Jocelyn Pook, rencontrée à l'occasion du spectacle DESH de Akram Khan joué au Théatre de la ville à Paris en décembre 2012
Cinezik : Comment avez-vous rencontré le chorégraphe Akram Khan ?
Jocelyn Pook : D'une manière vraiment inattendu, un ami commun lui a parlé de moi, et Akram a écouté ma musique. J'avais déja fait des choses en relation avec le Bangladesh, comme le film RENDEZ-VOUS À BRICK LANE (2008, de Sarah Gavron), qui est assez connu en Angleterre. On s'est donc rencontré, je suis allée à Amsterdam pour voir son spectacle.
Comment avez-vous choisi les chanteuses du spectacle : Mélanie Pappenheim, Natacha Atlas, Tanja Tzarovska, Sohini Alam...
J.P : Je travaille avec Mélanie depuis longtemps, depuis mes débuts en tant que compositeur. Nous avons développé beaucoup de choses ensemble. Sohini est une chanteuse bangladaise que j'ai rencontrée par l'intermédiaire d'Akram. Je travaille avec Natacha depuis quelques années. Tanja est macédonienne, elle chante sur un morceau.
Qu'est-ce qui vous a inspiré pour composer la musique de DESH ?
J.P : Il n'y avait pas de scénario, juste des idées. L'inspiration est venue d'abord d'un voyage au Bangladesh, un an avant le spectacle. Nous sommes restés dix jours là-bas, c'était un voyage incroyable. C'était le point de départ. Beaucoup de choses proviennent de ce voyage. J'ai fait beaucoup d'enregistrements. Je marchais dans la rue et partout où j'allais j'enregistrais le claquement du métal, les gens qui marchaient, le trafic, les enfants qui chantent... J'enregistrais tout le temps des choses qui pouvaient participer à la musique. J'ai aussi assisté aux répétitions, et j'ai regardé des captations.
C'est un spectacle aussi très personnel : Akram a grandit à Londres et ses parents sont du Bangladesh. Il ne s'est jamais vraiment senti dans une appartenance à un lieu, ni à Londres, ni au Bangladesh. C'était une sorte d'exploration que nous avons fait ensemble, celle de sa vie personnelle. C'était comme une lecture du Bangladesh. C'est un voyage que nous avons vraiment fait ensemble. Nous fonctionnions comme une équipe.
Au-delà de votre voyage au Bangladesh, d'où vous vient cette inspiration indienne qu'on entend dans DESH et qui était déjà présente dans EYES WIDE SHUT (2009) ?
J.P : Je suis passionnée par le chant, les voix. Je suis fascinée par toutes les possibilités que vous avez avec votre voix. Pour le morceau avec les chants indiens dans EYES WIDE SHUT auquel vous faites référence, une personne que j'ai connue à Londres qui venait du Sri-Lanka avec qui je travaille depuis longtemps a prêté sa voix. J'aime sa façon de réciter, sa tonalité. Je l'ai enregistré récitant le Coran, mais je n'ai pas pu l'utiliser car c'était quelque chose d'insultant pour ce peuple. Des hindouistes religieux se sont sentis offensés. J'ai donc effacé cette partie et l'ai remplacée par autre chose. On a donc dû enregistrer à nouveau ce morceau, sans les mots. J'ai seulement changé les mots, la structure est restée la même. C'est dommage, c'était le seul morceau qui contenait des chants indiens. Mais l'esprit hindou est là.
Pour EYES WIDE SHUT, avez-vous rencontré physiquement Stanley Kubrick ? Quels étaient ses mots au sujet de la musique ?
J.P : Oui, on s'est rencontrés, il n'était pas si sauvage que sa réputation le disait. Au sujet de ma musique, il se demandait comment la définir. Je lui ai dit que c'était à lui de me le dire. Il voulait que je fasse la même chose que les musiques qu'il connaissait déjà de moi. Il voulait quelque chose de semblable, ce que j'ai essayé de faire mais j'ai fait tellement de choses différentes. Finalement, pour EYES WIDE SHUT, j'ai tout de même écrit un morceau instrumental qui aurait été différent en temps normal.
Kubrick voulait donc que vous fassiez la même musique qu'il y a dans vos albums ?
J.P : Je pense que quelque soit le réalisateur, vous finissez par faire quelque chose de différent, parce que c'est un travail collectif, d'autres éléments entrent en jeu, comme la scène du film par exemple. Pour la scène du bal masqué dans EYES WIDE SHUT, la musique ressemblait en effet à celle de mes albums, mais je pense que les autres musiques que j'ai faites pour ce film sont très différentes. C'était la première fois que je faisais ce genre de musique.
Quand Kubrick vous a demandé de composer de la musique pour son film, vous êtes-vous demandé pourquoi il avait fait appel à vous ?
J.P : Oui, j'étais très surprise, mais c'était quelque chose que je voulais faire. J'étais à mes débuts. J'avais juste composé pour un téléfilm, j'avais peu d'expériences dans la musique de film. Au début il m'a juste demandé de faire la grande scène de la cérémonie, mais je ne pensais pas devenir le compositeur du film. Je pensais avoir moins de responsabilités. Il était très gentil, très positif au sujet de ma musique. Il me faisait confiance, c'était une belle expérience ! Mais à l'époque, j'étais terrorisée (rires).
