par Charlotte Dematte
- Publié le 20-12-2012Avec la partition de Sinister, le « maître » de la B.O. de films d'horreur de la période fastueuse des années 1980 (La revanche de Freddy (1985, Jack Scholder), Hellraiser, le pacte (1987, Clive Barker) et Hellraiser II, les écorchés (1988, Tony Randel), La mouche II (1989, Chris Walas), etc.) donne à écouter une musique qui dépasse les figures codifiées du genre.
Nouvelle collaboration du compositeur avec le réalisateur Scott Derrickson après L'Exorcisme d'Emily Rose (2005), le projet, en lui-même en marge des conventions de narration et de représentation habituelles, occasionne une expérimentation aiguë. Au fil de l'histoire, plongée du « héros » (Ellison / Ethan Hawke) dans les antres de la tragédie passée des autres familles, et des titres, un enchevêtrement se développe, patchwork réel de divers éléments. Centré sur une instrumentation en rupture avec l'effectif symphonique traditionnel, l'homme livre ici une B.O. toute façonnée de banques synthétiques et effets sonores, indices portant au mieux la folie du sujet et rompant avec la grâce émanante du précédent opus (pour la voix de soprano en lévitation sur des sons épurés). Si une ligne thématique est énoncée (morceaux 2. Never go in dad's office accompagnant l'arrivée de la famille dans la nouvelle maison ; 11. Sinister, plus harmonique, clôturant le récit, et dans une moindre mesure 5. My sick piano), trait mélancolique vraisemblablement amené pour donner sa force aux drames en présence, le genre qui s'impose sillonne ainsi entre registres Contemporain et Psychédélique.
Tessitures synthétiques, rythmique électro, sons (à côté du renfort des plus efficaces de la peur générée à l'image des Effets Sonores mêmes) et flots vocaux sont déployés, soutien du noyau en progression. L'aspect synthétique est délivré à travers des nappes, discrètes ou affirmées, et au service d'un schéma ambiant, principalement horrifique ; vagues de glissendi (jouée à l'envers, « dépressurisée » par un ralentissement ou montante avec le sentiment d'angoisse présent) ; patchs, simples ou distordus. L'ensemble de ces éléments n'est pas sans rappeler les trames tortueuses d'Angelo Badalamenti pour David Lynch, les profonds glissements de cordes-cuivres de Michael Giacchino pour la série tv Lost (titre 9. Pollock type pain), ou même la production de Vangelis (My sick piano). On pourrait par ailleurs par instants ancrer le flux émis dans la musique Minimaliste, entre les travaux de Steve Reich et le titre de L'Exorciste (1973, William Friedkin)) Tubular Bell de Mike Oldfield (8. Millimeter music).
Prolongement de ce premier versant, la rythmique « électro » trouve elle sa voie dans les coups-battements sourds (placébo du rythme cardiaque), souvent graves, plus rarement soudains ou appuyés et soutenus (4. The horror in the canisters) ; trames, parfois amenées par les battements ; transe, essentiellement « cyclique », par moment progressive, comme pour transcrire l'excitation de la découverte de la vérité, du stress ressenti par les personnages et du passage à l'acte du tueur, et vecteur du genre du rock psychédélique cité plus tôt (déstructuration extrême derrière la guitare électrique saturée et l'orgue dans le titre 10. The eater of children), au-delà des niches indépendante ou punk ; effets ; sons. À côté d'une utilisation « classique » de cet outil propre à intensifier les éléments, dans les titres Never go in dad's office (4 reprises successives et enrichies du même thème au piano) et Sinister (« titre » potentiel du film, avec une autre installation progressive du schéma), le processus s'inscrit dans la discontinuité et rompt pour l'ensemble de l'œuvre avec la mesure garante du repère musical de l'auditeur. Réminiscence de la période enlevée des sombres Copycat (1995, Jon Amiel) ou Urban Legend (1998, Jamie Blanks), les deux plages s'apparentent à la mouvance subtile établie dans le récent Drive (2011, Nicolas Winding Refn) et la dernière plus spécifiquement aux boucles énervées de 28 jours plus tard (2002, Danny Boyle).
