Cinezik : D'où vous est venue cette envie de mélanger la romance et le film d'espionnage ?
Nicolas Saada : Les deux sont venus en même temps. C'est à dire que je ne me sentais pas capable de raconter une romance sans un contexte qui puisse la faire naître, et je voulais un contexte qui puisse la rendre à la fois émouvante et urgente, pleine de danger, et là je me suis inspiré des films que j'ai aimé étant jeune, les films d'Hitchcock comme "La Mort aux trousses", "Les Enchaînés", "Les 39 marches". Et l'idée de cette romance a nourri le film, en plus de l'envie de retravailler avec Géraldine Pailhas avec qui j'avais travaillé sur mon court-métrage "Les Parallèles".
La musique est importante dans votre travail. Intervient-elle dés le scénario ?
J'écris toujours en musique, j'ai besoin de musique pour trouver les images, j'ai toujours mon Ipod, ou mon ordinateur, avec un programme musical adapté à ce que je suis en train d'écrire, donc j'avais 15 morceaux, la plupart du temps de musique anglaise, car je voulais imprégner le film d'une couleur. C'était aussi bien la pop de Donovan que le disque que Caetano Veloso a enregistré à Londres ("London London"), cela me plaisait car c'est le disque d'un exilé à Londres, et comme le personnage est dans cette posture, cela m'aidait à créer les images. J'écoutais aussi du Roy Budd, du John Barry, du Benjamin Britten... tous ces morceaux construisaient une sorte de tapis sonore qui m'aidait à trouver les idées visuelles, des plans, que j'ai essayé ensuite de relier à l'histoire.
Vous êtes amateur du cinéma américain, inspiré par celui-ci, pourtant le film ne fait pas trop "à l'américaine"...
Je ne voulais pas faire "américain" parce que c'est jamais le même américain que l'on fait, et faire "américain", c'est être condamné à se démoder. On peut voir par exemple des films des années 50, des polars avec Eddie Constantine qui essaient de faire du film noir américain, et quand on les voit aujourd'hui, avec cette bande son jazzy, à de rares exceptions (comme "Ascenseur pour l'échafaud" ou les films de Melville), ils ne sont pas bons, ils sont ringards, démodés, parfois même ridicules.
J'ai justement essayé de me démarquer de mes propres démons, car il y avait quelque chose en moi qui me poussait à essayer de faire un plan à la "Jason Bourne", un autre à la De Palma. Mais je risquais de me perdre, de ne pas trouver mon propre style, et je pensais souvent à Melville, à la façon qu'il avait d'épurer son style, au point où ses films sont restés très forts, inactuels. Je voulais donc pour ESPIONS un style sobre, fort, tendu, et pas trop "à la manière de", en évitant les tentations.
L'autre chose qui m'a aidé, c'est que je trouve que dans le cinéma américain actuel, il y a un flux d'images continues, sans trop de rapport au plan, je ne peux pas par exemple vous citer un plan de "Jason Bourne", c'est une sorte de masse vertigineuse, alors que je peux vous citer un plan de "No Country for old men" ou de "There will be blood". Donc je voulais que le film entretienne un vrai rapport au plan. Le plan c'est aussi dans ma mémoire de cinéphile ceux d'Hitchcock, de Lumet, quelque chose qu'on cadre, qu'on verrouille par moment.
Concernant la musique, avant Cliff Martinez, le groupe Air était annoncé...
Je voulais en effet travailler avec Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel parce que j'avais mis les morceaux de leur album "Talkie Walkie" dans le film et cela m'avait donné l'idée d'une scène, à l'écoute du morceau "Mike Mills". Et puis je les connais bien, ce sont des amis de longue date, il y avait une envie de faire quelque chose ensemble, d'autant qu'ils m'avaient prêté un de leur morceau, inédit, pour mon court-métrage "Les Parallèles".
Puis, ce qui passe souvent au cinéma, pour des raisons de délai et de calendrier, ils ne pouvaient pas me rendre la musique à temps. Et dans un coin de ma tête, depuis toujours, il y avait un autre musicien auquel je rêvais, c'était Cliff Martinez, mais il me semblait inaccessible, je pensais qu'il fallait que j'attende d'autres films pour l'avoir. Me retrouvant sans compositeur, il fallait bien que j'en trouve un nouveau, je ne voulais pas une solution de rechange qui ne corresponde pas à l'idée que je fais du film. Alors, j'ai rêvé de Cliff Martinez, je me disais "On sait jamais, allons voir". Et Matthieu Sibony, qui a fait la production exécutive de la musique de ce film et qui a fait un travail exceptionnel, m'a appelé pour me dire qu'il a le moyen de contacter l'agent de Cliff Martinez. Je lui ai donc envoyé un bout à bout du film en espérant qu'il se passe quelque chose. Et Cliff a tout de suite répondu présent, il a aimé le film, et d'un seul coup, il s'est avéré que c'était un choix essentiel au film. Cliff a apporté un regard anglo-saxon, ce que le film est un peu car il se passe en partie à Londres.