On sait que Kubrick dévoilait peu de choses de ses films auprès de ses collaborateurs. Aviez-vous les images du film pour écrire la musique ?
J.P : Pour la première scène que j'ai faite, celle de la cérémonie, je n'avais pas les images, ils n'avaient même pas encore tourné. Il n'y avait pas de script non plus, il n'en donnait jamais. Mais c'était une scène que je pouvais imaginer. Je n'avais pas d'indices sur ce que pouvait être le contexte de la scène. C'est un sacré exercice pour un compositeur. Vous devez saisir avec peu d'éléments l'essence du film. Stanley m'a juste demandé de faire quelque chose de "sexy" (rires). Stanley a ensuite tourné cette scène avec ma musique, un peu comme s'il avait réalisé un clip, c'est incroyable ! Le premier morceau que j'avais proposé ("Dionysus") n'a pas été utilisé et je l'ai intégré à mon deuxième album, "Untold Things". Etrangement, il est l'un de mes morceaux les plus populaires qui a même été utilisé dans le film GANGS OF NEW YORK (2002) de Martin Scorsese. Pour l'orgie (celle pour laquelle j'ai enlevé le texte issu du coran), il n'a pas tourné avec ma musique, il l'a rajouté après.
Ces musiques sont de l'ordre du rituel, avec l'utilisation des voix, cela correspond aux scènes du film, mais cet aspect était déjà dans votre musique, jusqu'à celle de DESH...
J.P : Je suis intéressée par les rituels, la religion, et plus précisément les vocalises. On a tous des cordes vocales et on peut faire tellement de choses avec. Je suis fascinée par les différentes qualités vocales. C'est comme pour un plasticien avec les textures, ce sont des matériaux avec lesquels il veut jouer.
Vous arrive-t-il de faire des voix vous-même ?
J.P : Oui, parfois. Dans EYES WIDE SHUT, j'ai fait des voix de fond (rires). Je l'ai fait une fois sur l'un de mes albums, pour la chanson "Red Song". Et je chante sur un morceaux de "Desh". Mais mon instrument reste l'alto, que j'interprète dans mes partitions.
Kubrick utilise dans ses films de la musique préexistante et c'est également le cas dans EYES WIDE SHUT. Connaissiez-vous ses choix de musiques lorsque vous écriviez la votre ?
J.P : Il fait toujours un mélange entre les musiques existantes et originales. Je savais déjà ce qu'il allait utiliser. Il avait déjà choisi Ligeti qu'il adorait. Il y a dans le film différents mondes. Ma musique, à part pour la scène du bal masqué, appartient à un monde fantastique et onirique. Ma musique devait refléter un certain désordre, un conflit émotionnel.
Est-ce que vous avez enregistré votre partition directement avec l'orchestre, ou vous avez travaillé d'abord sur un ordinateur en proposant des maquettes ?
J.P : Avant, l'ordinateur n'existait pas. Quand les gens voulaient entendre ce que la musique allait être, on composait juste au piano. Mais maintenant, ils veulent vraiment entendre ce que le son va réellement devenir. Alors Kubrick a payé pour que je fasse des maquettes, pour que j'aille dans un studio. Pour ces maquettes, je travaillais quand même avec des chanteurs, pas toute seule (rires).
Et c'était fidèle au résultat ?
J.P : Dans l'ensemble oui, mais pas pour la section orchestrale. Il devait me faire confiance (rires). Pour le film d'Anne Fontaine, COMMENT J'AI TUÉ MON PÈRE (2001), ils étaient heureux et soulagés quand j'ai enregistré la musique, car les maquettes étaient vraiment basiques en terme de qualité.
Pensez-vous que le succès d'EYES WIDE SHUT a facilité le fait de travailler pour le cinéma français ?
J.P : Oui. Après EYES WIDE SHUT, beaucoup de réalisateurs français m'ont contacté. La première fut Anne Fontaine. Laurent Cantet est le second avec L'EMPLOI DU TEMPS (2001).
Pour L'EMPLOI DU TEMPS, à quel moment avez-vous commencé à travailler ?
J.P : Je travaillais sur les images. Mais le réalisateur a laissé beaucoup d'espace pour la musique. L'EMPLOI DU TEMPS est un très beau film. Laurent voulait vraiment que la musique soit comme une voix. Je crois être intervenue lors du montage, j'avais essayé différentes pistes.
Vous avez aussi travaillé avec Sébastien Lifshitz pour lequel vous avez fait trois films ?
J.P : J'ai entièrement composé pour lui la musique de PLEIN SUD (2009), mais j'ai juste contribué à la musique des deux autres : WILD SIDE (2004) où j'ai fait un quart d'heure de musique environ et LES INVISIBLES (2012) où je suis présente avec un morceau préexistant.
