Cinezik : Quel rapport avez-vous à la musique ?
Paul Vecchiali : Je suis fou de musique, je ne peux pas vivre sans musique. Dans mon enfance, j'écoutais Fréhel, Suzy Solidor, Damia (Marie-Louise Damien), et petit à petit je suis arrivé à la musique classique, mais beaucoup plus tard, à 22 ans. Je l'ai écouté d'une oreille un peu distraite, j'écoutais tout sans chercher à faire de la culture. Je suis toujours resté fou de variété française, Brassens, Ferrat, Léo Ferré surtout, lequel devait faire la musique de L'ÉTRANGLEUR (1972), c'est ainsi que j'ai rencontré mon compositeur Roland Vincent. Il y avait une chanson dans L'ÉTRANGLEUR. Ce sont des femmes que l'étrangleur assassine, des femmes malheureuses, et parmi ces victimes il y a une chanteuse. J'ai écrit sa chanson d'abord au brouillon, mais elle n'était pas bonne, je le savais. Ferré reçoit le scénario du film et l'adore. On s'est vus 3/4 fois et à chaque fois sa secrétaire me disait qu'il ne le ferait pas, qui n'en a pas le temps. J'ai donc appelé pour interpréter cette chanson les chanteuses Corinne Marchand et Jacqueline Danno, celle-ci me disait aussi que Ferré ne le ferait pas. Elle était du métier et connaissait un pianiste - mélodiste formidable qui ferait volontiers la musique de mon film. On l'appelle et il me donne rendez-vous le lendemain. C'est ainsi que je rencontre Roland Vincent. Il m'a dit cette chose qui m'a beaucoup plu : "ne me racontez surtout pas l'histoire, parlez-moi, parlez-moi de ce que vous voulez". Je lui ai donc parlé de la nuit...
Vous qui êtes fou de musique, aviez-vous des références à lui faire entendre ?
P.V : Surtout pas ! Sinon je l'oriente et cela devient dissertatoire. Il m'invite à dîner pour me faire écouter des choses qu'il a écrites. Il me fait écouter le thème de la nuit. Je me suis alors demandé comment il avait fait pour être dans ma tête ! Puis il m'indique qu'il n'aime pas ma chanson et m'oriente vers sa femme qui est parolière. Elle a ensuite écrit quelque chose sur sa musique, c'était "Je me ferai marin". En l'écoutant, je lui dis "vous, je ne vous quitte plus !". Depuis, on est très liés sur le plan du travail et sur le plan de l'amitié, avec des hauts et des bas comme toujours. On s'est perdus de vue en 2015 avec NUITS BLANCHES SUR LA JETÉE et C'EST L'AMOUR. On s'est retrouvés cette année sur LE CANCRE, et c'était merveilleux !
Comment et à quel stade travaillez-vous la musique de vos films ?
P.V : J'ai toujours eu la musique avant de faire le film, depuis toujours. J'ai eu une seule altercation au moment de faire L'IMPURE (1991) pour la télévision (Antenne 2). Le directeur de production me demande ce que je veux pour la musique. Je lui dis Roland Vincent. Il me réponds qu'il va le contacter mais qu'on a le temps car je vais partir en tournage. Je lui dis "non non non, il me faut la musique avant". Il est surpris : "ça ne se fait pas". Je lui dis donc "tampis ça ne se fera pas". Il me demande un argument. Je lui en donne un : "vous me dites qu'Alain Delon veut revenir au cinéma, qu'il sera le protagoniste principal du prochain film, mais qu'il n'est pas libre, que je peux alors tourner et ensuite on le mettra en incruste. Voilà ce que vous me proposez!" Il n'a rien pu dire contre ça. Pour moi, la musique est un segment parallèle. Ce que Roland ressent en lisant le scénario, il me le donne.
Il a carte blanche ou lui donnez-vous tout de même quelques indications ?
P.V : Je donne des indications, comme je le fais à un décorateur. Je lui donne un listing de musiques avec des minutages très précis. S'il dépasse de quelques secondes ce n'est pas un problème, mais généralement il est très respectueux. Quand on monte, ça colle. Il n'y a pas de dialogue entre nous, il y a un listing. J'indique ce que je veux au niveau du minutage, c'est tout. Le compositeur me fait des démos, demande mon avis, quelques fois il me fait une longue démo alors qu'on sait qu'on en prendra qu'une partie. D'autres fois il n'y a pas de démo, il m'envoie directement le CD avec toutes les musiques. On s'est rencontrés sur L'ÉTRANGLEUR et ça a marché tout de suite ! Il me comprend, il me connaît, il sait ce que je cherche, il sait quand je veux un contrepoint, quand je veux quelque chose qui bouste l'univers ou au contraire qui le contrarie.
