Cinezik : Quel est en tant que cinéaste votre rapport à la musique ?
Mathieu Amalric : Chaque film décide. Pendant très longtemps, je n'ai pas pu imaginer avoir le droit d'avoir une musique de film. Tout simplement. C'est quelque chose qui me faisait peur, par pudeur, ou alors c'est une musique mentale. Pour MANGE TA SOUPE (1997), l'interprétation de Glenn Gould me permettait d'avoir la distance juste pour savoir filmer cette famille, en étant à la fois extérieur et intérieur. En tant que spectateur, c'est complètement différent. Je suis pris par des musiques de films. Et parfois agacé, j'essaie de fermer les oreilles. Les gens ont peur du silence, comme dans un restaurant. C'est pour cela que dans TOURNEE (2010), il y a cette idée du silence impossible à avoir. Je peux être plus sensible au bruitage et aux sons de la vie réelle. Un crissement de pneu peut prendre en charge une note et provoquer une émotion.
En revanche, sur LA CHAMBRE BLEUE, la musique est bien présente...
M.A : Sur LA CHAMBRE BLEUE, protégé par Simenon, j'ai pu penser qu'on y avait droit, grâce au monteur, François Gédigier, grâce au coté tenu du film, qui est dans la maitrise du froid et de la pendule. Tout d'un coup, ce film peut avoir droit à une musique qui prenne en charge la brulure et l'attirance irrésistible et innommable entre ces deux corps, et aussi l'angoisse et la tragédie amoureuse.
Aviez-vous des références dans le processus musical de ce film ?
M.A : Olivier Mauvezin, l'ingénieur son du film, qui joue le mari d'Esther dans le film, m'a fait écouté des boites à musique de Stockhausen, une ritournelle qui ne sort pas de la tête. On a essayé cela. Puis un jour par hasard, Stéphanie Cléau (qui interprète Esther) dans une maison de campagne met un CD de la Rapsodie espagnole de Ravel. Tout d'un coup, cela m'a semblé possible. On a commencé à monter avec cette musique, tout en sachant très bien qu'il serait impossible de la garder. Il nous fallait du premier degré.
Comment est venu le choix de faire appel à Grégoire Hetzel ?
M.A : Connaissant bien la musique de Grégoire (on avait déja travaillé ensemble sur LE STADE DE WIMBLEDON en 2001 sur quelque chose de totalement différent), et adorant ce que Grégoire et Arnaud Desplechin font ensemble, il m'a donné la foi et le courage pour oser cela. Grégoire est un homme sensible qui a besoin de vivre des choses fortes, comme Arnaud.
Grégoire Hetzel : Mathieu m'appelle et me dit qu'il a un problème avec la musique du film. Les réalisateurs ont souvent peur de l'émotion, du premier degré, surtout en france. Mathieu me parle donc de Stockhausen, et me demande de "réchauffer son film". J'ai donc regardé le film, avec sa froideur, avec la précision d'une horloge. Il y a un compte à rebours, traversé par cette mise en scène chirurgicale. Il y a aussi une émotion sous-jacente permanente, liée à la culpabilité et à la passion. L'idée du réchauffement est donc arrivée. Il y avait pour moi une évidence, il manquait quelque chose que la musique allait combler. La musique est comme un narrateur, une voix off...
M.A : C'est vrai que la musique est comme un narrateur, elle joue avec les dialogues. Grégoire a beaucoup écrit en fonction des dialogues. J'ai vraiment découvert avec ce film le plaisir des notes résonnant avec les dialogues.
G.H : Je suis souvent dans une contradiction avec ma musique. Le personnage est heureux mais il a de l'inquiétude. Il est très inquiet mais il est traversé par cette passion. Même au moment du premier baiser, il est déjà traversé par ce qui va suivre.
M.A : Cette musique est une montagne russe, elle passe de l'angoisse à une réconciliation, et puis finalement repart dans l'angoisse...
Vous parliez de Ravel et Stockhausen comme point de départ. Comment un compositeur peut partir de ces illustres références ?
G.H : Ravel est une exigence pour un compositeur. Comment être à la hauteur ? Mais le coté désuet de Ravel fait que je ne pouvais pas refaire du Ravel.
Est-ce que les emplacements de la musique étaient précis dans les intentions initiales ?
G.H : Les placements rythmiques étaient là. J'avais des indications temporelles. Puis on s'est amusé avec ça.
Dans TOURNEE, la musique était exclusivement IN, entendue par les personnages, notamment lors des shows des héroines...
M.H : La musique était justifiée par l'image, ce sont leurs musiques, elles ont fait leur show sur ces musiques, on a mis 15% du budget du film sur les droits musicaux. Les musiques faisaient partie de leur garde robe, de leur maquillage.
Y avait-il une musique présente sur le tournage pour LA CHAMBRE BLEUE ?
