Cinezik : Est-ce que, comme Pascale Ferran (pour "Lady Chatterley" ou "Bird People"), Dominique Cabrera vous fait intervenir très en amont ?
Béatrice Thiriet : On célèbre avec Dominique une collaboration de 20 ans ! Elle est extrêmement généreuse. Elle n'a pas peur de se livrer très en amont sur un projet. J'ai reçu des synopsis, 2/3 phrases. Elle est toujours ravie de parler de son travail en cours. Elle me demande aussi toujours de passer sur les tournages. Bien que pour CORNICHE KENNEDY, c'est la première fois avec elle que je n'ai pas eu la possibilité de passer sur le tournage parce qu'il était à Marseille.
Pourquoi le choix avec CORNICHE KENNEDY de composer une partition hybride plutôt que homogène ?
B.T : L'idée était d'osciller entre une musique actuelle (une musique urbaine), et une trame symphonique avec un petit orchestre de 25 musiciens (des cors, des bois, une trompette, un percussionniste, et moi au piano sur un titre). Il fallait trouver un lien entre cette musique urbaine et la musique symphonique, et passer insensiblement de l'une à l'autre. Ainsi, en effet, sur le film il y a une grande diversité de couleurs. L'idée était de faire un pont entre des matières urbaines, les sons électroniques, et l'acoustique, pour représenter l'affrontement présent dans le film entre la liberté que ces jeunes s'octroient en plongeant, et une dureté liée à la mafia et au banditisme. Ils sont les rois de la corniche, leur territoire, tel un royaume imaginaire. L'idée était de mélanger ces deux pôles de leur vie. Cette partition est un peu dans la continuité de ce que j'avais amorcé avec BIRD PEOPLE où j'avais commencé à mélanger les sons électroniques avec l'orchestre. Les deux films n'ont aucun rapport l'un avec l'autre mais ce sont des films contemporains qui m'obligent à penser la musique qu'écoutent les jeunes aujourd'hui. J'ai donc pu restituer cette musique, mais avec mon oreille de compositrice classique, j'en fais autre chose.
La musique de CORNICHE KENNEDY est assez "pop" dans l'optimisme qu'elle véhicule...
B.T : Il était nécessaire d'associer dans cette musique la joie et la liberté. On l'appelait même entre nous avec Dominique une "musique bonbon", comme un cadeau. Le film devait commencer sur cette ambiance joyeuse. On cherchait à capter des états. Comme dans le livre de Maylis de Kerangal, la réalisatrice pose avec son film un regard composite sur ces jeunes en les suivant d'état en état, en dressant en quelque sorte leur chronologie urbaine. Dans une même journée, ils sont traversés par des états d'âme différents, ce qui explique l'aspect hybride de la partition. Il y a aussi la trompette. Dominique avait utilisé en musique temporaire sur son montage des musiques de nos films précédents, notamment "L'Autre côté de la mer", notre première collaboration, où il y avait la couleur de la trompette. On savait bien que ce n'était pas la bonne musique, ni le bon rythme, mais de cette musique initiale on a gardé l'idée de la trompette.
Y a t-il eu dans l'élaboration de cette musique un travail autour de thèmes associés aux personnages ?
B.T : Il y a un thème autour de Aïssa Maïga (la commissaire de police), un thème sombre et grave qui démarre sur ce personnage pour épouser l'aspect souterrain du thriller, car ces jeunes qui paraissent joyeux fréquentent le banditisme. Ils risquent leur peau sur d'autres terrains que l'on ne voit pas. Le film ne rentre pas dans les quartiers marseillais. On reste au bord, sur la corniche. On évoque simplement musicalement cet aspect du polar. Et autour du personnage de Lola Creton (ou plutôt autour du trio qu'elle forme avec les deux garçons), il y a deux thèmes, celui des plongeons, et un thème aux cordes associé à leur relation intime, à leur amour futur. C'est leur tendresse. On retrouve ce thème quand ils sont tous les trois sur la moto. La musique leur donne une grâce. Il y a ici dans l'emploi de la musique symphonique la volonté de les sublimer, de leur donner de la hauteur. On voulait montrer à quel point ils font quelque chose de beau. Leur plongeon n'est pas que de la frime. Ils ont envie de défier la mort. C'est une musique de magnificence.
Il y a aussi dans la B.O des chansons originales de rap interprétées par Kamel Kadri... comment abordez-vous ce style apparemment loin du vôtre ?
B.T : Lorsque j'ai appris que le jeune Kamel Kadri (un des acteurs principaux du film) rapait, j'ai eu l'idée d'utiliser sa voix dans un des titres ("Corniche Kennedy") et d'en créer d'autres spécialement pour le film ("Au large", "Sirène"). Je l'avais déjà fait. Dans NADIA ET LES HIPPOPOTAMES (Dominique Cabrera, 1999), j'avais travaillé avec Saïan Supa Crew (Ndlr : un des premiers groupes dans l'histoire du rap français, dissout en 2007). Je me rappelle de ma séance avec eux. Ils ont chanté sur une fanfare. Ils n'étaient pas habitués au rythme impair. Pour des gens qui viennent d'une tradition de musique urbaine, le rythme est toujours binaire. Mais ils avaient très bien compris l'enjeu. La vie, c'est d'expérimenter des choses. J'aimerais bien retravailler avec Kamel Kadri sur d'autres projets. C'est la magie du cinéma de faire ce type de rencontres.
C'est aussi la chance de votre rencontre avec Dominique Cabrera de pouvoir sortir de vos univers habituels...
B.T : Dominique Cabrera est surement la réalisatrice avec laquelle je sors le plus de l'univers classique. Et cela me convient car je suis très éclectique dans mes goûts. Dominique aime beaucoup la chanson, elle est attirée par les voix. Elle aimerait bien d'ailleurs faire un jour une comédie musicale. Avec CORNICHE KENNEDY elle se rapproche de cela.
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