Le dernier indice de la voix apparaît lui aussi à travers différents procédés. Le panel est ici le plus large : souffle ; halètement ; murmure ; mots, à la texture modifiée (par le Vocoder) ou prononcés en une sorte de litanie dans un lexique difficilement identifiable, tour à tour pour certainement se rapprocher de l'entité babylonienne du Mal évoquée vers la fin de l'intrigue ou mettre en avant un jeu entre le Parlé et le Chanté dans la continuité moderne du « Sprechgesang » Schönbergien ; claquement de langue (comme y avait déjà recours Luciano Berio dans sa déclinaison de l'art vocal Sequenza III (1966)) ; râle humain ou animal ; cris divers ; mais aussi dans un versant « chanté » plus conventionnel, basse profonde masculine pouvant évoquer le bourdon Grégorien ou tibétain ; mélisme « oriental » féminin, dévié de cris ; enfin faisceaux harmoniques, contemplatifs, là encore féminins. Cette émission trouve toute sa portée dans le titre 3. Levantation, concentré d'effroi et galvanisant par son sentiment de douleur. On retrouve avec l'ensemble de ces éléments un processus amorcé dans des pièces datant de ces dernières années, notamment The Grudge 2 (2006, Takashi Shimizu), intégrant rythmique et voix « électro », ainsi que lignes instrumentales stagnantes sous un ensemble de glissendi, mais des plus poussés.
Le second facteur intervient avec la vidéo, objet de narration que le réalisateur utilise pour slalomer entre passé et présent. À côté de l'intérêt hautement esthétique de l'idée, cet effet génère par son alternance « vintage » / quotidien une grande liberté d'écriture. Dès que l'on passe dans la projection de l'une des vidéos des meurtres, via le cheminement d'enquête du héros, on se trouve ainsi assailli par de la résonance (à commencer par la voix), indice permettant de vieillir les images ; la consonance sombre, de sorte à plonger la musique dans la phase nocturne ; enfin le travail d'illustration en climax et autres sommets expressifs, pour tétaniser le spectateur. Ce geste de projection ou l'arrivée de la nuit en général - peut-être avec la phase de sommeil qui lui est liée (le « Sleepy Time » également porteur du message de mort à un moment énoncé ?) - dresse alors les contours de l'espace du tueur présumé, en dehors de la maison et accompagné par une musique angoissante qui, si elle ne le campe, reflète ce qu'il ressent (immersion réactualisée du parcours du Voyeur (1960) de Michael Powell). Puisqu'il est révélé par la suite que Mr Boogie, en français Mr Cruel, fait ressortir les penchants malveillants des enfants en les attirant de l'autre côté de l'Image, ce personnage en lui-même peut enfin représenter une allégorie de ce potentiel et la vidéo également un support double du « Bien / Mal », ceci contribuant encore à cet aspect « sale » de la B.O.
Le dernier élément, et peut-être le plus remarquable, est celui du renouvellement stylistique continu qu'opère Christopher Young, notamment pour ces plongées filmées dans le passé. Ainsi à côté d'une catégorisation précise, comme cela a pu l'être présenté en introduction, l'homme développe presque un procédé musical différent par tableau, ceci amenant à rester sur ses gardes puisque l'on est sans cesse dans la découverte, sans appui possible sur une cellule pré-identifiée. Cet « essai », par une avancée progressive (ce geste pouvant aussi convoquer l'essence expérimentale livrée dans le récent album de David Lynch, là où l'approche d'Angelo Badalamenti était précédemment évoquée), associe à la musique divers bruits et sons (outre les registres synthétique et vocal déterminés, ceux « préparés » dans la lignée du piano contemporain (My sick piano)) ; mais également effets, qu'il s'agisse de l'alternance piano / forte, du déplacement en stéréo du registre (gauche / droite), ou du flou rejoignant l'état des victimes droguées, écho de l'ébriété du héros.
par Charlotte Dematte
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