Cette rencontre s'est tenue en public au cinéma Le Kosmos le 14 avril 2013.
Cédric Klapisch, avant de réaliser des films, quelle était votre connaissance de la musique ?
Cédric Klapisch : Je n'ai jamais appris la musique, juste un peu appris à jouer d'un instrument (la clarinette) pendant un an quand j'étais au lycée, c'est tout. Mais j'ai toujours écouté beaucoup de musiques. Quand j'ai fait mon premier long-métrage (RIENS DU TOUT, 1992), c'est la première fois que je travaillais avec un compositeur : Jeff Cohen. Il a fallu apprendre comment mettre de la musique sur des images. Ce qui m'a aidé pour ce premier film, c'est qu'il y avait une chorale, donc le sens de la musique était évident. Jeff a été également le professeur de chant pour les acteurs.
A quel moment pensez-vous à la musique de vos films, au scénario, au tournage, ou au montage ?
CK : A toutes les étapes j'écoute des musiques. Par exemple pour L'AUBERGE ESPAGNOLE (2002), j'avais en tête une musique de Daft Punk pendant l'écriture, puis j'écoutais Radiohead au moment du tournage, puis au montage Loic et moi trouvons d'autres musiques qui s'associent à la musique originale.
Dans mes films, il faut parler davantage de "Sound design" que de "composition". Sur notre prochain film, CASSE-TÊTE CHINOIS, il y a un dialogue avec les monteurs sons. Par exemple, pendant une scène où le métro passe, la musique devait être en rythme avec le bruit du métro. Il y a des intéractions entre le son du film et la musique. Dans L'AUBERGE ESPAGNOLE, on a aussi fait cela : quand un cheval passe au pas, Loic a utilisé les sons du sabot pour faire la percussion dans sa musique.
Souvent, la musique est celle qu'écoutent les personnages. Dans LE PÉRIL JEUNE (1994), c'est la musique des lycéens du film...
CK : C'était la musique qu'on écoutait à l'époque où j'étais lycéen. L'idée était de reconstituer l'année 1975. Les deux scénaristes étaient au lycée avec moi. 75, c'est la fin de 68, et le début des années 80. Le genre musical se situe dans un mélange, dans l'apparition de plusieurs styles, avec le début du punk, du disco, puis du hip hop plus tard. Des musiques importantes naissent dans ces années-là. Et c'est la fin du folk et d'une country représenté par Bob Dylan. C'est une année de convergence. Les stars des années 70 qu'on entend dans le film (Janis Joplin, Jimmy Hendrix...) sont morts, comme le héros au début du film. C'est la fin d'une époque, LE PÉRIL JEUNE parle de ce tournant.
Et pour vous, quelle est la musique d'aujourd'hui au cinéma ?
CK : Il y a des époques musicales. Quand Prokofiev ou Gershwin faisaient de la musique, cela donnait certains types de films. Puis John Williams avec Spielberg a défini un autre cinéma. A chaque fois, c'est une manière différente de mettre en musique une histoire. A chaque époque, on réinvente comment la musique doit interagir avec le cinéma. Et je pense que le fait de mélanger de la musique préexistante avec de la musique composée comme on le fait est propre à notre époque. On mélange beaucoup aujourd'hui.
Avec PEUT ÊTRE en 1999, c'est un changement de parcours pour vous : un gros budget, un film de genre, et la rencontre avec Loïc Dury...
Loic Dury : On s'est rencontré par des amis communs. Il m'a parlé justement de ce projet. C'était en effet nouveau dans sa filmographie. L'idée de faire un film de S.F était ambitieuse. Sans savoir s'il allait avoir le budget pour le faire, on commençait déjà à imaginer ce que pourraient être les musiques dans le futur. On s'est dit que dans le futur, il n'y aurait pas d'électricité en continue, donc on ne pourrait pas faire de la musique électronique. Il fallait trouver une musique discontinue. On cherchait des idées saugrenues. Puis quand le budget a été trouvé, il m'a rappelé.
Quel est votre parcours de musicien ?
LD : J'étais DJ et je faisais de la programmation à Radio Nova. A cette époque, de nouveaux instruments sont arrivés, comme le "sampler". Il y a eu une démocratisation des outils de production qui ont permis à des gens autodidactes comme moi de fabriquer d'un coup de la musique. Cédric qui cherchait quelque chose de frais me voyait travailler sur les samplers. Au départ, pour PEUT ÊTRE, je ne devais faire que la musique des fêtes. Puis quand Cédric m'a demandé de faire la musique du film, j'étais surpris, je ne m'en sentais pas capable. Mais Cédric était persuadé de ce que je pouvais lui donner. Du coup, j'ai proposé d'être accompagné par un vrai musicien, c'est ainsi qu'on a commencé.
