Artiste complet, David Lynch est à la fois cinéaste, plasticien, architecte, designer, bruiteur et musicien. Il était d'ailleurs étudiant aux Beaux-arts avant de réaliser ses premiers court-métrages à la fin des années 60 ("The Alphabet" et "The Grandmother") et déja une attention était portée sur les sons. Les atmosphères musicales se construisent à partir de bruits issus de la réalité (des cris, grincements, frottements...) qui confèrent aux oeuvres une certaine étrangeté. La source concrète des sons est manipulée, distordue, pour donner lieu à des textures singulières. Ce travail se poursuit sur son premier long métrage culte "Eraserhead" (1978) pour lequel il signe lui-même les effets sonores (aidé par John Neff) qui sont comme la composition d'une musique. L'agencement des sons devient une partition musicale (il est crédité sound designer et compositeur). On entend aussi dans ce film la chanson "In Heaven" composée par Peter Ivers qu'une voix féminine interprète au milieu d'un chaos surréaliste. Lorsque Mel Brooks produit "The Elephant man" (1980), son film le plus académique, il travaille pour la première fois avec un compositeur, John Morris, pour une superbe partition classique qui en apparence laisse de côté les expérimentations, même si le thème devient monstrueux et obscur comme le personnage lors d'une séquence de cauchemar. Après Toto et Brian Eno sur "Dune", le cinéaste fait la rencontre pour le thriller "Blue Velvet" de son fidèle compositeur Angelo Badalamenti. C'est le début d'une étroite collaboration pour une parfaite osmose entre l'image et la musique. David Lynch trouve en son musicien l'alter ego de son univers. Les notes jazzy et décontractées qui sont les apparences d'une normalité bienveillante s'associent aux nappes lugubres et inquiétantes qui présagent d'un danger. Comme en musique électronique, derrière des boucles attendues se cachent toujours des sons plus sourds.
De films en films, de "Sailor et Lula" à "Mulholland drive", en passant par la série "Twin Peaks" et "Lost Highway", le cinéaste, tel le DJ de ses films, conçoit une véritable architecture sonore, avec la musique originale de Angelo Badalamenti, ajouté à un riche travail sur les sons, puis des emprunts musicaux aux répertoires variés, du Jazz (Antonio Carlos Jobim pour « Lost Highway »), blues (Willie Dixon pour « Mulholland Drive »), des partitions classiques (Samuel Barber pour « Elephant Man »), du rock (Chris Isaak pour « Wild at heart" ou les plus agités Rammstein, Marylin Manson, The Smashing Pumpkins pour «Lost Highway). Trent Reznor sur "Lost Highway" fait la synthèse entre l'organique du rock et le digital, avec ses sons électroniques et industriels. Plus sa filmo avance, plus le réalisateur s'implique dans la composition musicale de ses films, avec quatre titres écrits ou co-écrits avec son ami John Neff sur "Mulholland Drive", et finit même par laisser Badalamenti de côté dans "Inland empire" (2006) en signant les titres "Ghost of Love", "Polish Night Music No. 1", "Polish Poem", "Walkin' on the Sky", qui cotoient Penderecki et Nina Simone. Chaque style de musique correspond à un niveau de réalité dans la fiction, passant de l'un à l'autre comme d'un rêve à l'autre, pour brouiller les pistes d'un univers hétérogène dont nous n'avons pas la clef.
Toutes ces perles musicales et sonores sont au service de la fiction et participent à l'ivresse. L'oeuvre de David Lynch est une véritable invitation à s'abandonner à la musique et à la danse, en choisissant dans ce sens les lieux adaptés. Ainsi, il affectionne les lieux de spectacle (cabarets, salles de concert, discothèques...) tels que le Bang-Bang Bar dans "Twin Peaks Fire Walk With Me" (où il faut parler fort pour se faire entendre, le mixage est à ce propos intéressant, restituant le réalisme de la situation au lieu de laisser entendre pleinement les dialogues), le Slow Club dans "Blue Velvet", Le Luna Lounge dans "Lost Highway" (et le saxophoniste déchainé incarné par Bill Pullman), le Silencio dans "Mulholland Drive" (et sa voix spectrale) mais aussi le plateau de télévision dans "Inland Empire" qui est aussi un lieu de représentation, et même la voiture, sur la route, avec David Bowie ("Lost Highway") est un catalyseur musical (rappelant l'autoradio de "Sailor et Lula" qui diffuse la musique punk sur laquelle le couple de déhanche sur le bas côté de la route). David Lynch situe essentiellement ses personnages dans la nuit, propice à l'abandon auditif. Lorsque l'oeil est face à l'obscurité, c'est l'oreille qui prend le relai. Le cinéaste rend encore plus opaque le rapport à la réalité et organise de véritables chorégraphies des corps, allant même jusqu'à faire jouer ses comédiens à l'envers pour une fois l'image restituée dans le bon sens, provoquer des mouvements humains peu naturels. Une fois encore comme un DJ, il accélère ou ralentit ses séquences, les joue à l'envers, ajoute des couches... Dans chaque film de Lynch, nous sommes ainsi décontenancés dans notre rapport à la réalité, comme en transe, en perte de repères. La musique aide le spectateur à être en immersion dans les films.
