Ecoutez l'interview au sein de l'émission de radio (dés 5:55):
Cinezik : Votre collaboration a débuté sur TIREZ LA LANGUE, MADEMOISELLE (2013)...
Benjamin Esdraffo : On se connaissait déjà car avant de faire des musiques de films j'avais écrit dans une revue commune "La lettre du cinéma". Et il y a quelques années j'étais un peu assistant réalisateur, notamment sur deux films de Serge Bozon, et sur un court-métrage d'Axelle. Du coup, comme on était amis, la rencontre s'est faite naturellement.
Vous n'êtes pas du sérail de la musique de film, vous venez de la scène...
B.E : Cela fait 10 ans que j'accompagne Barbara Carlotti et que je joue dans divers groupes occasionnellement, comme Fugu (avec Mehdi Zannad). TIREZ LA LANGUE, MADEMOISELLE a été ma véritable première musique de film, après les chansons que j'ai co-écrites pour LA FRANCE (Serge Bozon, 2007) avec Mehdi Zannad, et un peu de musique pour L'IDIOT (Pierre Léon, 2008).
Axelle, quel est votre rapport à la musique en tant que réalisatrice ?
A.R : Je trouve très souvent la musique au cinéma académique. Je suis rarement satisfaite de la manière dont la musique est utilisée dans les films, surtout dans les films d'aujourd'hui. Je déteste l'académisme musicale. Benjamin est un musicien extraordinairement cinéphile, qui a déjà réalisé un moyen métrage, ça m'intéresse une personne qui a un œil cinéphile, qui connaît le cinéma, et qui a en même temps une oreille avertie. C'est une alliance qui n'est pas si fréquente.
Pour LA PRUNELLE DE MES YEUX, aviez-vous dès le départ un désir de comédie ?
Axelle Ropert : Le projet initial était d'allier deux choses qui sont assez rarement associées dans le cinéma français : le comique et le romantisme. Souvent dans le cinéma français, soit on a des comédies où il n'y a pas d'amour, soit on a des films d'amour très sérieux. J'avais envie qu'il y ait un peu des deux, de pousser le comique et l'amour très très loin l'un et l'autre dans le même film.
Quelle était l'intention musicale pour LA PRUNELLE DE MES YEUX ?
B.E : La commande d'Axelle était liée au départ à la Lettre à Élise, puisque le personnage joue ce morceau au piano. Axelle m'en a demandé des variations. Au final, cette musique est plus pop que celle du film précédent.
A.R : Il y avait un double enjeu : premièrement celui de trouver une musique romanesque qui ne fasse pas "vieux films en costume à rombière et musée Grévin". C'est très difficile de composer une musique romanesque contemporaine sans tomber dans l'académisme. Le deuxième enjeu, plus dur, était de faire une musique pour les passages de comédie, une musique drolatique. Dès qu'on commence à faire cela, on peut tomber sur des musiques sautillantes très cheap. La consigne la plus difficile pour Benjamin était de faire ce type de musique qui accompagne les scènes de pure comédie, mais qui en même temps ait une certaine ampleur.
La musique du film est liée aux personnages, elle les définit, Mélanie Bernier joue au piano "La Lettre à Elise" tandis que Bastien Bouillon joue du Rebetiko (instrument grec)...
A.R : J'aime beaucoup la musique dans la vie. Quand on fait connaissance, il suffit souvent de parler de musiques pour tout de suite voir si on s'entend ou pas avec la personne. J'aime les gens passionnés par la musique. C'est assez personnel. Et là il était drôle de mettre en présence des personnages aux goûts antithétiques musicalement (entre le classique et la vieille musique grecque du Rebetiko), de les rendre comme chiens et chats et de voir comment le chien et le chat peuvent s'aimer à la fin.
Aviez-vous des références à son égard ?
A.R : Pas du tout. C'était un travail artisanal, séquence après séquence.
B.E : Comme on se connaît bien, je passe au montage, on fait des essais, on rabote, on prolonge telle ou telle direction. Je ne fais pas le travail dans mon coin. Cela se fait beaucoup ensemble par tâtonnements.
