par Quentin Billard
- Publié le 28-12-2013A la première écoute de la musique dans le film, on remarque très vite le ton radical et sombre du score de Marco Beltrami. A l'instar du film, la musique de « The Wolverine » opte clairement pour une approche dramatique, complexe et agressive sans concession, flirtant avec la musique contemporaine du XXe siècle à laquelle Beltrami fait plusieurs fois allusion dans sa partition (et ce jusqu'aux titres de ses morceaux : « Threnody for Nagasaki » est évidemment un hommage au « Threnody for Hiroshima » de Krzysztof Penderecki). En plus de l'effectif orchestral habituel du Hollywood Studio Symphony (entre 85 et 90 musiciens), Beltrami utilise ici un ensemble d'instruments à percussions asiatiques/ethniques afin d'évoquer l'univers du Japon moderne/traditionnel : on retrouve ainsi les traditionnels tambours taïkos japonais, mais aussi le koto, les instruments à vents et les percussions métalliques/boisées diverses issues de la musique nippone traditionnelle. Logan est suggéré dans le film par l'harmonica de Tommy Morgan, qui vient apporter une couleur plus occidentale/américaine à la musique et suggère habilement l'aspect solitaire de Logan (on peut aussi voir cela en référence au score de « 3:10 to Yuma »), tandis que les sonorités électroniques plus modernes viennent renforcer le ton sombre et intense de la partition dans le film. Optant bien souvent pour une approche plutôt dissonante et atonale (voire parfois avant-gardiste et un brin expérimentale), Beltrami n'oublie pas pour autant l'aspect plus dramatique et humain avec des passages plus mélancoliques et méditatifs. Après l'introduction de « A Walk in the Woods », « Threnody for Nagasaki » accompagne le bombardement de Nagasaki vers le début du film avec un ensemble de cordes dissonantes/stridentes habituelles héritées de l'esthétique avant-gardiste des compositeurs contemporains de la seconde moitié du XXe siècle. A cela s'ajoute quelques sonorités électroniques, un violoncelle soliste et les instruments ethniques (notamment les effets boisés de tambours taïkos dont on frappe sur les côtés avec des baguettes). Evidemment, on est loin de l'approche musicale des précédents films, et c'est tant mieux : Beltrami a l'audace de se démarquer intelligemment de ses prédécesseurs en proposant une esthétique musicale plus personnel, plus typique de son univers musical.
Cette cohérence, on la retrouve par exemple dans « Euthanasia » qui dévoile le premier thème de Logan avec son harmonica et ses harmonies plus dramatiques et sombres, thème pas forcément clairement identifiable dans le film mais pourtant très présent - à noter qu'il s'agit là du principal reproche que l'on pourra formuler au sujet du score, les motifs étant souvent difficile à percevoir et à appréhender - L'action débute rapidement dans « Logan's Run », qui introduit l'ensemble des percussions ethniques/asiatiques avec une importance accordée aux rythmes et à certaines sonorités électroniques un brin expérimentales (notamment vers 2:04). Techniquement irréprochable, « Logan's Run » s'avère être très inventif et absolument typique de Beltrami. A noter que l'on découvre à 2:29 le motif menaçant de 5 notes associé aux yakuzas, entendu aux violoncelles/contrebasses. Yashida n'a pas de motif à proprement parler, mais l'on découvre quelques sonorités plus sombres et froides dans « The Offer » pour la scène où le patriarche agonisant propose le marché à Logan. On retrouve ici le thème mélancolique et intime de Logan avec un rappel des accords dramatiques du héros à partir de 0:47. L'action prend une tournure plus violente dans « Funeral Fight » pour la bataille aux funérailles de Yashida avec les yakuzas. Beltrami met ici aussi l'accent sur les effets synthétiques dissonants, les glissandi et clusters de cuivres/cordes, les cordes étant d'ailleurs utilisées de différentes façons, avec différentes techniques d'archet (staccatos très secs, sul ponticello aux sonorités métalliques, jeu sur le chevalet, trémolos, etc.). Ici aussi, on retrouve l'ensemble des percussions asiatiques qui rythment la scène avec une intensité et une inventivité indéniable chère à Marco Beltrami. Le compositeur n'hésite pas à expérimenter, quitte à rompre par moment avec les schémas musicaux hollywoodiens habituels (tant mieux !), d'où le sentiment d'entendre une musique radicalement sombre et brutale sur les images, et forcément peu mélodique. Les clusters stridents des cordes et des vents vers la quatrième minute de « Funeral Fight » sont en ce sens révélateurs de cette approche agressive qui flirterait presque par moment avec les clichés musicaux des musiques horrifiques typiques de Marco Beltrami.