Une fois les musiques du compositeur livrées en amont, vous en disposez comme vous le voulez ?
P.V : Je ne lui ai jamais refusé une musique. Cela aurait pu arriver, car parfois il me dit que s'il y a une musique qui ne me plaît pas, je peux la jeter. Il sait où je veux aller, il sait comment je fonctionne. Je n'ai jamais touché à une seule note. Il y a une telle osmose entre nous. Quand on a fait À TITRE POSTHUME (1986, TV), je voulais monter mon film même si à la télévision ce n'était pas permis. Il y avait des monteuses qui me servaient d'assistantes, je leur demande de monter la musique, elles étaient surprises que Roland n'ait pas vu film. Pour CORPS À CŒUR (1978) avec Gabriel Fauré, on a dû user quatre disques, qu'on écoutait du matin au soir. On sent bien dans ce film que le jeu même des acteurs était conditionné par Fauré.
Vous aimez faire chanter les acteurs, cela vous vient d'un amour de la comédie musicale ?
P.V : Cela me vient d'un film précis, COEUR DE LILAS (de Anatole Litvak, 1932), dans lequel Jean Gabin chante "La môme caoutchouc". C'est un petit truand de bas étage. Un flic se fait passer pour quelqu'un d'autre. Jean Gabin voit sa femme avec ce policier, il se retourne et on s'attend à ce qu'il réagisse violemment contre lui, mais il se met à chanter "La môme caoutchouc". Toute sa colère passe dans la chanson. Je me suis dit : c'est formidable ! Je pense que les mots doivent s'arrêter au moment où ils deviennent impudiques, car la chanson est pudique. La chanson est ailleurs, elle suggère plus qu'elle ne donne. J'ai appliqué ça dans FEMMES FEMMES (1974) sur le raptus de Hélène Surgère contre Noël Simsolo. Elle fredonne "les hommes en somme". Cela n'est pas en rapport direct avec ce qui se joue mais quand elle chante, toute la colère en elle va se dissiper dans la chanson. C'est le cinéma que j'aime. Je l'ai appris dans "La môme caoutchouc".
Vous écrivez aussi les paroles de chansons ?
P.V : Quand j'étais au lycée, j'écrivais des poèmes tout le temps à la femme que j'aimais. Puis j'ai fait autre chose. Quand je suis rentré à Polytechnique, je ne pouvais pas faire encore de cinéma, alors je me suis mis à écrire, un roman, pendant les cours. Je ne sais pas composer la musique, mais j'ai écrit un poème dans HUMEURS ET RUMEURS (2008) et je l'ai chanté dans la rue. Les gens me prenaient pour un fou. J'ai eu un peu honte. Roland l'écoute et me dit "c'est bien, c'est très bien, je te l'orchestre". J'aurais beaucoup aimé être compositeur, mais je ne sais pas le faire, je peux juste inventer des musiques en les chantonnant. Quand on s'est fâchés avec Roland sur À VOT' BON CŒUR (2004) quand il ne voulait pas finir le film, je l'ai donc fait. J'ai chanté l'air aux comédiens et ils m'ont copié. Il n'y avait pas d'orchestration, c'était en direct sur le tournage sans play-back. Je me suis rendu compte que j'avais un peu la musique dans le sang. Encore aujourd'hui, avec LE CANCRE, Roland vient de me refuser une chanson, il ne la sentait pas, je crois que je vais m'y mettre, je vais la chanter, un peu comme un slam, il sera surpris !
Quels sont les compositeurs de cinéma que vous appréciez ?
P.V : Pour moi Nino Rota est sûrement un des plus grands musiciens au monde ! Mais Ennio Morricone ce n'est pas possible, c'est de l'illustration bête, je n'aime pas, c'est vraiment de la musique faite après, ça se sent !
Vous avez un attachement à la mélodie...
P.V : Ah oui, je suis très attaché à la mélodie. Si je veux autre chose, je vais fouiller dans le classique, par exemple pour EN HAUT DES MARCHES (1983), il y a du Bach. Jusqu'à maintenant, je n'aurais jamais imaginé un de mes films sans musique, en y pensant toujours avant, même quand je choisis du classique.
