La question de l’interférence des sonneries de téléphone portable avec une plage musicale concomitante, notamment, se pose fréquemment car la plupart de ces sonneries sont « très » musicales. Dans Cette femme-là̀ (Guillaume Nicloux, Éric Demarsan, 2003), la sonnerie de portable de Michèle Varin est neutre et « peu » musicale. Elle peut être considérée comme un élément de caractérisation du personnage, en accord avec sa psychologie dépressive « en noir et blanc », mais a également la propriété de n’engendrer presque aucune interférence avec des plages musicales extra-diégétiques.
Dans La Nuit du chasseur, lorsque la péniche part sur l’eau, une bruyante sirène émet un mi grave [Ch.5]. Un peu avant qu’elle ne s’arrête, commence une plage musicale écrite en mi majeur, qui par définition n’entre pas en dissonance avec le mi ; ainsi, le bref moment où les deux éléments sont superposés ne trouble en aucun cas la sérénité ambiante de cette scène. Quelques instants après, cependant, suite à différentes « modulations » qui ont introduit un changement de tonalité dans la musique, le même son de sirène est entendu dans un contexte harmonique de la bémol majeur, avec lequel le mi entre cette fois légèrement en dissonance. La fugitive tension qui en résulte, au sein d’une plage musicale pourtant insouciante, peut apparaître comme un présage des événements à venir. Dans The Yards (James Gray, Howard Shore, 2000), alors que Leo (Mark Wahlberg) et Willie (Joaquin Phoenix) essaient de saboter des appareils d’une société de chemin de fer concurrente, leur méfait tourne court et ils sont amenés à commettre un double meurtre. Après que tous deux sont retournés chez eux, Willie téléphone à Leo puis se rend dans la salle de bains ; une musique très lente et mélancolique commence alors. Le téléphone sonne ensuite chez Willie, et Erica (Charlize Theron), sa compagne, décroche. Au moment où le téléphone sonne, la plage musicale s’est stabilisée sur un accord tenu de la mineur, mais la sonnerie du téléphone est en ré bémol majeur, si bien que chacune de ses notes entre en dissonance avec l’accord précédent. C’est juste après cette interférence que la musique s’arrête, comme si la sonnerie de téléphone l’avait perturbée et fait cesser. Erica passe le téléphone à Willie : c’est Hector, qui est au courant des faits et propose à Willie de se dénoncer. Ce coup de téléphone est loin d’enchanter Willie, qui lui dit de ne plus rappeler. La tension engendrée juste avant par la dissonance entre la sonnerie du téléphone et la plage musicale semblait donc s’accorder avec le fait que ce coup de téléphone était indésirable.
À l’inverse, le compositeur peut lui-même « musicaliser » les éléments du quotidien afin de maîtriser totalement les interactions avec les plages musicales concomitantes. Peu après le début de Roberte (Pierre Zucca, Éric Demarsan, 1977, Carlotta), juste après l’écriteau « Fin des impressions romaines – Premier fragment », débute une occurrence du thème principal, le « Jazz tango ». [Ch.2, 15’10] Au bout de quelques instants, nous voyons en plongée deux enfants dont l’un est assis sur un scooter. Nous entendons alors un klaxon, qui interrompt littéralement la plage musicale ; pourtant, cette interruption n’est pas si choquante car le klaxon semble s’inscrire dans le prolongement logique de la musique. Le son de ce klaxon est en réalité joué par un saxophone, qui produit un la alors que la tonalité du morceau est la majeur. Grâce à l’harmonieux rapport entre cette note et cette tonalité, le saxophone-klaxon n’entre pas en dissonance avec la plage musicale précédente et en joue même la dernière note ; nous obtenons donc une parfaite transition entre la musique et ce son quotidien. Cette démarche s’oppose à celle qui consiste à interrompre brusquement une musique par le biais d’un bruitage afin de créer une grande violence, comme dans La Jeune fille et la mort (Roman Polanski, Wojciech Kilar, 1994), dans lequel le morceau éponyme de Schubert, déployé dans le générique, est interrompu par un violent bruit de cascade, ou dans Prenez garde à la sainte putain (Fassbinder, 1970, Carlotta), au cours duquel un extrait de l’air Ardon gli incensi de Lucia di Lammermoor de Donizetti (Acte III, scène 5) est violemment interrompu par un bruit de moteur de voiture [Ch.7, 59’43]. Dans Roberte, ce parti pris permet en même temps d’obtenir un effet quelque peu « déjanté » en rapport avec le caractère du film, car le klaxon semble devenir un instrument parmi d’autres.
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