C'est très agréable de travailler avec lui, il est très impliqué dans la musique de ses films. Il laisse beaucoup de place à la musique. Elle est une autre voix dans le film, un personnage à part entière.
Vous est-il arrivé d'être confrontée à des temp track, à des musiques temporaires destinées à communiquer une intention ?
J.P : C'est intéressant que vous me disiez cela car ni Anne, ni Sébastien, ni Stanley n'utilisent de temp tracks, du moins dans mes sections. Il n'y avait aucune musique avant que j'intervienne. C'est tellement difficile de travailler sur un film après qu'un réalisateur se soit attaché à un morceau, car il veut ensuite une sorte de réplique, inévitablement. C'est un problème d'autant plus que les compositeurs arrivent tard généralement sur les projets et ce n'est pas facile de travailler à partir d'autres musiques. Cela m'est arrivé pour AUGUSTINE (2012, de Alice Winocour). Les temp tracks étaient essentiellement mes musiques (rires). J'ai été chanceuse. Mais il y avait aussi une musique de Wojciech Kilar...
...Oui, la musique de DRACULA de Coppola qui est présente dans le film (à l'ouverture)...
J.P : Vraiment ? Je ne le savais pas.
Ce n'était qu'un temp track pour vous et vous ne saviez pas que c'était resté dans le film ?
J.P : Non, je ne le savais pas. Alice m'avait demandé de faire une musique pour la remplacer, car je trouvais qu'elle ne marchait pas. Ce que j'avais fait correspondait mieux. Donc visiblement elle n'a pas pu se détacher de ce temp track. Cela illustre tout à fait mon propos. Je pensais que ce n'était pas la meilleure solution car la musique de DRACULA est trop lente.
On parle bien de la scène où Augustine entre à l'hôpital ?
J.P : Oui, j'avais fait un morceau pour ça.
Votre musique est tout de même bien présente dans ce film, notamment lors des moments d'hystérie. Avez-vous joué avec l'hystérie du personnage dans votre musique ?
J.P : Je ne pense pas que la musique soit une représentation de l'hystérie. Elle est plus intériorisée, sensorielle.
La musique peut permettre à l'actrice d'entrer dans son personnage, dans les situations, avait-elle votre musique ?
J.P : Non. Mais sur EYES WIDE SHUT, quand j'ai rencontré Tom Cruise aux funérailles de Stanley Kubrick, il m'a parlé d'une scène où les acteurs avaient la musique. Je lui ai alors rétorqué qu'il avait du en avoir marre de cette musique parce qu'il y avait eu tellement de prises. Il m'a répondu que non, que la musique l'avait aidé. Stanley le faisait souvent, notamment pour SHINING.
Est-ce si différent de travailler pour Kubrick et pour un premier film ?
J.P : Oui, absolument. Un réalisateur qui a de l'expérience est plus enclin à vous faire confiance, c'est différent avec un jeune cinéaste qui est plus angoissé. Mon mari me dit toujours de ne jamais travailler sur un premier film. (rires) Je l'ai pourtant fait avec AUGUSTINE. Le paradoxe, c'est que je n'ai pas eu de la part de Kubrick de déboires, alors qu'il avait la réputation d'être difficile avec les musiques originales.
Avez-vous des propositions de la part des studios américains ?
J.P : Non, et je n'ai pas vraiment courtisé les studios américains (rires). Je suis très demandée en Angleterre et en Europe, et aller aux Etats-Unis, passer du temps là-bas, ce n'est pas une bonne chose pour moi, pour ma vie.
Votre musique est assez proche des minimalistes américains, Steve Reich ou Philip Glass...
J.P : Oui, en particulier pour des musiques que je qualifierais davantage d'expérimentales et non de musiques de film. J'apprécie Philip Glass. Steve Reich est une grande référence pour moi. J'utilise des voix.
Mais votre musique est plus mélodique...
J.P : Oui c'est vrai.
Peut-on parler de thèmes dans vos musiques de film ?
J.P : Parfois on me demande d'écrire un thème, mais je n'ai pas une écriture formatée pour cela. J'écris d'une façon intuitive. Parfois, je fais des thèmes pour ceci, des thèmes pour cela, ça aide à suggérer des choses. Je n'écris pas des thèmes automatiquement pour chacun de mes films.
Quels sont vos projets à venir ?
J.P : Je vais faire un autre spectacle avec Akram, à propos de Stravinsky. Je vais travailler avec trois autres compositeurs sur ce projet, chacun aura une partie. C'est super de travailler une deuxième fois avec lui. Je vais aussi faire une partition pour le Brodsky Quartet, où différents compositeurs et pays vont intervenir. Cela va se passer à Londres. Et je viens tout juste d'écrire une partition pour l'Orchestre Symphonique de la BBC. C'était un cycle autour de cinq femmes.
J'aimerais aussi continuer à travailler avec le réalisateur espagnol Julio Medem. J'ai composé la musique de ses deux derniers films, CAOTICA ANA (2007), et ROOM IN ROME (2010). J'aime beaucoup travailler avec lui. Et je viens de finir la partition d'une série documentaire de Jean-Xavier de Lestrade (SOUPÇONS, la suite).
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