’ouvrage de référence)
GIULANI Pierre: « Stanley Kubrick » (Rivages)
KAGAN Norman : « Le Cinéma de Stanley Kubrick » (Ramsay)
MOREL Diane, « Eyes Wide Shut ou l’étrange labyrinthe » (PUF)
WALKER Alexandre: « Stanley Kubrick directs » (Harcourt Brace Jovanovitch)
GAUER Daniel : « De Paths Of Glory à Full Metal Jacket: d’une guerre l’autre selon Stanley Kubrick »
GIULANI, Elizabeth. « Stanley Kubrick et la musique ». AFAS - Association française des détenteurs de documents sonores et audiovisuels, 21 octobre 2005 [en ligne] , (http://afas.imageson.org/document57.phpl)
LEJEUNE Vivien & LEPRÊTRE Didier, Cinéfonia Magazine, Janvier 2006, Entretien avec Wendy Carlos.
MCDONAGH Michael & NORTH Anna: « Alex North – Biography » (http://alexnorthmusic.com)
REMIS Xavier, COUJARD Dominique : « The dawn of man : L'aube de l'humanité » (http://www.ac-nancy-metz.fr/CinemaV/2001/decoup.htm)
Critique du disque « Strangelove Kubrick, Music from the films of Stanley Kubrick », Leitmotiv N°11
Remerciements à la BPI du Centre Georges Pompidou et aux rédacteurs des sites Internet sus-mentionnés.
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)