Ce n'est ainsi pas un hasard si David Lynch, l'homme qui a inventé la "Red Room" de Twin Peaks, soit devenu le designer d'un lieu de la nuit parisienne, "le Silencio" (142, rue Montmartre, Paris 2e), un lieu de 700 m2 imaginé par l‘artiste dans une atmosphère chic et feutrée, avec bar doré aménagé d'un mobilier dessiné par le réalisateur lui-même. Le public peut depuis son ouverture en septembre 2011 assister à des concerts en petit comité, des projections, ou des lectures.
Non seulement David Lynch a fait jouer Sting dans "Dune" ou encore David Bowie et Chris Isaak dans "Twin Peaks: Fire Walk with Me", mais ses films sont peuplés de musiciens, ou de personnages se prenant pour des musiciens, comme Nicholas Cage dans "Sailor et Lula" imitant Elvis Presley.
Il y a aussi des êtres farfelus dont la posture et la démarche relèvent d'un travail corporel proche de la chorégraphie, comme cette femme du radiateur qui chante dans "Eraserhead" ou cet homme au micro à l‘allure de crooner dans "Blue Velvet". Ce sont des figures oniriques. La musique n'est pas que la matière des films, mais souvent aussi présente à l'image pour renforcer le caractère poétique. Même le compositeur Angelo Badalamenti a été filmé. Il joue du piano dans "Blue Velvet", et boit du café dans "Mulholland Drive". "Inland Empire" se termine en dansant sur Nina Simone. Les films de David Lynch ont quelque chose de festif, avec cet humour noir qui les caractérise. Le cinéaste lui-même est une rock-star, il s'affiche ostensiblement, mais préserve ses mystères en parlant peu de ses intentions. Il cultive un certain mythe. Même ses cheveux sont une oeuvre d'art (il y a d'ailleurs un groupe Facebook "Les amis de la coiffure de David Lynch"). En quelque sorte, le cinéaste correspond à ses films, il pourrait en être un personnage, aussi loufoque et décalé. On peut citer un équivalent : Andy Warhol, qui a su être aussi éclectique jusqu'à produire un groupe (Le Velvet underground).
L'univers de David Lynch est tellement marqué dans l'esprit des spectateurs qu'un adjectif s'est imposé, et s'est répandu dans le langage commun au delà du cinéma, parfois utilisé trop systématiquement. L'écrivain David Foster Wallace a donné une définition de l'adjectif lynchien : "Fait référence à une forme particulière d'ironie qui combine le très macabre au très ordinaire de manière à révéler la présence permanente de l'un dans l'autre". Il y a donc aussi une musique dite lynchienne, qualificatif pour des chansons voluptueuses et éthérées comme la voix spectrale de Julee Cruise qui chante sur "Twin Peaks" et "Blue Velvet". Cette expression désigne aussi les voix murmurées et sons assourdissants et dissonants.
Peuvent ainsi être labélisés "lynchiens" des artistes comme Portishead, Mazzy Star, Bat For Lashes ("Two Suns"), Fever Ray, Chairlift ("Does you inspire you"), Laurie Anderson, Memoryhouse ("The years"), Cocteau Twins, Puro Instinct ("Headbangers in Ecstasy").
On peut aussi évoquer les sons bruts et physiques de Scorn, Alec Empire, Suicide, et plus récemment, de Dirty Beaches ("Badlands", mars 2011) et l'inclassable La Jouvence.
Parfois, ce sont les titres des films qui influencent plus que la musique, comme ce "Who killed Amanda Palmer" de Amanda Palmer évoquant "Qui a tué Laura Palmer ?", le pilote de la série "Twin Peaks". La "patte" David Lynch est partout, comme une marque.
Après le cinéma, et ses créations musicales dans les films, le réalisateur a pu participer de loin ou de près à des disques en oubliant un instant sa caméra. Cette vocation est apparue tardivement, avec en 2010 l'album "Dark Night of the Soul", de Danger Mouse & Sparklehorse, dans lequel Lynch pose sa voix sur deux morceaux. En 2011, il sort deux EP ("Good Day Today", "I Know") annonçant son album à venir tout en remixant le single "Invisible" de Skylar Grey. Aussi, il produit le disque de Chrysta Bell "This Train" (sorti le 29 septembre 2011) dans l'esprit de Twin Peaks, qui visiblement continue de hanter son réalisateur David Lynch. Mais le véritable évènement discographique du cinéaste est son premier album solo, "Crazy Clown Time". Mais d'après ce qu'il annonce en interview, il ne s'agit pas là d'une nouvelle vocation, il s'amuse juste, sans prétendre être musicien, et reviendra vite au cinéma (son dernier long métrage datant de 2006, il se fait désirer). Quand la caméra le démange, il peut saisir quelques occasions pour livrer des petits films, comme récemment "I Touch A Red Button", un clip d'animation pour un titre du groupe Interpol. La musique n'est certes jamais loin.
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