Cinezik : Quelle formation musicale avez-vous eu ?
Ibrahim Maalouf : J'ai eu une formation un peu particulière. Je suivais les cours de trompette que mon père donnait dans des conservatoires municipaux. J'avais des cours tous les jours. J'ai eu un parcours rigide et académique. Parallèlement, j'ai toujours joué du piano. C'est plutôt le piano mon instrument fétiche, mais de manière autodidacte. Ma mère étant pianiste, on avait un piano à la maison, mais je n'ai jamais joué avec elle. Elle ne m'a jamais donné un seul cours. J'ai tout découvert petit tout seul en tapotant sur le piano et en jouant mes idées. J'avais d'un côté l'enseignement académique à la trompette, et en même temps la composition au piano de manière complètement autodidacte. J'ai ainsi toujours composé et joué en même temps.
Que représente pour vous la composition pour le cinéma ?
I.M : Au cinéma, c'est un travail particulier car on obéit à des règles et des codes différents par rapport à la composition hors du cadre cinématographique. Je découvre en ce moment ce que c'est que de composer pour l'image. J'ai quelques expériences dans le court métrage. Mon dernier album est une musique de film, pour un vieux film muet de René clair des années 20, "La Proie du vent" (1927). J'ai d'ailleurs appelé l'album "Wind".
Je commence à avoir des expériences de collaboration avec des réalisateurs. Je me rends compte que le travail de la composition pour le cinéma est une manière de penser la musique très particulière a l'image. J'ai toujours été inspiré par le cinéma dans mes albums, avec un aspect cinématographique très fort.
Comment expliquez-vous que le jazz et le cinéma soit si souvent reliés ?
I.M : Sincèrement, je ne pense pas que le mariage entre le cinéma et le jazz soit si naturel. Modestement, avec mon expérience, je me rends compte que l'alliance des deux crée un environnement assez mystérieux et intéressant à exploiter, avec des couleurs qui se marient bien, avec des émotions. Le jazz a cette force qu'a aussi la musique classique. C'est pour ça que celle-ci est très présente dans le cinéma. On peut passer d'une émotion à une autre de manière assez souple. Traduire musicalement une course poursuite avec le jazz, c'est faisable. Il y a une élaboration musicale souple dans le jazz qui permet d'aller d'une émotion forte et intense à quelque chose de plus détendue, à d'un seul coup quelque chose de mystérieux. On peut jongler. L'orchestre symphonique a aussi cela. On peut exploiter une large palette d'émotion, surtout quand c'est bien composé, avec une souplesse et une beauté dans l'écriture.
Le jazz a été moins exploité que le son de l'orchestre classique. La grande tendance à Hollywood demeure les musiques de films orchestrales, avec violons.
Que retenez-vous de votre travail auprès de Armand Amar, Alexandre Desplat et Tony Gatlif pour lesquels vous avez joué ?
I.M : C'était un travail particulièrement frustrant. C'est la même situation que j'ai eu dans la chanson. On m'a souvent appelé pour venir poser un son de trompette, pour venir improviser des idées, car il manquait quelque chose et on pensait que j'allais apportait un truc. A chaque fois, j'ai envie d'aller plus loin que ce qu'on me propose de faire. J'avais envie de composer pour eux. Quand je voyais une image, j'avais envie de me mettre au piano et faire une proposition mélodique ou harmonique, mais on me demandait juste de poser un son de trompette.
C'était aussi une expérience forte car, sans pour autant être compositeur, on me demandait d'apporter des idées. Et à force de les regarder travailler, j'ai beaucoup appris. Ces trois compositeurs que vous avez cités sont tous des gens passionnés. Ils sont chacun différents, aucun compositeur ne travaille comme l'autre, il n'y a pas un compositeur qui a un lien avec un réalisateur comme l'autre. Chacun a sa méthode. C'est de l'artisanat. Le lien avec un réalisateur dépend des personnalités. Cela aide à avoir confiance en soi. Je me dit que peut-être j'aurai aussi ma propre manière de fonctionner sans être obligé de copier sur untel.
D'où vous vient votre inspiration pour le cinéma, avez-vous besoin des images ou le scénario peut suffire ?
I.M : Il y a des idées qui viennent au moment du scénario, d'autres idées plus tard, quand on voit les premières images, d'autres idées qui arrivent au moment du premier montage, puis aux montages suivants, et il faut parvenir à catalyser toutes ces idées. Il faut être souple. Demain, on peut me dire "je voudrais que tu composes la musique de ce film avec une cithare, juste ça". J'adorerais l'idée qu'on me demande un exercice de ce type. La contrainte n'a jamais été une frustration pour moi. La frustration commence quand on te limite. Mais la contrainte n'est pas forcément une limite, c'est le contraire. La contrainte pousse à choisir d'autres options, à aller ailleurs.
