par Sylvain Rivaud
- Publié le 30-11-2012
La musique de LINCOLN semble proche au premier abord de ce qu'avait écrit Williams pour IL FAUT SAUVER LE SOLDAT RYAN avec trompettes, cors, et un registre des bois particulièrement bien exploité. En vérité, c'est plus probablement un prolongement stylistique de WAR HORSE, écrit un an auparavant, dans un style plus solennel. "The People's House" présente un thème très classique, puis "Getting Out The Vote" étonne par ses instrumentations americana, presque "far west" (WAR HORSE comportait aussi quelques brefs moments de ce genre, assez ludiques). "The American Process" développe un nouveau prolongement du thème principal. On retrouve ici l'inspiration d'Aaron Copland, compositeur américain spécialiste du mythe américain, et qui composa d'ailleurs une oeuvre symphonique sur Lincoln en 1942. La musique de John Williams a toujours été imprégnée de cette influence, qu'on retrouve ici en alternance avec des vagues impressionnistes largement inspirées du compositeur anglais Vaughan-Williams, une des fortes inspirations de John Williams sur WAR HORSE.
"With Malice Toward None" est un superbe morceau pour cordes dans la grande tradition du Williams lyrique (qui se fait bien rare), rappelant la veine romantique de JANE EYRE (1970). Ce coup d'éclat est repris à la fin du disque en version piano seul, et c'est un bijou. On y retrouve quelques notes du thème de "Remembering Emilie and Finale" de WAR HORSE, les deux morceaux sont stylistiquement assez proches, et tout aussi beaux. Chaque note est délicatement pensée et agencée avec les précédentes, les accords subtils, tout en restant simples en apparence. John Williams a toujours soigné ses mélodies pour les rendre accessibles, évidentes, et donc pénétrables au coeur de tous. C'est la magie de sa musique, et l'apanage des plus grands.
Le disque présente quelques autres morceaux plus anecdotiques qui rappellent le travail (néanmoins très intéressant) de John Williams sur des précédents films évoquant l'Histoire américaine, tels que NE UN 4 JUILLET, JFK, ou AMISTAD, avec caisses claires et trompettes. "The Race to the House" est un autre morceau ludique de folklore américain du 19ème siècle, qui montre que John Williams apprécie plus que jamais le patrimoine musical de son pays, tout en permettant au spectateur de s'immerger dans la musique de l'époque.
"Equality Under the Law" continue de développer le thème principal, tout en douceur. John Williams ne se précipite pas, chaque morceau prend son temps, les notes coulent d'elles-mêmes, mais elles sont toutes soigneusement choisies et de première importance. La fin du morceau monte en puissance, jusqu'à laisser place à "Freedom's Call", la pépite du disque (et probablement moment-clé du film), avec un solo de violon magnifique et déchirant qui reprend le thème de "With Malice Toward None" avec une guitare discrète, puis les cordes qui montent en filigrane. La progression dramatique et musicale est stupéfiante de maîtrise et de délicatesse, jusqu'à ce que l'ensemble de l'orchestre s'impose, d'un flot naturel, et reprenne le thème en fanfare. A cet instant on retrouve le John Williams des grandes épopées, même s'il s'agit toujours ici de dépeindre les actes et les idées d'un homme, en tout humilité. John Williams reste toujours en retenue, ne s'impose jamais face à Lincoln, au contraire, sa musique met en lumière le personnage, l'homme, plutôt qu'idéaliser le mythe. "Elegy" est le prolongement de cet éclairage subtil, avec une note plus mystérieuse, plus sombre. On est dans le clair-obscur, le doute, puis l'apaisement. Ici plus que jamais, l'influence de Vaughan-Williams est présente dans les orchestrations.
On pourrait passer en revue toutes les subtilités musicales dont regorgent cette partition, mais le meilleur conseil à donner est de l'écouter (sur le disque ou en streaming), et de la réécouter encore, attentivement. La simplicité bouleversante de cette composition, particulièrement de ses derniers morceaux, se révèlera alors. Si parfois le compositeur fait intervenir des choeurs, très brièvement, ou des cordes, c'est surtout son utilisation des instruments solos qui émeuvent (piano, hautbois, clarinette, violon). "The Peterson House and Finale" reprend, comme c'est la tradition chez Williams, l'ensemble des thèmes et motifs développés précédemment, mais bien plus qu'une simple suite, c'est un véritable mouvement symphonique, d'un même élan et d'une même force, qui dépeint l'admiration du couple Spielberg/Williams pour le personnage de Lincoln, avec toute la retenue et l'humilité qui les caractérise. Après 26 films ensemble et presque 40 ans de carrière commune, parmi lesquels certains des plus grands succès de l'histoire du cinéma, ces deux vétérans d'Hollywood semblent toujours admiratifs de leurs semblables et de ceux qui les ont précédés, sans regarder le monde de haut, mais avec au contraire un regard humble et toujours cette envie de transmettre un peu de noblesse et de magie au cinéma. LINCOLN est un nouvelle pépite qui s'ajoute à une oeuvre phénoménale, et se révèle plus précieuse que jamais. Et c'est aussi bien sûr, peut-être faut-il le rappeler, de la très grande musique, qui se bonifie en écoute isolée, ce à quoi très peu de scores aujourd'hui peuvent prétendre. On n'en attendait pas moins de Williams.
par Sylvain Rivaud
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