Jean-Pierre Jeunet : Je me disais que pour une fois il fallait que je trouve une musique plus moderne, et donc j'ai essayé pendant le montage, et cela ne marchait pas. Pendant le tournage, un ami qui est doubleur lumière de Dany Boon et qui tient un restaurant à Montmartre me glisse un disque d'un client qui est professeur de musique, je le mets dans la voiture, exactement comme pour Yann Tiersen sur AMELIE. Je ne trouvais pas cela inintéressant, avec un côté cartoon qui allait bien avec le sujet du film. Alors je l'ai appelé, il n'avait rien fait en dehors de son métier de professeur, et je lui ai demandé de m'envoyer d'autres musiques, en lui signalant que sans doute je ne les prendraient pas, mais que dans le pire des cas, ça lui fera un disque. Il a été jusqu'à 25 morceaux. A chaque fois qu'on essayait ses musiques sur la séquence pour laquelle il l'avait écrite ça ne marchait pas, mais dés qu'on la mettait sur une autre scène, ça marchait précisemment. Quand le destin vous pousse ainsi, c'est qu'il y a quelque chose.
Quelles étaient les discussions musicales avec lui ?
Puisqu'il n'était pas un professionnel de l'exercice au départ, lorsque je lui donnais des indications précises, il n'y arrivait pas. Il fallait lui laisser la liberté de faire des morceaux, en lui indiquant ce que je voulais, un aspect tango par ci, un aspect cartoon par là. Ensuite on prenait ses musiques et nous les dispachions et les montions sur les séquences. Après, il y a eu des séquences comme celle de l'aéroport où il a fallu retravailler les musiques avec lui. Petit à petit le métier commençait à rentrer, je pense qu'il a envie d'en refaire. Là, il était puceau dans ce domaine-là.
Pourquoi avoir utilisé des musiques de Max Steiner, compositeur à Hollywood dans les années 30 ?
Dans l'aspect moderne que je voulais au départ, il y avait l'idée de réutiliser de vieilles musiques de film et les moderniser en les samplant. Et puisqu'on fait jouer "Le Grand Sommeil" au début du film, l'idée était que la musique de Max Steiner dans ce film joue dans notre film à nous. Et je me suis dit qu'on pouvait continuer ainsi. Je me suis aperçu qu'il avait fait une tonne de film. Je suis même tombé sur un catalogue remasterisé, avec une qualité suffisante pour être utilisé aujourd'hui. C'est au montage que ce choix a été fait, et on s'est aperçu que sur des séquences des points de synchro apparaissaient naturellement sans rien devoir retoucher. On aurait dit que du ciel, Max Steiner nous avait écrit une musique.
Il y a dans chacun de vos films un univers musical "jeunet" très marqué quelque soit le compositeur, orientez-vous les musiciens dans ce sens ?
Quand c'est Angelo Badalamenti, c'est différent, on est dans la nostalgie, une belle tristesse, c'est un compositeur que l'on reconnait tout de suite. C'était bien pour LA CITE DES ENFANTS PERDUS et pour UN LONG DIMANCHE DE FIANÇAILLES, mais pas pour ce film-là. Je me retrouve avec MICMACS dans l'esprit de Carlo d'Alessio avec DELICATESSEN ou Yann Tiersen avec AMELIE, avec l'accordéon. J'en ai bien conscience. Certains trouveront que je ne me renouvelle pas beaucoup, mais c'est ce qui marchait le mieux pour le film.
Il y a un côté français, touchant et charmant, mais la frontière est mince pour tomber dans le ringard. Heureusement qu'il y a des artistes qui ont le don de faire des choses vivantes.
Vous avez travaillé avec Angelo Badalamenti, et John Frizzell sur ALIEN 4, que pensez-vous de la musique de film hollywoodienne ?
Le problème que j'ai avec les américains, c'est que ça manque de style, c'est à dire qu'ils sont capables de faire tout, mais c'est un inconvénient. Hormis Badalamenti qui a son propre style je n'en vois pas beaucoup. Howard Shore ou Hans Zimmer sont capables de varier les genres, ils sont trop réversibles. J'aime les artistes qui ont plus de caractère. Ce que je me suis rendu compte en convoquant la musique de Max Steiner, c'est qu'en prenant sa musique déjà écrite, ça aurait pu être fait aujourd'hui par un autre compositeur contemporain, personne ne s'imagine qu'il s'agit d'une musique des années 40. Ce genre de musique illustrative qui vise à soutenir l'action reste une musique assez classique qui n'a pas changé au fil des siècles.
Concernant John Frizzell, c'est un jeune gars que j'avais proposé à la Fox qui était ravi car il n'était pas cher. J'avais entendu des choses intéressantes de lui, qui changeaient un peu, et il a su se greffer sur l'univers ALIEN en réutilisant le thème de Goldsmith, en se le réacaparant. C'était un contexte hollywoodien où je lui demandais de changer des choses et il le faisait sans problèmes, à la demande, une démarche un peu trop docile.
Vous aimez contrôler chaque élément de vos films au point de changer la couleur du ciel, faire appel à des jeunes ou à des musiques pré-existantes n'est-ce pas un moyen de vous exempter d'une réelle collaboration musicale ?
C'est sûr que dans ce cas je ne suis pas pris en otage par un musicien, car avec les délais, si un musicien livre tard, il faut prendre ce qu'il livre. Avec Badalamenti, on avait le temps, heureusement. Mais c'est vrai qu'il est plus simple d'avoir une musique déja prête et de faire son marché. Avec Yann Tiersen c'était l'idéal, car faire du cinéma ne l'intéressait pas, il nous laissait prendre ce qu'on voulait dans ses musiques. Dans ce cas-là on domine plus, c'est sûr.
Quelles musiques écoutez-vous en général ?
J'écoute souvent des musiques au moment de mes projets, et cela peut influencer. Par exemple, pendant ALIEN, j'écoutais Everything but the girl, pendant UN LONG DIMANCHE, j'écoutais la musique de "Gladiator". Maintenant, j'écoute de plus en plus de musiques new age, planantes, quand je travaille, ça aide à apaiser l'esprit.
Qu'est-ce que vous aimez et n'aimez pas dans la musique au cinéma ?
J'aime qu'on reconnaisse le style d'un cinéaste. On reconnaît Fellini, David Lynch, Kusturica, mais après, Polanski on ne le reconnaît pas, d'un film à l'autre il varie, ce qui ne veut pas dire que ce soit un mauvais cinéaste. De la même manière pour les musiciens, j'aime reconnaître Morricone dans un film.
Ce que je n'aime pas, c'est quand une musique est faite pour palier le manque de puissance d'une image. Vous prenez n'importe quoi, et ajoutez une musique de Beethoven ou de Wagner, il se passera quelque chose. C'est une facilité qui m'énerve parfois.
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