Malheureusement, je constate, malgré que je n'en sois qu'à mes débuts dans le métier, que la musique est de plus en plus en train de devenir la dernière route du carrosse d'un film. Je trouve vraiment que c'est une énorme erreur. Je prêche pour ma paroisse, mais même avant de penser à faire de la composition pour des films, quand j'allais voir un film j'etais autant bouleversé par l'image que par le scénario, le jeu, et la musique. C'est un élément fondamental alors que de plus en plus on la relègue au dernier plan. C'est la dernière chose qu'on finance. On s'y intéresse souvent après le montage. C'est dommage. J'espère que cette contrainte là qui est la pire pour le cinéma va changer.
Quelle a été votre collaboration avec Kim Chapiron pour votre premier long métrage en tant que compositeur : LA CRÈME DE LA CRÈME (2013) ?
I.M: Il n'y avait pas énormément de musiques à faire mais je me suis éclaté ! Je me suis vraiment fait plaisir. C'est super de travailler avec Kim, parce qu'il a une certaine fougue, une précision, on a l'impression qu'on peut partir dans tous les sens, et en même temps il sait exactement ce qu'il veut. C'est très rassurant et agréable. J'ai vécu une belle expérience.
Il trouvait que mes mélodies étaient entêtantes, qu'elles restaient en tête. Cela le touchait. Il avait envie pour son film qu'il y ait une mélodie forte et délicate qui ressorte sans être trop présente. J'ai fait au départ plusieurs propositions qui allaient dans plein de directions différentes en me disant qu'il pourrait piocher dedans, plutôt que de cibler une seule chose. Très vite, il a fait son choix. Il n'y a pas de trompette. Il y a un peu d'électronique, de cordes, un peu de piano, et surtout une mélodie présente qui prends de l'espace.
Avez-vous d'autres propositions ?
I.M : J'ai eu beaucoup de propositions ces derniers temps car j'ai beaucoup dit que je voulais faire de la musique de film, donc les gens finissent pas réagir. Malheureusement, il y a des scénarios qu'on me propose que je n'ai pas trop aimés. Il y en a trois que j'ai beaucoup aimés mais qui m'ont échappé car bien souvent ce sont les producteurs qui n'ont pas confiance en mon travail puisque je n'ai jamais fait mes preuves en compositeurs de musique de film. Kim m'a fait confiance ainsi que les producteurs, je les en remercie. J'espère que d'autres producteurs et réalisateurs me feront confiance et vont m'aider à développer mes envies.
Dans le cadre du Festival du Jazz au Cinéma à Paris pour lequel vous êtes parrain, une carte blanche vous a été proposée. Vous avez ainsi choisi quatre films. Tout d'abord, il y a ASCENSEUR POUR L'ÉCHAFAUD, pourquoi ce choix ?
I.M : Le film ne m'a pas forcément bouleversé, mais la musique a complètement révolutionné ma manière de voir la musique et surtout la trompette de Miles a révolutionné mon regard sur la trompette. Pendant longtemps elle a été la musique que j'écoutais le plus. Je n'écoutais presque que Miles.
Il y a aussi WEST SIDE STORY...
I.M : J'ai découvert la musique de Leonard Bernstein en faisant mes études de musicologie à la Sorbonne, juste avant de rentrer au conservatoire de Paris. À la Sorbonne, il y avait un orchestre d'étudiants, et pendant trois ans j'y étais. J'étais un des premiers pupitres. Et on a joué West Side Story, c'était sublime. En plus, ma mère mettait le film à la maison, alors je connaissais toutes les mélodies par cœur. C'était ma première expérience de métissage entre le classique et le jazz.
Pourquoi LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND du tandem Leon/Morricone ?
I.M : J'ai pu jouer du Ennio Morricone au sein de l'orchestre d'harmonie d'un conservatoire municipal où travaillait mon père. Il y avait notamment la musique de Morricone. On donnait toutes les mélodies principales au trompettiste, donc je jouais tous ces grands thèmes (Il chante le thème du BON, LA BRUTE...). J'avais entre 8 et 14 ans. J'adorais. La musique de Morricone est restée ancrée en moi.
Et enfin la présence de HOME de Armand Amar...
I.M : J'avais envie dans ma sélection qu'il y ait un film d'aujourd'hui. Je n'avais pas envie qu'il y ait que des films datés. La musique d'Armand a été un vrai bouleversement dans ma manière de voir la musique. Même si ses compositions sont inspirées des musiques du monde, c'est pour moi le futur du jazz dans cette manière de réunir des musiques de plusieurs horizons. C'est une esthétique qui se rapproche d'une phrase improvisée, le tout bien arrangé, mais assez libre. Un jour j'ai dit à Armand, ça l'a fait rire : "tu es un jazzman". La musique d'Armand pourra être considérée dans 100 ans comme une esthétique jazz.
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