Cinezik : Pour BIRDMAN, comment êtes-vous parvenu à obtenir cette partition exclusivement conçue avec une batterie, votre instrument ?
Antonio Sanchez : Tout est parti de la pensée d'Alejandro. Il voulait quelque chose de différent. On a parlé du rythme du film. Un film qui n'a pas de rythme n'est bien sûr pas aussi percutant. Donc il a poussé cela à l'extrême et voulait avoir un rythme de batterie sur tout le film. Il m'a appelé en 2013 et m'a demandé si je serais intéressé par la composition de la musique de son film, une comédie noire. Il pensait que ce serait cool d'avoir toute la bande originale composée à la batterie. Je lui ai dit que j'en serais honoré mais je ne savais pas si cela allait fonctionner ou pas, bien que je fasse confiance à son instinct de réalisateur, à son génie. Petit à petit, on a alors commencé à imaginer comment on allait procéder, et je pense que cela a très bien fonctionné au final.
Il vous a choisi pour votre propre style ?
A.S : Je pense que oui. Il m'a vu jouer pour la première fois en 2005 à Los Angeles et j'avais fait un long solo de batterie un peu improvisé. Je pense qu'à partir de là, son envie a émergé. Quand le moment est venu de se demander quoi faire avec BIRDMAN, il a repensé à ce solo de batterie et a voulu entendre cela dans son film.
A quel moment êtes-vous intervenu? Durant la phase d'écriture ou après le montage? Quelle a été votre inspiration ?
A.S : A partir du scénario, on a commencé à faire des démo. C'était juste entre lui et moi, nous étions en studio et il m'expliquait les scènes de manière très détaillée en me disant par exemple "dans cette scène, le personnage principal est dans sa loge et il a une arme, il ouvre la porte avec les pouvoirs magiques qu'il pense avoir, il devient fou, il pense à se suicider. Il s'en va ensuite dans ce long couloir, tourne... ". Il s'agissait de scènes très longues. Il me laissait ensuite improviser. Je lui ai alors demandé de s'asseoir en face de moi, d'imaginer la scène pour que je puisse l'imaginer avec lui. Quand il voyait la prochaine étape de la scène il me faisait un signe de la main afin que je comprenne. Il me donnait des indices visuels pour me permettre d'accentuer l'action. Voilà comment on a procédé au début. Ils ont ensuite utilisé ces démo pour répéter, afin que les acteurs se rendent compte de ce à quoi allait ressembler la musique et le rythme. Par exemple, si quelqu'un marche dans un couloir, alors s'il entend le tempo d'un rythme de batterie, il va certainement marcher à une autre cadence que s'il n'entendait rien. Cela a aidé les acteurs. Ensuite bien-sûr, quand le film était fini, j'ai tout refait en regardant le film et en ayant des choses bien précises en tête, comme le dialogue ou les mouvements. Je me disais par exemple "quand il dit ce mot, j'arrête, et quand il dit cet autre mot, je recommence. Quand il frappe le mur avec sa main, je veux quelque chose qui en impose...". J'étais vraiment attaché au fait de garder les mêmes instincts que ceux que j'ai quand j'improvise avec mon groupe. Je réagissais de la même façon, sauf que cette fois je réagissais à une intrigue, à des acteurs, à une histoire. Ce n'était pas si différent pour moi.
Vous avez donc improvisé avec ce film comme Miles Davis l'a fait pour "Ascenseur pour l'échafaud" ?
A.S : Oui tout à fait. Mais vous savez, l'improvisation c'est de la composition. C'est juste de la composition en temps réel, sur le vif. Si j'avais mis cinq mois à le faire, cela aurait certainement donné le même résultat ou peut-être moins bien, car parfois votre première réaction est la bonne. J'ai beaucoup d'expérience en improvisation et je pense que c'est aussi pour cela que ça a fonctionné.
Est-ce que le cinéma inspire votre travail personnel?
A.S : Non pas spécialement. Je ne pense pas que j'ai une source d'inspiration en particulier. Mon inspiration vient de beaucoup de choses différentes. J'ai toujours adoré le cinéma, ma mère a toujours été impliquée dans le monde du cinéma à Mexico, mon grand-père est un acteur, il a fait plus de 50 films. Donc j'ai toujours été très intéressé par la comédie, le théâtre, les films, le milieu de l'audiovisuel, mais je pense que je m'inspire de beaucoup de différentes choses. J'aime quand ma musique est cinématographique dans le sens où elle devient visuelle, elle inspire des choses visuelles au public. C'est de cette manière que j'aime rapprocher ma musique des films.
Après BIRDMAN, souhaitez-vous continuer dans le cinéma ou était-ce une expérience unique pour vous?