Cliff Martinez est visiblement intervenu alors que le film était déjà monté. Comment s'est déroulée cette collaboration ?
Au montage déjà, j'avais fait du temp track avec des morceaux de "Solaris", de "L'Anglais", avec du classique aussi. J'avais essayé de faire du temp track pas trop rigide car sinon c'est dangereux, c'était plus des indicatifs d'ambiance que de la musique à (ré)écrire. D'ailleurs, tout a extrêmement bougé lorsque j'ai commencé à travailler avec Cliff. On a eu un rendez-vous à New York, on a vu le film ensemble, on a fait le spotting intégral, et j'en suis même arrivé à demander à la monteuse d'adapter quelques moments du film pour que la musique puisse s'y installer. J'ai donc laissé le film le plus ouvert possible à Cliff pour qu'il puisse se l'approprier car je n'attends pas d'un compositeur seulement qu'il illustre ce que je raconte, mais qu'il soit une voix de plus dans le propos général du film, et je savais que Cliff allait me parler avec sa musique de ce qu'il ressentait des personnages et de cet univers. Et il a été très malin en fonctionnant sur un registre classique de cordes "herrmanniennes" sur lequel il apportait un motif électronique. Il a développé cela avec moi d'un continent à l'autre, deux mois et demi ensemble sur Skype.
On a construit trois thèmes que je trouve important. Il y a le "Emergency theme", cet accord de cordes que Cliff a trouvé tout de suite et qui paraissait pertinent dans sa démarche. Une autre idée était d'utiliser la guitare électrique un peu "bondienne", mais trop décalée pour être "bondienne", elle montre plus la cassure et la solitude de Vincent que son héroïsme. Et puis cette guitare me faisait penser à ce que j'aimais dans "Assault" de Carpenter, ce son métallique un peu froid, très urbain, qui est comme une voix intérieure du personnage de Guillaume Canet. Et puis ensuite il y a eu l'apport du piano, un thème qu'on entend lors de la première filature de Claire dans la rue, et qu'on ré-entend, c'est un piano endeuillé qui construit un thème d'amour qui arrive déjà à sa fin, comme si la musique nous racontait que cette histoire aussitôt commencé allait se terminer. Il y a le plaisir et la tristesse de l'amour dans le même thème, et à ce niveau-là, chromatiquement, je trouve que Cliff a fait un thème d'une très grande subtilité car le spectateur pas mélomane enregistre déjà quelque chose qui est de l'ordre du deuil, de la mélancolie, qui a pourtant tous les clichés du thème d 'amour qu'on entendrait dans un film de George Stevens ou même dans un Soderbergh.
Il y aussi un thème très fort à la fin du film, plus lumineux...
Ce dernier thème n'est pas de Cliff Martinez, mais de Benjamin Britten, grand compositeur anglais, qui a écrit de grands opéras au XXe siècle. Dans la partition "Quatre interludes marins" extraite de son opéra "Peter Grimes", le troisième interlude s'appelle "Clair de lune", et je l'avais en boucle dans mon programme musical. En l'écoutant en écrivant le scénario, j'ai trouvé la fin du film. Ce morceau est la clef de voûte de la fin du film, comme si la fiction était terminée et qu'il ne restait que les sentiments des deux personnages. Il fallait que cette musique soit le thème d'un nouveau départ, et il était difficile de faire accepter cela à un grand compositeur comme Cliff. En plus j'arrivais avec mon admiration pour Cliff, avec les incertitudes d'un réalisateur qui débute, et avec beaucoup d'aplomb, j'ai dit à Cliff que pour cette dernière scène, ce serait cette musique. J'ai dit à Cliff que si je lui demandais de faire comme Britten, ce serait une insulte à son égard et un service que l'on ne rend pas au film. On aurait eu l'impression que le reste de la musique aurait été du sous-Britten, alors que c'est du Cliff Martinez que je voulais. Sa musique raconte comment par un engrenage une histoire d'espionnage fait naître une histoire d'amour, mais quand le film d'espionnage se termine, l'histoire d'amour aussi, telle qu'elle avait été enclenchée par l'espionnage. Donc pour ce nouveau départ, il fallait un registre et son différents. Au mixage, il fallait tuer toutes les ambiances sonores, et il fallait Benjamin Britten.
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