Si Beltrami a tout loisir d'évoquer les sonorités japonaises dans « Two Handed » avec le retour du thème mélancolique de Logan à 1:00 et des dissonances brutales des cordes, « Bullet Train » est l'un des sommets de la partition, véritable tour de force orchestral de 3 minutes en partie non utilisé dans le film, accompagnant à l'origine la séquence de la bataille sur le toit du train. On retrouve ici le motif de 5 notes des yakuzas aux cordes, qui suggère la présence menaçante des ennemis de Logan. Fait curieux concernant « Bullet Train » : le morceau est en fait répété deux fois, avec un long silence entrecoupant les deux prises au milieu du morceau (ce qui explique que l'on arrive ainsi à 3 minutes mais avec un seul segment répété 2 fois), un choix plutôt étonnant et inexpliqué, voire maladroit. « The Abduction » reprend l'harmonica de Logan avec un renfort des sonorités synthétiques qui frôle par moment les synthés analogiques des années 80 (flagrant dans l'utilisation des pads à 1:23). Ici aussi, on retrouve une inventivité et une intelligence rare dans le maniement et l'assemblage des timbres instrumentaux/sonores, comme à 1:50 par exemple lors de l'envolée orchestrale du motif de trois notes secondaire de Logan. Le violoncelle soliste est repris dans « Trusting » sur fond d'effets étranges des cordes, Beltrami traitant là aussi l'instrument suivant différentes techniques d'archet (notamment en harmoniques en frôlant les cordes, en glissandi, ou en trémolos sur le pont de l'instrument), sans oublier une allusion au motif de 3 notes de Logan à 1:09 à l'harmonica. La dernière partie du film sert alors de prétexte à Marco Beltrami pour déchaîner sa musique et ses idées : dissonances agressives dans « Ninja Quiet », percussions meurtrières et clusters stridents des cordes dans l'excitant « Kantana Surgery », envolée orchestrale dramatique et puissante dans « The Wolverine », sans oublier l'indispensable « The Hidden Fortress », qui, du long de ses 5 minutes, présente plusieurs idées majeures du score, avec un rappel du motif de 3 notes de Logan, et une alternance brillante entre suspense et déchaînements percussifs d'action. La bataille contre le samouraï d'argent dans « Silver Samurai » est l'occasion pour le compositeur de signer l'un des meilleurs morceaux d'action de « The Wolverine », un énième tour de force orchestral aux multiples rebondissements rythmiques dans la continuité de « Bullet Train » et « The Hidden Fortress », et qui rappelle les travaux de Beltrami sur « Live Free or Die Hard » et « A Good Day to Die Hard », débouchant sur le déchaîné et violent « Sword of Vengeance », qui marque la fin de la bataille.
Marco Beltrami signe donc une partition avant-gardiste, sombre et agressive pour « The Wolverine », délaissant tout aspect héroïque et épique pour établir un son plus complexe et élaboré sur les images, mais forcément plus difficile d'accès et moins axé 'grand public'. Entre les déchaînements d'action complexes, les orchestrations inventives et modernes et les développements thématiques subtils (le motif d'harmonica repris dans « Whole Step Haiku »), « The Wolverine » reste une réussite incontestable, que l'on appréciera davantage sur l'album, l'écoute dans le film étant plus difficile en particulier à cause d'un mixage peu généreux pour la musique. Laissez donc vos appréhensions de côté et prenez le temps de découvrir les nombreux détails d'une partition somme toute fortement intéressante, une nouvelle grande réussite musicale signée Marco Beltrami, à réserver surtout aux fans des musiques orchestrales plus dissonantes et inventives du compositeur, qui se paie ainsi le luxe d'apporter une atmosphère radicale et forte au film de James Mangold : du beau travail, en somme !
par Quentin Billard
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)