Cinezik : Vous avez eu de nombreuses collaborations avec des réalisateurs britanniques : Stephen Frears, Neil Jordan, Terry Gilliam, Ken Loach... Quelles sont les particularités de chacun ?
George Fenton : Les réalisateurs, s'ils sont d'une certaine manière des auteurs, ont comme le romancier cette faculté de persuasion à propos du type de sujets qu'ils veulent traiter ou du type de questions qu'ils veulent soulever dans leurs films. Il y a beaucoup de variété en terme de types de films que l'on peut faire avec eux, car ils vont et viennent afin de trouver un sujet qui leur semble important et qu'ils veulent approfondir. Ceci est particulièrement vrai pour Ken Loach. Quand il fait un film sur les révoltes irlandaises, sur la guerre civile en Irlande, sur le 19e siècle, il fait un film qui traite d'oppression et de lutte. Pareil lorsqu'il fait un film sur la guerre civile espagnole, il fait un film sur l'oppression et la lutte. C'est d'ailleurs la même chose pour ses films sociaux réalistes qu'il a réalisé en Grande-Bretagne. Je dirais d'ailleurs que cela est vrai pour la plupart des réalisateurs anglais avec lesquels j'ai travaillé, chacun à leur manière. Richard Attenborough est pareil, il a fait des films sur des sujets qui le touchaient réellement. Pour Terry Gilliam, c'est la même chose: il s'agit d'une sorte de vision du futur, cette anarchie dans laquelle la société va commencer à se retrouver. Je trouve cela vraiment très intéressant. Parfois, les réalisateurs abordent des thèmes plus généraux mais la meilleure chose pour moi a été la grande variété de sujets sur lesquels j'ai pu travailler grâce à ces collaborations.
Ken Loach aime la réalité, Terry Gilliam préfère le rêve. En tant que compositeur, que préférez-vous ?
G.F : La question est intéressante. On pourrait imaginer que le rêve est plus intéressant que la réalité et dans une certaine mesure, cela est vrai car ce que vous écrivez est davantage fantastique. Mais en fait, ce que j'adore quand je travaille avec Ken, c'est la manière dont la musique se développe avec le film. Il n'y a d'abord qu'une note, et ensuite elle se développe alors que l'histoire avance, pour devenir cette toile bien plus grande et complexe. C'est difficile car en composition de musique de films, on aime que la musique soit présente le plus tôt possible dans le film, que le spectateur se familiarise au plus vite avec cette musique. Mais dans les films de Ken Loach, on part de rien et c'est seulement ensuite que la musique se développe. Ecrire quelque chose d'épuré devrait être plus simple mais en fait c'est parfois plus compliqué.
De quoi vous inspirez-vous le plus pour composer : du script, de vos échanges avec le réalisateur ou des images?
G.F : Je pense que ce sont des images. Au début de ma carrière, j'ai travaillé sur un film adapté d'un roman. J'ai lu le roman avant de voir le film et tous les préconçus que j'avais développés étaient faux pour le film. Je répondais au livre, le film aussi, mais pour moi l'important était de répondre au film. Ce qui est intéressant d'ailleurs c'est que Ken Loach ne me laisse jamais lire un scénario. La première fois que je découvre l'histoire c'est quand je vois un premier montage du film. Il pense que c'est la première réponse qui fonctionne et c'est ce qu'il fait avec les acteurs aussi. Il est intéressé par leur première réaction. Il a toujours un script mais ils ne savent pas ce qu'il y a dedans et il obtient ainsi une première réaction de leur part. Il aime cela également en musique. Les images en disent long, et c'est un moment important quand vous les voyez pour la première fois, vous êtes le premier public de ces images et c'est votre devoir de vous rappeler ce rôle.
Votre travail commence alors quand le film est en phase de montage ?
G.F : Cela dépend du film. Avec Richard Attenborough, assez souvent j'écrivais des morceaux qui seraient des parties intégrantes du film. Par exemple dans SHADOWLANDS, le film commence avec un choeur qui chante dans la chapelle de l'université d'Oxford. J'avais écrit ce chant pour le film et c'est devenu utile pour l'école.
Dans un certain film de Ken Loach, la musique apparaît comme un vrai sujet, comme dans JIMMY'S HALL...
G.F : Oui, c'était très intéressant car Ken aime beaucoup la musique et lorsqu'il traite la musique comme un sujet à part entière du film, c'est alors un processus différent. La musique est en général quelque chose d'ajouté au film, tandis que quand elle en est une partie intégrante, cela peut exprimer beaucoup de choses. C'était un super travail sur ce film comme pour tous ses films. Avec CARLA'S SONG qui se déroulait au Nicaragua, je n'ai pas lu le script mais je suis allé au Nicaragua. On savait qu'il y allait avoir de la musique dans le film avec quelqu'un qui jouait de la guitare donc je suis allé avec lui au Nicaragua. Et pareil pour JIMMY'S HALL, je suis allé en Irlande et j'ai recherché des anciens disques. L'histoire du personnage principal du film est celle de quelqu'un qui est parti au Etats-Unis et qui revient, il est allé dans tous les « dancehalls », donc j'ai recherché tout cela. Ce sont des choses que l'on peut faire en amont mais ensuite, on doit attendre de voir les images. C'est un processus intéressant.
Et vous incluez des sonorités traditionnelles dans votre musique...