Cette démarche est assez atypique...
LD : Il ne faut pas avoir peur d'inventer. Bien souvent, on essaie de reproduire des formules, c'est rassurant, on sait que ça fonctionne. Mon travail n'est pas dans un genre de musique défini, ni dans une façon de faire. On essaie juste d'être libres, d'inventer ses besoins, hors des a-priori. Au départ, on détestait les violons quand on s'est rencontré, mais maintenant on les adore, du moins dans une certaine façon de les utiliser, en se ré-appropriant les violons à notre manière.
Dans vos films, il y a certaine ambiguïté sur le statut de la musique, entre la musique originale et la musique existante...
CK : Il y a de grands cinéastes concepteurs sonores : Tarantino, Lynch, Godard, et Jacques Tati. C'est d'ailleurs de ce dernier que j'ai appris comment concevoir le son d'un film. Quand une musique sort d'une radio, le son peut s'amplifier pour devenir la musique du film. La musique "in" devient "off". C'est un procédé que j'ai souvent utilisé. Le son, c'est ce qui donne la réalité d'une scène, alors que la musique est en dehors de la réalité, elle est là pour ajouter des sentiments. Il est intéressant de passer de l'un à l'autre. On a utilisé avec Loïc des sons qui deviennent de la musique. D'ailleurs, aujourd'hui, les nouveaux musiciens ne disent plus qu'ils font de la musique, mais qu'ils font du son. Et concernant les musiques préexistantes, par collage et sampling, elle deviennent une nouvelle musique.
On peut le voir dans CHACUN CHERCHE SON CHAT où différentes musiques se mélangent (musique savante, fanfare...)...
CK : En effet, dans la scène du rêve, la musique de Debussy se mêle à la fanfare, à une chanson new-yorkaise, et à une musique techno dans la laverie. Le fait de mélanger des univers sonores différents retranscrit l'état d'âme du personnage qui est perdu. La musique dit ce qui se passe dans la tête du personnage. Parfois, on entend la fanfare quand on la voit, mais parfois on entend les sons sans justification dans l'image.
LD : Parfois, ce qui a l'air le plus naturel demande une sophistication. La synchronisation musicale demande un vrai travail même si au final on trouve évident d'entendre une musique qui se voit. La musique aide aussi à rester dans la tête du personnage. La musique ne va pas forcément doubler ce qu'il y a à l'image en mettant systématiquement des violons tristes quand l'image est triste, mais on peut se servir des violons pour quitter la réalité du film et aller dans l'émotion du personnage. On est confronté à cela dans le nouveau film, CASSE-TÊTE CHINOIS. Il y a une dimension onirique sans que l'on perde le fil narratif grâce à la musique.
Comment communiquez-vous vos intentions musicales respectives ?
LD : On a une vraie discussion. Cédric peut être extrêmement précis, on peut travailler sur un morceau de 200 pistes et il va se rappeler d'une trompette pour laquelle j'aurais changé la note et me le faire remarquer. Il a une idée très précise. Mais il ne me donne pas d'indications de référence. C'est l'essence qui nous intéresse. Il lui arrive de me proposer d'écouter tel morceau, en me disant qu'il aime la sensation qu'il provoque, mais sans me demander de le copier.
CK : Loic a une culture musicale étonnante, dans des styles vastes, et je suis un peu comme lui, je ne considère pas que la musique classique soit plus noble que d'autres musiques. Dans toutes les musiques il y a des grandes choses. James Brown est aussi fort que Bach ou Debussy. Je ne fais pas de hiérarchie entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. C'est la même chose en ce qui concerne les musiques du hit parade, et la variété. Dans L'AUBERGE ESPAGNOLE, je voulais trouver l'équivalent de "Vamos a la playa", avec la couleur d'une musique d'été. On cherche aussi les musiques adaptées à une ville. CHACUN CHERCHE SON CHAT se passe à Paris dans le 11ème, il y a de la fanfare et de la musique africaine, qui est bizarrement une musique qui décrit parfaitement pour moi le Paris d'aujourd'hui. Le nouveau film CASSE-TÊTE CHINOIS se passe a New York, donc on cherche quelle musique peut d'écrire la ville aujourd'hui.
Vous arrive t-il d'enlever de la musique au moment du montage ?