Pour finir, évoquons votre diptyque avec Catherine Vincent au pupitre : NUITS BLANCHES SUR LA JETÉE et C'EST L'AMOUR (2016)...
P.V : Pour NUITS BLANCHES SUR LA JETÉE, c'est donc la première fois que je travaille avec Catherine & Vincent. Je leur disais que je voulais un piano d'enfant pour le début, car je voyais beaucoup l'enfance dans ce film. Il y a aussi les éléments de générique, et la chanson de fin pour laquelle j'avais écrit des mots sur un papier mais je voulais les laisser complètement libres. Leur chanson m'a convenu. Ensuite, il y avait la danse. On a beaucoup travaillé pour cette scène, à chaque fois je leur disais que ce n'était pas suffisant... J'étais un peu timide, je n'ai jamais fait ça à Roland Vincent, mais entre Roland et moi il y a une osmose incroyable, alors qu'avec Catherine Vincent on ne se connaissait pas encore. J'étais plus directif avec eux. Mais je ne l'ai plus été par la suite. La première fois, ils ont un peu paniqué car remplacer Roland Vincent n'était pas évident, car ils connaissaient les liens qu'on avait, ils avaient l'impression d'être un peu des intrus dans mon univers.
Pour C'EST L'AMOUR, j'ai écrit une chanson qui s'appelle "Hello Madame", J'ai appelé Roland comme toujours. Il me dit que cette chanson est ringarde, il me dit adorer le scénario, qu'il veut faire le film, mais qu'il ne veut pas de cette chanson. Je lui dis alors de ne pas faire le film, qu'il n'a rien compris au scénario. Je lui ai dit ça en toute amitié. J'ai donc demandé à Catherine Vincent car ils avaient déjà fait NUITS BLANCHES SUR LA JETÉE. Je voulais une chanson pour ce film, je ne voulais pas l'appeler "c'est l'amour", ça s'appelle donc "That's Love". J'ai écrit la chanson en anglais bien que je ne parle pas beaucoup anglais. Et Catherine m'a proposé de faire un mélange avec l'espagnol. Ensuite, je leur ai demandé d'écrire une chanson sur la peur, puisque c'est un film qui traite plus de la peur que de l'amour. C'est "Ho Paura", en italien. Quand ils chantent eux-mêmes dans le film sur l'estrade devant la mer, on a d'abord enregistré sur place en direct avec le play-back musique, on les a ensuite filmés avec deux caméras chantant en play-back (une chose que je n'ai jamais faite avant), et après on a envoyé le nouveau play-back pour les danseurs. Chez moi, c'est à la fois construit et libre.
Pascal Cervo (acteur dans NUITS BLANCHES SUR LA JETÉE et C'EST L'AMOUR) : C'est exactement ça !
P.V : Il y a un témoin ! Pour C'EST L'AMOUR, consciemment ou inconsciemment, les comédiens se sont calés sur les clapotis de la mer/
P.C : Puisque que l'idée était de ne faire qu'une prise à chaque fois, il fallait intégrer les accidents sonores. S'il y avait un avion ou un bateau qui passe ou un autre son qui vient interrompre notre dialogue, il fallait l'intégrer, cela nous a rendu très sensible à l'ambiance sonore de cet endroit. Chez Paul, il n'y a jamais de micro-cravates, la présence des voix dans NUITS BLANCHES SUR LA JETÉE est étonnante par rapport au lieu, avec le vent, la mer, comme on distingue vraiment bien nos voix, il y a un travail de son et de mixage incroyable ! Astrid et moi, on a jamais dû jouer très fort pour se faire entendre, on a toujours pu rester dans une certaine intimité dans ce rapport à deux. Je trouve d'autant plus étonnant le résultat sonore du film.
P.V : Le mixage permet de mettre la voix en premier plan dans le son, mais ce n'est pas truquer le son, c'est juste monter un des paramètres.
Vous chantez aussi dans ces deux films...
P.V : Il n'était pas sensé chanter, mais juste se rappeler un souvenir de l'opéra de Bizet, il le chantonne, il ne chante pas faux, dans "Deux Rémi, deux" (de Pierre Léon, 2016), il chante même très bien !
P.C : Je ne sais pas si je chante bien, mais j'adore chanter !
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)