karaindrou,dust_of_time, - Interview B.O : Eleni Karaindrou, hommage à Theo Angelopoulos Interview B.O : Eleni Karaindrou, hommage à Theo Angelopoulos

karaindrou,dust_of_time, - Interview B.O : Eleni Karaindrou, hommage à Theo Angelopoulos

INTERVIEW RÉALISÉE EN MAI 2012 À CANNES PAR BENOIT BASIRICO - Publié le 05-06-2012




Eleni Karaindrou est la fidèle musicienne de l'illustre cinéaste grec Theo Angelopoulos qui est tragiquement décédé le 24 janvier 2012. De VOYAGE A CYTHERE en 1983 à DUST OF TIME / LA POUSSIERE DU TEMPS (réalisé en 2008 mais avec une sortie en France le 13 février 2013), ils ne sont pas quittés. Eleni Karaindrou revient sur cette collaboration artistique majeure.

Propos choisis

 

Eleni Karaindrou : Theo était un conteur. Tout ce qu'il racontait, il le racontait d'une façon extraordinaire, avec beaucoup de sentiments dans notre âme. Il m'invitait chez lui, commençait à me raconter son scénario, il marchait pendant trois heures et il racontait, racontait... Et le lendemain, après avoir dormi, je me suis réveillée et j'ai trouvé le thème au piano, le thème qu'il souhaitait avoir. Bien sûr, il fallait beaucoup de travail après ça, pour les orchestrations, etc... Mais les idées, je les ai toujours capturées dans ma vie en ayant un rapport très étroit avec les idées, pas avec les images. L'idée pour moi c'est quelque chose d'essentiel. Par exemple, pour LE REGARD D'ULYSSE, c'était l'idée de la perte de l'innocence, ce qui m'a vraiment bouleversé. C'était le premier regard, Theo cherchait dans le film à retrouver le premier regard, c'est le regard de l'innocence, celle de l'humanité ou de l'individu. Quand je capturais cette idée, et que j'étais vraiment bouleversée, je cherchais en moi-même. Chaque compositeur qu'on est, on ne peut pas nous dicter la musique. Si on ne cherche pas profondément en nous, on n'arrive pas à trouver quelque chose. Alors je me sentais complètement libre avec Theo Angelopoulos parce que ce n'était pas quelqu'un qui travaillait avec des normes habituelles dans le cinéma. Ce n'était pas quelqu'un qui voulait de la musique mesurée au chronomètre, il aimait bien avoir de grands thèmes et souvent il tournait le film avec ces thèmes-là. C'était génial. C'est magnifique pour un compositeur. C'était vraiment une rencontre exceptionnelle parce que j'avais la possibilité de créer un univers parallèlement avec lui. Pour LE REGARD D'ULYSSE, le thème que je lui ai joué au piano lui donnait des idées pour son film. J'ai joué pendant 18 minutes sans arrêt et j'ai tout gardé. C'était pendant l'été, je suis allée sur une île grecque et je suis restée là quinze jours à écouter et à écrire sur mon papier ce que j'avais fait. Cela correspondait exactement à ce que Theo cherchait. Il a gardé des unités entières de la partition car il respectait les compositeurs et il respectait la musique. Au départ il ne voulait pas le film avec la musique, et c'est bien car je trouve qu'il ne faut pas mettre trop de musique dans un film. Parfois il y a une minute de musique qui résonne dans votre tête et dans votre âme pendant une demi-heure, et c'est très important si on arrive à faire ça.

Pour PAYSAGE DANS LE BROUILLARD, je me souviens lui avoir donné la musique avec mes orchestrations, en studio, face aux images de la fin, avec ces enfants qui avancent vers un arbre. Et il a été très ému, et moi aussi, parce que c'était l'alchimie, c'était le moment de la vérité. Cela créait une atmosphère qu'on ne pouvait pas imaginer avant, c'est ça l'alchimie, on ne peut pas savoir. Je me souviens, lors d'un Festival où j'étais invitée pour un concert, Theo était là, et on lui a demandé "Mr Angelopoulos, quel est le secret de votre collaboration avec Eleni ?". Il a répondu "on ne peut pas expliquer. Est-ce qu'on peut expliquer l'alchimie qui se crée entre deux individus ? C'est comme pour l'amour". Alors, il n'y a pas beaucoup d'explications à donner, parce que les choses qui ne s'expliquent pas sont les plus belles.

Cinezik : Il y a des jeux entre la musique et les couleurs du film. Je me souviens d'un vélo avec un cycliste en k-way jaune qui apparait comme dans un rêve et revient. Ce jaune est presque un thème visuel associé au thème musical...