CK : C'est parfois Loic qui me suggère de ne pas mettre de musique. C'est la mode américaine de mettre de la musique de la première à la dernière image. Ni Loic ni moi n'aimons ça. Le silence a un vrai dimension. Il faut parfois être dans la réalité d'une séquence, et ne pas tout noyer dans la musique. La musique est d'ailleurs d'autant plus efficace quand elle est mesurée. Dans NI POUR NI CONTRE qui est un film de braqueur, il y a du silence et la nuit.
LD : Et en même temps, on a dans ce film un morceau de 8 minutes et demi, ce que l'on fait rarement. Bien souvent au cinéma, ce sont des petits morceaux. Tout d'un coup, on peut intégrer le silence en travaillant le morceau dans sa durée. Le son de la réalité va pouvoir entrer dans le processus.
Vous aimez les pastiches, inventer une musique de SF pour le prologue de PEUT-ETRE ou convoquer l'accordéon dans PARIS...
CK : L'accordéon est en effet l'instrument auquel on pense pour Paris. Autant le rock appartient a New-York, autant le rock n'est pas parisien. Quand je mets de l'accordéon pour la séquence du tournage dune émission dans PARIS, c'est pour dire que c'est la musique de la télé, pas du cinéma. Ce n'est pas le PARIS d'aujourd'hui. Je me moque de ça. C'est un jeu avec les images sonores. Pour PEUT ÊTRE, c'est inspiré de "Star Wars" ou "Star Trek". Le futur a appartenu à la science-fiction, et à certains films. Du coup la musique de ce pastiche de SF est là pour créer le décalage entre la musique de l'imaginaire et la musique de la réalité du personnage dans son époque. J'aime bien utiliser les clichés. On parle beaucoup de la puissance du cliché avec Loic. Que ce soit sur les images ou les sons, des choses appartiennent au cliché. On s'est tous pris en photo sur une plage ou face à un coucher de soleil, parce que c'est joli. En tant que réalisateur, j'utilise ces choses-là.
LD : Dans le cliché, il y a une vérité. On va chercher derrière le cliché du romanesque, qui fait sortir de la réalité. En France, on a peur d'atteindre le cliché, mais faut savoir le toucher en restant sincère avec ce que tu fais.
CK : Le cliché permet aussi de s'identifier au personnage. Il ne faut pas en avoir peur. Certains personnages obligent d'aller dans le cliché pour aller voir ce qui se passe au bout.
Votre cinéma fonctionne aussi dans le choc entre deux clichés, entre deux plans et deux musiques, lorsque par exemple dans MA PART DU GÂTEAU on passe d'une chanson de variété avec la servante (Karin Viard) à une musique électro branchée avec le trader (Gilles Lellouche), le sujet du film sur la lutte des classes prend son sens dans ces chocs musicaux.
CK : Aussi, dans PARIS, le but était de dire que Paris était constitué de gens de différentes cultures et origines, des pauvres et des riches, etc, et cette diversité humaine est beaucoup indiquée par ces chocs sonores.
Votre cinéma aime aussi faire danser ses personnages : Marie Gillain sur du classique dans NI POUR NI CONTRE, le pas de danse de Romain Duris dans la rue dans LES POUPÉES RUSSES, un pogo d'enfants ainsi qu'un strip tease de Juliette Binoche dans PARIS...
CK : Dans PARIS, ce sont des musiques que les personnages entendent, mais ce n'est pas le cas dans LES POUPÉES RUSSES où c'est une scène onirique. Quand il se met à danser, c'est étrange, cette scène exprime ce qu'il y a dans sa tête. Dans mes films il y a aussi beaucoup de scènes de baisers, souvent en plans séquences. Il y a là aussi une notion chorégraphique, de mouvement dans le plan, et la musique participe à cela. J'ai travaillé avec trois monteuses, une qui a fait de la percussion, une autre du piano classique, et une troisième qui a fait de la danse. Et je pense que le montage se rapproche de la danse, on fait danser des images, parfois sur de la musique. Il y a quelque chose au cinéma qui se rapproche de la danse. Et la musique impose aussi son rythme et son montage.
LD : Pour l'anecdote, dans le pogo de PARIS, Cédric chante dans les chœurs. Il est venu en studio à 3h du matin lorsqu'on enregistrait la musique punk.
Parlez-nous du travail d'équipe qui s'opère dans votre studio ?
