Etienne Perruchon : Ce film était annoncé comme un film musical, non seulement parce qu'il y a beaucoup de musique, mais aussi parce qu'il y a des chansons. Déjà à l'écriture du scénario, nous savions que les personnages chanteraient, qu'il y aurait des chansons à des endroits. La musique a un rôle dans ce film.
Je suis un peu comme Patrice Leconte, j'aime bien faire les choses d'un coup, mais là ce n'était pas possible. Il a fallu faire d'abord les chansons, il y a trois ans à peu près, pour que les animateurs animent sur les chansons, puis ensuite faire la musique. J'ai bien aimé ça. Je connais bien l'animation parce que quand j'étais jeune collégien j'ai moi-même dessiné trois films. Donc je sais que ce travail peut être laborieux.
Avec DOGORA, il y avait une osmose dans le fait de mettre des images sur des musiques déjà écrites, ce qui nous a donné très envie d'imaginer un jour faire un film musical, pensé en amont comme tel, pas par hasard. Car pour DOGORA, c'était presque un hasard. Je pense qu'au fur et à mesure des films qu'on a fait ensemble, ce MAGASIN DES SUICIDES est arrivé au bon moment. Je pense qu'il me connait bien maintenant, et qu'il écrivait en se disant que je ferais quelque chose qui irait dans le sens du scénario. Quand j'ai reçu la première ébauche du scénario, on a tout de suite parlé de la place de la musique, en identifiant bien les moments. On peut presque dire que nous avions en tête toutes les musiques dès le départ.
Il y a neuf chansons, donc neuf thèmes dont celui de l'ouverture que j'ai pu décliner, pour le faire réapparaître comme un souvenir. J'adore ces déclinaisons de thèmes forts, je trouve que c'est efficace.
La volonté de Patrice et de la production était de ne pas prendre des voix célèbres pour faire les voix des personnages. On a pris des comédiens qui ne sont pas des "stars", mais des excellents comédiens, et surtout il fallait qu'ils sachent chanter, et on ne voulait pas de couleur lyrique. Il fallait que cela reste hirsute, bizarre, étrange. Danny Elfman fait ça très bien dans L'ETRANGE NOEL DE MONSIEUR JACK, c'est lui qui fait toutes les voix. Il a fait les voix de tous les personnages et c'est destructuré, laid, mais c'est beau. Et dans ce film, c'était nécessaire que Vincent qui est un espèce d'adolescent boutonneux chante mal. Et comme Patrice et moi voulions que les personnages qui jouent la comédie soient ceux qui chantent, il fallait "caster" des acteurs sachant chanter. On a eu de la chance avec certains dont Bernard Alan, qui a amené quelque chose dans les chants d'exceptionnel. C'est au-delà de mes espérances. Il y a aussi Eric Métayer qui fait le psychologue qui a une petit séquence qui est une grande jubilation. Il est un grand professionnel du doublage. Je garde un souvenir d'Eric faisant la voix française de Bob Razowski dans MONTRES ET COMPAGNIE, et dans le générique de fin il fait une comédie musicale à lui tout seul, c'est génial.
J'ai tout de suite pensé "orchestre", à la couleur, parce que dans un film avec autant de musiques, les thèmes sont importants mais aussi les sons, le son que ces thèmes ont, comment ils sont orchestrés, enregistrés, joués.
Il y a une évolution dans l'orchestration. Par exemple, au début ce sont des instruments graves, avec du contre-basson, de la clarinette basse, le tuba, et le reste de l'orchestre accompagne. Plus on avance dans le film, plus on passe aux instruments aiguës et d'un seul coup le triangle apparaît, le picolo, la flûte etc... On va du noir vers la lumière, vers le sourire. C'était une volonté dès le départ.
Quand je fais des films de fiction, je me méfie de trop coller à l'image, parce que parfois ce n'est pas bien. Je m'impose de ne pas le faire. Mais là, il le fallait absolument, c'était une volonté que l'on avait avec Patrice. Ce n'est pas pour faire cartoon, mais tout doit être parfaitement synchro avec l'image et suivre les actions, les humeurs.
Puis enregistrer ces musiques-là avec des instruments réels et acoustiques participent à l'humanisation du dessin. C'est terrifiant quand on reçoit les premières images pour travailler, car le film est muet. Quand j'écris, je demande le plus de sons possibles. Je me passe la séquence en écoutant les sons et je voulais que l'orchestre se fonde dans les sons. A un moment donné, on m' a envoyé ce qui devait être la version définitive des images montées pour que je puisse écrire.
Les compositeurs sont rarement les bienvenus au mixage des films, sauf celui-là car c'est un film musical. Le mixeur, Thomas Gauder, qui est un génie du son, avait envie que je vienne pour savoir si le traitement de la musique me convenait.
La chanson "Y'a d'la joie" de Charles Trenet est la seule musique prééxistante. Quand Patrice m'a dit qu'on allait mettre "Y'a d'la joie", je me suis dit qu'il fallait qu'on fasse une chanson originale. On a essayé et je pense qu'on a fait une grave erreur de faire un pseudo "Y'a d'la joie", alors qu'il aurait fallu faire tout autre chose. On n'a même essayé de demander à des chanteurs ou chanteuses connus de chanter, mais cela n'a pas marché. En fait, c'est génial que le film commence par Charles Trenet qui chante lui-même "Y'a d'la joie". C'est génial parce que c'est d'une cruauté énorme dans l'évocation d'un monde ancien révolu, mais d'une drôlerie en même temps extraordinaire.
J'ai beaucoup de chance de travailler avec Patrice Leconte car quand il travaille avec moi, à aucun moment il ne veut utiliser des musiques pré-existantes. C'est pour cela que c'est une personne respectable, un réalisateur immense. Mais je ne le dis pas trop car d'autres vont vouloir travailler avec lui (rires).
Ce qui est agréable avec Patrice c'est que si une idée lui plait, il ne va pas demander trois autres exemples pour voir si éventuellement il peut y avoir quelque chose de mieux. Il y a peu de réalisateurs qui sont ainsi. Patrice sait parler musique, et il écrit parfois dans les didascalies du scénario des intentions musicales. Il choisit son compositeur, son cadreur, son chef opérateur etc... et il est confiant dans l'équipe qu'il a monté, il l'assume, et nous sommes en pleine confiance avec lui.
Pour LA FILLE SUR LE PONT et VOIR LA MER, il a acheté une pile de disques et s'est dit quels titres mettre à tel endroit. Mais ce sont des musiques qui restent au final. C'était une volonté. Il ne conçoit pas un film sans musique, mais pas forcément avec de la musique originale.
J'ai l'impression que s'il me demande à moi, c'est parce qu'il se dit, avant même le style musical en lui-même, que j'ai l'attitude qu'il faut pour l'écriture de la musique de ce film.
Je sais que depuis DEGORA, il pense les films en fonction de qui va les faire, et avec moi il pense des choses musicales auxquelles il n'aurait pas pensé avant.
Pour le prochain film de Patrice, je ne suis pas le compositeur. Il a envie de retrouver Alexandre Desplat.
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