E.K : Le cycliste, c'est une obsession de Theo. Je pense que vous parlez du film L'ETERNITE ET UN JOUR. Ce sont des choses qu'on n'explique pas non plus. Pourquoi il a mis ça, pourquoi il a mis cette couleur, pourquoi il avait cette obsession ? Theo était un poète, c'était un grand poète et c'était quelqu'un qui réfléchissait d'une manière extraordinaire sur la Grèce, sur son histoire, sur la politique, et c'est quelqu'un qui était vraiment en avance sur son temps, je suis certaine de ça, j'en suis persuadée. Il y a des messages qu'il a donnés dans ses films qui ne sont pas encore reçus, mais vous allez voir, à l'avenir. Donc pour L'ETERNITE ET UN JOUR, le réalisateur m'avait dit "j'aimerais un thème de musique qui glorifie la vie et j'aimerais un thème qui va vers la mort", c'est la seule chose qu'il m'a dite.

Cinezik : Les bandes originales des films de Theo Angelopoulos sont comme des poèmes où la voix et les dialogues des personnages créent comme un poème avec la musique. Est-ce qu'il vous est arrivé d'avoir le texte des dialogues au moment d'écrire la musique ?

E.K : Non, la plupart du temps on travaillait avant. Je passais de très bons moments avec Theo avant qu'il ne commence le film. Tout compositeur sait que lorsque le réalisateur est en tournage, il n'est pas facile à approcher. Il est tellement angoissé par tout ce qu'il a à faire avec les acteurs, les décors... que ce qui se passait entre nous avant le tournage était très important, pour les discussions, les recherches... Je jouais au piano, on trouvait des choses. C'est une collaboration unique je pense. On a souvent comparé le travail entre moi et Theo avec le travail de Nino Rota avec Fellini parce qu'il tournait des scènes entières pour y intégrer la musique, ce qu'on a fait aussi. Pour le final du film LE PAS SUSPENDU DE LA CIGOGNE, avec les gens qui montent sur les colonnes, il a fait toute la chorégraphie sur la musique.

Marcello Mastroianni dans le film L'APICULTEUR réalisé en 1986 devait danser avec sa fille avant son départ pour la mort. Il dansait une valse et il voulait absolument la musique pour la scène. Theo connaissait le thème, il l'aimait beaucoup. Mastroianni m'a dit après avoir terminé la scène "oh merci, j'étais très heureux de danser avec ce thème-là". On avait vraiment réussi à créer une atmosphère équivalente aux sentiments de l'acteur. C'est très important. Pour le thème avec Garbarek, le saxophoniste, Theo a mis du temps à l'accepter, il a beaucoup réfléchi, il n'était pas sûr pour le saxophone. J'ai mis du temps à le convaincre, puis finalement il me disait que j'avais raison.

Chaque fois que je rencontre un musicien qui m'inspire, je compose un thème. Par exemple, j'ai composé un concerto pour cordes quand j'ai connu Thomas Demenga, le violoncelliste. J'ai aussi composé une musique pour LE REGARD D'ULYSSE lorsque j'ai connu Kim Kashkashian qui est une musicienne extraordinaire. On a des rapports très étroits, je l'adore. Je pense que c'est non seulement une musicienne fantastique mais aussi un être exceptionnel. Bien sûr, j'étais très inspirée par les scénarios de Theo et par l'idée que j'évoquait, centrale, de la perte de l'innocence, mais elle, elle représentait pour moi ce que je ressentais. Sa façon de jouer me donnait des larmes aux yeux.

On a eu de très bons rapports avec les producteurs mais ils n'ont rien fait, surtout qu'ils avaient affaire à un cinéaste comme Theo Angelopoulos à qui ils ne pouvaient pas obliger à faire quelque chose. Theo faisait ce qu'il ressentait. Parfois ils lui disaient de couper un peu mais il ne le faisait pas toujours.

Je ne me préoccupe pas des choses techniques. Je ne suis pas une professionnelle. Je ne suis pas passée par une école, et heureusement. Mais la chose la plus importante dans la composition, c'est l'orchestration. J'ai appris au fil du temps qu'il faut enlever des choses. On a beaucoup d'idées au départ, et après il faut faire abstraction. Maintenant, je mets très peu de choses. J'aurais pu en mettre beaucoup plus, mais non.

Parfois des gens me disent : "Quand on écoute ta musique, on pense à des ruisseaux, à la pluie". Je suis née dans un village de montagne, dans une maison au milieu de la forêt, une forêt de chênes et de sapins. Mon village est un village plein de cerisiers. Alors tout le monde me demande si la nature joue un rôle. Probablement, si on a vécu pendant sept ans dans un endroit au milieu de la nature, c'est probable que cela influence, mais on ne peut pas dire que ma musique exprime les sons de la nature, ma musique exprime seulement des sentiments.



 

INTERVIEW RÉALISÉE EN MAI 2012 À CANNES PAR BENOIT BASIRICO

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