LD : Je travaille avec Christophe Mink. Il est musicien, harpiste de formation, il joue de tous les instruments à vent et à touches. Il m'aide à travailler avec de vrais instruments. On mêle la précision de faux violons au grain des vrais violons. J'ai travaillé avec des orchestrateurs, arrangeurs, je ne savais pas au début ce que c'était. Je suis autodidacte. Je me suis intéressé à la théorie de la musique pour pouvoir parler aux musiciens, mais je ne joue rien. La confrontation entre nos deux univers va rendre la musique sophistiquée. Je peux faire une boucle d'un vieux tube brésilien et lui donner cela pour qu'il en fasse autre chose.
Il m'est arrivé de faire un simple morceau à la guitare et d'envoyer ces 30 secondes à un arrangeur qui me retourne 50 pistes avec cymbales, violons... pour accompagner mon petit thème. Au départ, je ne reconnaissais plus ma musique. Une fois que j'avais compris le principe, j'ai fait appel un jour à trois arrangeurs différents, sans qu'ils ne le sachent, et j'ai mélangé les trois arrangements en prenant ce que j'aimais bien dans chacun. Ensuite, je devais convoquer les trois arrangeurs. Ils étaient tous vexés d'apprendre que je n'ai pas gardé toute leur partie. Mais maintenant je travaille avec un seul arrangeur.
Présentez-nous Kraked Unit ?
LD : C'est une société indépendante. On est deux musiciens principalement, Christophe Mink et moi. On invite parfois sous ce nom de groupe d'autres musiciens. On a un studio à Paris rempli de vinyles et d'instruments. On aime la musique des années 70, donc on a des machines qui n'existent plus aujourd'hui, et biensûr on a des ordinateurs et samplers modernes. C'est un lieu libre qui nous donne les moyens d'enregistrer tout ce qu'on veut.
Quand rentre en jeu la notion de budget ? Vous est-il arrivé d'abandonner un choix musical trop cher ?
CK : Au cinéma, la question de l'argent est toujours là. On n'a jamais assez d'argent.
LD : Par exemple, dans PARIS, sur le tournage, on a utilisé une superbe "cover" des Beatles, mieux que l'original. Le prix tombe, c'est supérieur au budget musical de tout le film. Donc je cherche parmi de vieux morceaux de Soul, pendant deux mois je cherche sans trouver. Je me dis que pour s'en sortir, il faut prendre l'opposé total de cette cover. C'était une musique très bien produite avec grand orchestre, je suis allé chercher une chanson africaine roots, avec un mec tout seul qui va tenir sur la fragilité et qui serait l'antithèse de ce qu'on avait calé. C'est finalement ce morceau qui est dans le film, et le seul qui a fonctionné. Si on ne peut pas se payer un morceau, c'est super "cheep" de chercher un équivalent de bas de gamme. Pour CASSE-TÊTE CHINOIS, on voulait Al Green. C'est 20 mille euros pour une minute, ce qu'on ne peut pas se payer. C'est ridicule de faire du faux Al Green, donc j'ai pensé à autre chose ou à un Al Green inconnu des années 70 qui serait abordable. Parfois la solution est dans l'opposé, les extrêmes se rejoignent.
Dans LES POUPEES RUSSES, on entend deux fois une chanson de Beth Gibbons, la première fois quand les personnages se séparent, le seconde quand ils se retrouvent...
CK : La scène connote la musique différemment : On est triste la première fois car il y a une séparation, et la même musique peut ensuite indiquer le sentiment inverse quand ils sont en train de se retrouver. Cette chanteuse est une des plus belles voix qui soit (avec Laureen Hill), Elle a du lyrisme.
Que pouvez-vous nous dire sur votre nouveau film CASSE-TÊTE CHINOIS que vous finalisez actuellement, en pleine post-prod ?
CK : J'avais envie de tourner à New-York où j'ai fait des études de cinéma, mais j'avais déjà en tête le titre "Casse tête chinois", alors j'ai situé le film dans le quartier chinois de Chinatown, donc beaucoup de choses sont liées à la Chine dans ce film. La musique reprend des éléments chinois, mais dans une démarche de sampling qu'affectionne Loic, qui fait venir un violoniste chinois pour ensuite créer une boucle à partir de son morceau.
LD : Je fais jouer un musicien 20 minutes pour le laisser improviser et aller prendre dans son improvisation les meilleurs passages. Je ramène également de Chine de vieux vinyles de musique traditionnelle pour les sampler, trouver le bon scratch. Demain, je rentre d'ailleurs en studio pour finir cette BO. On est en pleine finition.
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