Cinezik : Comment aborde t-on le sujet grave de la déportation des tziganes ?
Tony Gatlif : Il fallait faire attention à la reconstitution et à ne pas charger la misère sur le spectateur qui n'a rien à voir avec cela. On ne lui tape dessus. Si j'avais fait un film réaliste, j'aurais eu l'envie d'être violent avec le spectateur, mais je ne voulais pas de cela, je veux donner du hors champ, de la réflexion. Le spectateur n'a pas envie de subir la violence mais d'y réfléchir. Le film va vers une envie de vivre, et une envie de liberté pour les tsiganes, deux choses qui vont ensemble pour cette population, pour continuer à vivre. Pour cela il faut y croire, aimer la vie, se sentir libre. C'est pour cela qu'il y a cette poésie et cette joie de vivre malgré les horreurs de la guerre.
Et la musique participe à cette joie de vivre ?
T.G : La musique fait partie de l'essence même de la vie, c'est l'essentiel, sans musique il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de vie.
Delphine, comment s'organise le travail musical à deux avec Tony Gatlif ?
Delphine Mantoulet : Il me propose un rythme et je lui donne une mélodie, ou inversement. On compose à l'aide d'un piano (je suis pianiste à la base) et Tony avec sa guitare. Et la flûte aussi. On travaille aussi avec d'autres musiciens selon les besoins.
Dans quel milieu musical avez-vous évolué avant de rencontrer Tony ?
D.M : J'étais dans le rock, l'électro et la musique classique, et j'ai découvert avec Tony les musiques du monde. J'aime bien la fusion entre ces genres.
Tony, quel rôle la musique joue dans vos films de par son importance ?
T.G : La musique fait partie de l'histoire, elle raconte, elle parle, comme l'image, elle parle de l'horreur des années 40, une époque où des populations pauvres et ethniques ont été massacrées par des hommes transformés en chien. Ce n'est pas rien à raconter. Et quand la musique arrive là-dedans, elle est obligé de s'exprimer, parfois avec humour pour supporter l'insupportable, et parfois avec douleur.
Delphine, quelles sont les indications musicales que donne le réalisateur ?
D.M : Il sait exactement ce qu'il veut, il me présente l'image, et à cette image correspond un rythme, puis une mélodie et un thème qui découle de ce que veut Tony.
T.G : Je sais ce que je veux, je suis "cash" avec les musiciens, avec Delphine... on ne va pas chercher midi à quatorze heures. Mais il faut du talent, que la musique soit belle et forte, on ne va pas se contenter de la médiocrité. La musique médiocre que l'on entend partout ne peut pas aller avec ce film.
Comme celle de Marc Lavoine (qui joue dans le film) ?
T.G : (rires) Marc est un ami, il est l'humanité incarnée, il ne triche pas, c'est pour cela que je l'ai pris....
Mais il ne chante pas dans le film...
T.G : Non, hors de question que d'autres que des gitans chantent dans le film, ou alors quelqu'un qui est comme une gitane : Catherine Ringer. Je n'aurais pas pu prendre quelqu'un d'autre pour chanter une chanson française, elle a la voix comme une tzigane, ou une chanteuse de flamenco.
Quand je commence à faire mes films, je suis à la chasse de la médiocrité, l'ennemi de l'art. On est imbibé de cela, ça me faire souffrir, je ne dis pas que j'ai du talent, mais je ne suis pas médiocre.
Vous opposez la médiocrité à une forme d'authenticité... mais est-ce une qualité musicale ?
T.G : C'est une musique qui ne triche pas, qu'on ne fabrique pas, on la sort ! Et pour la sortir, il faut travailler, il faut ouvrir la tête en deux. Et les musiciens interprètes du film s'en moquent de faire du cinéma, de se montrer. Pour l'un des chanteurs du film, une seule chose comptait, qu'il puisse mettre de l'essence dans sa voiture.
Et quel est le travail sur les sonorités ?
D.M : Le son qu'on a choisi est un son brut, comme le procure le cymbalum, ça donne un aspect vivant, tout en mélangeant les sons traditionnels et des éléments inédits. Sur le thème de Taloche par exemple, on a ajouté le son de portes qui grincent, correspondant à la vision cinématographique de Tony, que la musique soit visuelle.
T.G : La musique est très près des cordes, on entend le son des doigts sur le violon, la peau du musicien et les cordes se confondent, ça gratte... on cherche autre chose qu'une simple mélodie de violon. Je demandais au musicien tsigane de jouer le moins fort possible pour entendre ses doigts, et la musique devenait belle.
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)