G.F : Oui, j'adore ça, car travailler avec la musique propre à une culture est toujours très intéressant. Je pense à un autre réalisateur avec qui j'ai fait 6 films: Nicholas Hytner. C'est un metteur en scène de théâtre mais il a fait LA FOLIE DU ROI GEORGE (1994) dans lequel il y avait beaucoup à gérer. Il a aussi fait LA CHASSE AUX SORCIÈRES (1996), L'OBJET DE MON AFFECTION (1998), THE HISTORY BOYS (2006) et il vient de faire un film en Angleterre qui s'appelle THE LADY IN THE VAN (2015). Chacun de ses films ont des tissages musicaux différents et dans plusieurs d'entre eux, j'ai convoqué des emprunts musicaux suite à des recherches. J'aime pouvoir ajouter à ma partition une autre musique déjà existante, particulièrement pour les films d'époque, c'est vraiment mieux.
Est-ce que les réalisateurs vous donnent des références pour votre composition?
G.F : Parfois. THE LADY IN THE VAN parle d'une femme qui étudie en Angleterre avec un célèbre franco-suisse, Alfred Cortot, qui était célèbre pour jouer Chopin. Donc il y a plein de petits extraits de Chopin à l'intérieur. C'est bien, je trouve que ça libère des choses d'inclure une autre musique ou de travailler à partir d'une autre musique.
Et que pensez-vous d'Hollywood ? Vous avez travaillé à Hollywood avec Stephen Frears, en quoi cela est différent du travail en Angleterre ?
G.F : Je ne travaille pas beaucoup à Hollywood. En ce qui me concerne, je préfère vivre et travailler à Londres et cela pour des raisons personnelles. L'avantage de cela, en étant loin d'Hollywood, c'est qu'on peut avoir plus de variété dans ses projets, on peut passer de films en films, faire d'autres choses, c'est plus varié ! A Hollywood, ce que vous observez je pense, et ce dont j'ai pu faire l'expérience, c'est que si vous faites un genre de film qui rencontre beaucoup de succès, alors vous entrez un peu dans un schéma dans lequel vous ne faites plus que ce type de films. Cela peut être très bien et avoir des avantages mais ce n'est pas pareil pour moi que d'avoir une relation de collaboration avec un réalisateur précis. Je préfère cela personnellement. Je pense que l'autre phénomène à Hollywood aujourd'hui est un phénomène cyclique. Il y a des périodes durant lesquelles beaucoup de films sont produits pour des raisons économiques parce que les studios ont très peur de risquer de perdre de l'argent avec certains films. Il y a trop de films que les réalisateurs souhaitent faire mais qui ne sont pas commerciaux. Je pense qu'aujourd'hui nous arrivons au bout de ce cycle. Il y a d'avantage de personnes qui produisent des films plus intéressants et le public a développé son appétit pour ce type de films. On sort tout juste d'une période où la mode a été aux grandes franchises de films, ces productions très chères avec beaucoup de macro-management autour du produit global, incluant le domaine de la musique bien-sûr. Le résultat de cela, selon moi, est que la musique dans ce type de films tend à être très similaire d'un projet à l'autre. Vous allez voir un film d'action puis un autre, et vous entendez les mêmes sons, les mêmes rythmes !
Le style « Hans Zimmer » ?
G.F : Oui, oui, c'est très bien, je n'ai aucun problème avec ce style, mais je pense que la répétition est le résultat de cette angoisse qui veut à tout prix rendre les films populaires. On se dit que cela a marché auparavant donc que ça va marcher de nouveau ! Maintenant que l'on reprend confiance en les réalisateurs, qu'on leur donne plus de liberté, je pense que nous allons voir dans les 5 ans à venir des films beaucoup plus intéressants et populaires avec un grand succès commercial et davantage de variété.
Vous avez signé la musique de films politiquement engagés, avec Ken Loach ou vos documentaires tels que EARTH (2007), BEARS (2014)... Comment manifestez-vous votre engagement quand vous écrivez la musique de ces films ?
G.F : Je ne me considère pas comme une personne politique, dans le sens où je ne me sens ni politicien ni porte-parole de quoi que ce soit, mais je pense que les films sont de bons moyens de communication pour parler aux gens, ils peuvent facilement les convaincre de certaines choses en les touchant. Et ce, sans que cela relève du dogme, sans marteler les crânes avec des idées, ils se contentent de montrer les choses. J'apprécie donc beaucoup lorsque les projets sur lesquels je travaille ou sur lesquels je peux décider de travailler, ont un intérêt pour les gens. Cela est implicite dans les documentaires sur la nature, et je suis très heureux de soutenir ces messages implicites. C'est d'ailleurs la raison originale pour laquelle j'ai fait le programme de concerts "La Planète bleue" (DEEP BLUE, film de 2003). J'ai créé un mouvement particulier dans le concert qui n'est pas dans le film afin de rendre le message clair, ce que j'ai fait pour tous les concerts.
Votre musique est marquée d'une certaine dignité envers les personnages, elle n'est pas écrasante, ni supérieure, elle sait trouver sa juste mesure. Est-ce ce à quoi vous vous attachez ?
G.F : Je suis très heureux si vous pensez cela. En effet car c'est mon état d'esprit envers les personnages. Vous pouvez faire s'exprimer un personnage et s'exprimer son statut de plein de manières différentes mais le plus important est de rester fidèle à ce personnage. Je n'aime pas les bandes originales qui, d'une certaine manière, tendent à être un peu trop vaniteuse comparé à ce qu'il y a à l'écran. Ces bandes originales sont selon moi plus une question d'ego et je pense que c'est une erreur. Donc je suis heureux si vous pensez que je suis fidèle aux personnages.
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