A.S : Je ne sais pas, il me reste encore à me décider là-dessus. Je sais qu'il n'y aura toujours qu'un BIRDMAN, sauf s'il y a un BIRDMAN 2 mais je ne pense pas. Ce que j'ai aimé, c'est de pouvoir faire ce que je sais faire, ce que j'aime faire. Ce n'est pas comme si j'avais dû faire quelque chose de complètement différent, complètement en dehors de ma zone de confort. Et puis, pour être honnête, j'ai entendu de beaucoup de compositeurs de films que cela pouvait être assez compliqué de travailler avec certains réalisateurs, qu'ils doivent ré-écrire leur musique de nombreuses fois. J'adore composer la musique de mes projets personnels. Si c'est pour passer trois mois à écrire tous les jours, je préfère que ce soit pour mes projets, que je puisse partir en tournée dans le monde entier pour faire écouter cette musique. C'est là le but principal de ma musique. L'objectif principal de la musique de film n'est pas la musique elle-même mais de servir le film, de lui faire faire ce que le réalisateur souhaite et de permettre les effets dramatiques. Elle est donc d'une nature bien différente. Je suis donc encore en train de me poser des questions sur cela. Je vais travailler sur un autre film l'année prochaine. C'est une petite production indépendante. Je veux voir ce que ça donne sur un autre film et après peut-être je pourrai me décider. Il y a des gens qui aimeraient que je continue dans cette voie mais je ne sais pas si je veux vraiment faire quelque chose de complètement différent de ce que je fais actuellement. Composer de la musique pour un orchestre ne m'intéresse pas vraiment pour être honnête. Et même si je voulais en écrire, je préférerais le faire pour mes propres projets plutôt que de faire de la musique de second plan pour le cinéma. Je suis indécis. Seul le temps nous le dira.
Ne considérez-vous pas la musique de BIRDMAN comme votre propre musique?
A.S : Quand j'entends cette musique, je m'entends, ça c'est sûr. Mais si je devais sortir un album fait principalement à partir de solos de batterie, je ne le ferais pas comme cela. J'ai le projet de faire un album de solos pour proposer ma propre version, en totale liberté, sans avoir à m'accommoder avec la vision de quelqu'un d'autre.
Quels compositeurs de musique de film aimez-vous?
A.S : J'aime John Williams bien-sûr qui est un génie, Hans Zimmer, Alexandre Desplat, Johan Johansson, tous ces compositeurs qui nous sont devenus très familiers ces dernières années car ils ont travaillé sur des films pour lesquels nous nous sommes retrouvés dans les mêmes cérémonies de remises de prix. Je pense à Danny Elfman aussi. Ce sont des compositeurs incroyables de musique de film.
La batterie n'est pas un instrument habituel au cinéma, il y a davantage de violon...
A.S : Oui. Je pense d'ailleurs que cela a été un problème lors des Oscars. C'est l'une des raisons pour lesquelles cette musique a été disqualifiée. Beaucoup de gens de l'Académie ont considéré que ce n'est pas vraiment de la musique de film. Mais pour moi, une bande originale percutante est une musique qui sort du lot, qui sert le film et qui est originale. Peu de gens peuvent dire que ce n'était pas la bande son la plus originale de l'année. Peut-être que certaines personnes aiment cela, d'autres non, mais on ne peut pas nier son originalité. J'ai tout fait tout seul vous savez, je n'ai pas utilisé d'orchestre, je n'ai pas du tout utilisé d'électronique, c'était vraiment un "one-man show". Peut-être que certaines personnes n'ont pas apprécié cela. Beaucoup de musiciens ont aimé mais quand il s'agit de la récompenser, ils n'étaient plus si convaincus. Mais je dois dire que la controverse autour de l'élimination des Oscars nous a plus aidés que si nous avions été nommés.
Vous avez travaillé sur ce film au bon moment, aujourd'hui il y a de plus en plus de musiques sans mélodie, la musique rythmique est tendance...
A.S : En effet, car la batterie peut être très expressive mais elle ne vous dit pas spécialement ce que vous êtes censé ressentir. Cela me pose problème dans pas mal de bandes originales. Quand il y a une scène triste, on met des accords mineurs, quand il y a une scène heureuse, on met des accords majeurs, et la musique vous dit ce que l'on est censé ressentir à ce moment. Je n'apprécie pas cela. J'aime que la musique vous donne une impression de ce que la scène dégage mais pas que celle-ci vous donne, tout cuit dans le bec, les émotions que vous êtes censés ressentir à des moments précis. C'est le grand avantage de la batterie : elle peut transmettre une énergie sans vous dire exactement ce que vous êtes censé ressentir précisément.
On peut penser à Whiplash où la batterie est un véritable personnage. Dans BIRDMAN, la batterie est l'esprit de Michael Keaton...
A.S : C'est ce que l'on a essayé de faire avec Alejandro, on a voulu donner à voir l'état mental de Reagan Thompson par la musique et parfois on ne sait pas si la batterie est dans sa tête, dans la bande son ou dans la rue. Je trouve cela vraiment cool que la batterie ait pu être un peu partout sans que l'on puisse savoir vraiment d'où elle venait, si c'était de sa tête, de la bande son du film ou de quelqu'un qui en jouait vraiment dans la scène. Je trouve cela très intelligent.
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)