M.A : Pour ce dernier film, on regardait "L'Atalante" de Jean Vigo avec la musique de Maurice Jaubert. Quand ils pensent l'un à l'autre, chacun dans leur lit, il y avait cette musique de Jaubert, ça m'aidait. Pour le déchirement de la fin, dans le procès, quand les deux personnages vont vers la tragédie, on écoutait beaucoup dans la voiture Lou Reed, une musique plutot douce avec le déchirement des guitares qui saisit. Comme pour "La Chaconne" de Bach.
Pourquoi avoir employé Bach pour la scène du procès ?
M.A : Il y a étrangement un apaisement lors du procès, c'est la fin du cauchemar. C'est une autre chambre bleue, la chambre d'accusation, il fallait également traiter le procès comme un lieu de désir. Ils se rejoignent à nouveau. A travers les mots prononcés de la plaidoirie, soudain un courant sous-marin renait en eux, et Bach vient de loin.
G.H : C'est une musique intemporelle qui dit le fait qu'ils ne soient plus dans leur temps, mais un autre temps, celui de la mort, ils vont ensemble vers leur fin. Alors que les autres musiques du film sont des musiques du temps, d'angoisse ou de passion.
LA CHAMBRE BLEUE est aussi un polar même si c'est un polar très singulier...
M.A : Oui, c'est aussi un polar, "qui a tué qui ?", c'est quand même aussi bête que ça.
G.H : Il y a le côté polar, mais c'est un polar très mental. De toute façon, entre le suspens et l'obsession, il y a un lien étrange.
On est chez Hitchcock un peu...
M.A : Partant de Ravel, musique de 1907, on fait le rapprochement avec Bernard Herrmann mais on a essayé d'éviter justement une musique herrmannienne.
G.H : Imiter Bernard Herrmann, c'est un peu compliqué. En revanche, on est parti de la source, c'est à dire Ravel.
M.A : On a sauté une époque. Le style du film, avec ses plans fixes et sa durée d'1h15 est plus proche des films noirs de la RKO. Mais pas d'hommage, pas de vintage. Le premier degré, le premier degré, le premier degré !
G.H : La musique est l'art des affects, donc on peut jouer de la multiplicité des affects. Il faut savoir le traduire par une harmonie, par un motif...
M.A : Pour arriver au générique début...
G.H : Ah oui, Mathieu me disait "Il faut que tu commences par le début".
M.A : Je cherchais à inventer graphiquement un générique et je devais pour cela partir de la musique, dans un jeu d'apparition et de disparition. Mais je n'avais pas compris qu'il fallait tout composer pour arriver à la force du thème du début, qui serait mêlé aux bruits d'amour qu'on devine peu à peu...
Quel a été le travail avec Martin Wheeler sur L'ILLUSION COMIQUE ?
M.A : Martin avait juste fait la musique de la boîte de nuit à la fin. Il mixait en direct, avec les alexandrins des dialogues, je voulais qu'il y ait le son en direct. Il n'y a pas d'autres musiques, je n'osais pas.
G.H : Mais le film ne l'exigait pas, non plus.
M.A : Sur ce film, je me disais que c'était les voix qui prennaient en charge la musique.
Malgré cette réticence à convoquer la musique, en tant que réalisateur vous aimez filmer la musique, vous l'avez fait pour John Zorn...
M.A : Oui, parce que c'est sa musique que j'aime, et ce mec. Ce type est en transe, avec sa bande. Ce qui est stupéfiant, c'est qu'il n'est pas musicien dans ces moments-là. Les partitions sont écrites, et pourtant il inocule un truc comme un magicien. Ce n'est pas un chef d'orchestre, c'est un musicien de pop. Cet homme vous donne une espèce d'énergie toute simple.
En tant que comédien, est-ce que vous aviez déjà un lien avec la musique...
M.A : J'ai dû apprendre à jouer de l'alto pour ROIS ET REINE. Ce sont à l'image les notes et les doigtés exacts. Mais c'était filmé large, il ne faut pas exagérer quand même. Et avec Damien Odoul, j'ai joué du piano. Et dans JIMMY P, il y a un moment où je fais "la la la la" parce qu'on n'avait pas le droit d'utiliser les paroles de la chanson, je me suis inspiré du compositeur Hanns Eisler.
Grégoire, vous avez aussi écrit une musique pour le dernier film de Pierre Salvadori DANS LA COUR...
M.A : Qu'est-ce que tu as fait sur le film de Salvadori ?
G.H : Très peu de choses.
M.A : J'ai beaucoup aimé le film, j'ai adoré la musique du film ! J'ai été bouleversé. Ca m'a rappelé la force des APPRENTIS, et la fin, c'est tellement honnête sur l'époque.
G.H : Pierre avait très peur du lyrisme. Il y a pleins de musiques auxquelles il a renoncées. Il disait "non pas trop", il me retenait tout le temps. Voilà quelqu'un qui a encore peur du lyrisme, en tout cas en musique.
M.A : C'est un funambule, entre la drôlerie et la détresse terrifiante. Il ne faut pas oublier que le personnage est un musicien qui a tout arrêté. Donc il ne fallait pas une musique trop sensationnelle.
G.H : Oui, elle est très neutre, très retenue.
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