Cinezik : A quel moment avez-vous commencé à penser à la musique de votre film ?
Jean-François Laguionie : Lorsque j'écris le scénario je fais un certain nombre de dessins qui constituent une maquette, des dessins rudimentaires montés, et je ne suis pas capable de les monter sur la totalité du film si je n'ai pas un support sonore, comme du vent et des vagues pour un bord de mer. Le compositeur est averti du projet à ce moment-là sans encore intervenir, de mon côté je pioche dans ma discothèque et je mets de la musique classique.
Pascal Le Pennec : Sur l'animatique que Jean-François m'a présenté, il y a avait des musiques provisoires en grande partie symphoniques de compositeurs du début du XXe siècle. Ces choix étaient judicieux car Jean-François a posé sur ses images des compositeurs qui correspondent à la palette graphique d'un film où les peintres du début du XXe sont si présents. Il fallait ensuite travailler vite car nous n'avions que trois mois.
Quelles étaient ces musiques classiques ?
J.L : J'avais utilisé "Roméo et Juliette" de Prokofiev car il y avait un petit rapport avec l'histoire sentimentale du film, Stravinski, Fauré, Poulenc...
P.P : Poulenc que je vénère... Au départ, lors de la première journée de travail, Jean-François m'a beaucoup parlé de musiques de chambre, surement en rapport avec ce qu'il y avait dans ses précédents films. Mais de mon côté, j'entendais une musique avec des grands effets d'orchestre. C'est aussi un film d'aventure, et l'orchestre permet que s'exprime quelque chose de l'ordre de l'épopée.
La musique a de l'entrain, est-ce pour instaurer une gaieté à l'univers du film ?
J.L : Le film est assez joyeux dans certaines séquences, mais dans d'autres il est beaucoup plus grave, il est même oppressant. Quand la musique est joyeuse, elle est aussi grinçante, et j'aime cela, c'est le cas pour les farandoles à Venise, pour la musique de la guerre, ou la musique foraine.
Comment exprimez-vous vos intentions au compositeur ?
J.L : Je ne suis pas très bavard, donc ce n'est pas facile de lui exprimer ce que je veux. Alors j'ai pris un dictionnaire et je me suis fait un petit lexique d'adjectifs variés.
P.P : C'est vrai que les adjectifs m'aident beaucoup. Cette collaboration est arrivée tardivement pour un temps très court. J'ai travaillé sur des séquences finalisées que la production m'envoyait. L'image fait davantage travailler l'imagination que la lecture du scénario. Même si on a peu de temps, j'essaie de m'imprégner des images. Je laisse les impressions montées en moi, comme des bulles qui se traduisent en musique.
J.L : On avait aussi une façon de communiquer qui était le langage du peintre. On pouvait se parler en couleur. Un peu plus rouge, jaune ou bleu. Je n'osais pas au départ, mais il m'a rassuré là dessus. Il a très vite compris.
"Un peu plus bleu", cela donne quoi musicalement ?
P.P : Un peu plus bleu, pour moi c'est plus liquide. Pour la forêt, il fallait que je compose une musique vert sombre. Jean-François est très musicien, il a une sensibilité dans ce domaine. Il maîtrise même la composition musicale... par le montage. Le morceau de violoncelle seul lors de l'arrivée dans l'atelier, je ne l'ai pas composé de cette manière-là, les éléments musicaux n'étaient pas rangés dans cet ordre, cela est un travail de ciseau qui me convient. Il a mis les éléments dans le sens qui lui convenait, avec des silences qui sont très importants en musique. Je trouve cette manière de faire remarquable.
Y avait-il des choses musicalement que vous refusiez pour votre film ?
J.L : On a convenu très rapidement qu'il ne fallait pas souligner le ton du film. Quand la musique souligne trop un sentiment ou une action, on a l'impression d'une surenchère comme si l'image ne suffisait pas. On a donc fait en sorte de maintenir une distance, et même dans le montage, on s'est arrangé à ce que la ponctuation musicale ne corresponde pas à une action, mais au sentiment que ressent le personnage, qui peut être avant ou après l'action. Lorsque Claire est prisonnière, elle est d'abord surprise avant d'avoir peur. Ce qui est plus réaliste.
La BO est variée, passant du jazz à l'orchestre et au piano seul...
P.P : La variété de style est rendue possible par le passage d'un tableau dans l'autre. Ce qui m'a amusé, c'est de trouver l'ambiance musicale qui s'accorde à chaque tableau proposé. C'était jouissif de composer dans des styles si divers.
Enfin, Jean-François vous avez travaillé avec Alexandre Desplat sur LE CHATEAU DES SINGES, avez-vous essayé de le contacter pour vos films suivant ?
J.L : Si, je l'ai appelé pour LE TABLEAU, mais il ne m'a pas répondu. Il faut passer par son agent en plus. Cette collaboration était particulière. Alexandre Desplat voulait la bande terminée, le master final. On a très peu parlé. Il m'a proposé des choses, je lui ai donné mon avis, puis il a enregistré sa partition. Avec Christophe Héral sur L'ILE DE BLACK MOR c'était autre chose, en s'impliquant très tôt, tout le long des 3 ou 4 années de l'élaboration du film.
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