A.R : Il y a tout de même dans le film des musiques qui ne sont pas de Benjamin, notamment un titre qui est l'emblème du film, une chanson qu'on entend aux génériques de début et de fin, "Love at first sight" de The Gists, un groupe pop new wave du début des années 80. Cette chanson a été reprise par Etienne Daho et était devenue un Hit. Elle a quelque chose d'à la fois très doux, mélancolique et en même temps d'assez dansant. Je l'ai donnée très tôt à écouter à Benjamin, comme une boussole, une direction donnée.
Et plâne dans le film la figure de Marika Papagika...
A.R : Marika Papagika est une star en Grèce. Elle joue du Rebetiko, une sorte de blues très populaire en Grèce depuis les années 20. Elle est aussi très connue aux États-Unis dans la communauté grecque. Mais en France pas du tout. Je la connais grâce à un article des Inrocks à son sujet. C'est la phrase "Elle a écrit la chanson la plus triste au monde" qui a attiré mon attention. J'ai trouvé ses musiques tellement intéressantes pour le cinéma, tellement romanesques, que je les ai utilisées.
Et on entend aussi du Rebetiko écrit par l'acteur Antonin Fresson...
A.R : Il joue dans le film un garçon qui adore le Rebetiko et qui aimerait bien devenir chanteur. Il se trouve que l'acteur est aussi musicien dans la vie, donc je lui ai demandé d'inventer sa version 2016 du Rebetiko. On le voit donc chanter dans le film et jouer à la guitare un morceau. Je trouve la séquence assez merveilleuse.
Benjamin, comment ce Rebetiko transparaît dans votre musique ?
B.E : Elle transparaît très peu, mis à part une reprise moderne d'un thème de Marika Papagika, dans une séquence où je reprends l'introduction du morceau.
Sans cesse dans le film, la musique des personnages se prolonge dans la partition...
A.R : L'idée était que le cheminement de la musique suive le cheminement du film, qui commence comme une franche comédie avec beaucoup de disputes et d'échanges pour peu à peu se diriger vers un amour qui s'infiltre dans la relation. Le côté comique percutant fait place au romantisme. L'idée était donc que la musique suive ce chemin. Au début la "Lettre à Élise" est montrée comme une musique usée, que l'on ne peut plus écoutée, et dans la seconde partie du film Benjamin a recomposé le morceau pour en révéler le lyrisme. C'est comique et tragique.
B.E : J'aime beaucoup quand la musique prolonge l'univers des personnages. J'ai un exemple en tête : "Angel Face" (1952) de Otto Preminger, avec la musique de Tiomkin. A un moment, l'héroïne passe à côté d'un piano et joue quelques notes. Ces notes se mêlent ensuite à la partition. J'y ai pensé quand on a fait cette scène où elle fait une note au piano. J'en ai gardé le tempo.
Cette partition se met au service du film et de ses personnages, mais aviez-vous également le souci qu'elle puisse s'écouter seule ?
B.E : La musique de film répond avant tout à une commande, avec des questions de durée, et un travail de variation autour des thèmes.
A.R : On a tout de même évité l'écueil de la "musique au mètre", souvent présente dans les films actuels avec des musiques bien techniquement mais sur mesure. Je trouve très réussie dans mon film cette musique légère et gracieuse qui a son indépendance. Elle peut se réécouter, elle tient le choc toute seule.
Vous parvenez à faire confiance à cet autre artiste qu'est le compositeur...
A.R : C'est le côté très cinéphile de Benjamin qui me donne une entière confiance. J'aurais du mal à confier la B.O de mon film à quelqu'un qui ne connaîtrait rien au cinéma. J'aurais très peur des malentendus et des greffes un peu tyranniques. J'ai une entière confiance en Benjamin par notre cinéphilie commune. Je sais que ce qu'il va me proposer ne sera pas aberrant par rapport au film. Des films abîmés par des B.O aberrantes, j'en ai vu. On ne se rend pas compte à quel point une musique peut casser un film. La cinéphilie profonde de Benjamin m'a ainsi vraiment donné confiance.
Considérez-vous votre fidélité comme une atout pour vos films ?
A.R : Cette complicité installée est précieuse. On se comprend très vite. C'est rapide et intuitif. C'est tellement difficile de faire des films. Le cinéma est tellement un milieu âpre. La constitution d'un petit couple est une chance. Et pour moi, le compositeur d'un film doit comprendre le mouvement souterrain du film. Il y a une forme d'extra-lucidité quand un compositeur saisit, parfois davantage que le metteur en scène, ce qui se joue dans une séquence.
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