Voir le Sommaire et l'Edito de ce numéro des Cahiers du Cinéma (mars 2017)
Cinezik : D'où vient l'initiative d'un tel numéro spécial ?
Joachim Lepastier : L'initiative vient d'un constat qu'on a fait. On sentait qu'il y avait un renouveau dans l'approche de la musique de film, quelque chose qui était différent de la musique orchestrale classique, et surtout très différent de la BO Juke Box à la Tarantino ou Scorsese, qui peut être très bien faite mais qui était devenue un poncif. Ce sont ainsi des compositions très originales qui jouent sur des contrastes forts avec les images, qui sont de vraies propositions artistiques en soi. On sentait aussi en examinant le travail de compositeurs comme Cliff Martinez ou David Wingo qu'il y avait un vrai partenariat entre entre ces compositeurs et des cinéastes. Ce sont de vraies histoires d'amitié et de complicité créatives entre un compositeur et un cinéaste qui se connaissent très bien et qui ont les mêmes goûts, les mêmes références, qui travaillent ensemble à "composer le film", au sens d'une composition plastique artistique. On ne les appelle pas au dernier moment pour remplir les trous ou pour donner un peu de patine, ce n'est pas de l'emballage. Ces compositeurs sont impliqués très en amont sur un projet cinématographique.
Votre choix dans les musiques de films évoquées dans le dossier provient-il avant tout de films que vous avez aimés ?
J.L : En effet, on parle et on part des films qu'on a aimés. Et puis, il y a le constat d'une génération de trentenaires ou quarantenaires qui sont des musiciens qui avaient une autre vie parallèle à la musique de film, qui n'ont pas forcément commencé par là, qui avaient un groupe, venaient du rock ou de l'électro, qui sont venus à la musique film par des rencontres et des amitiés. ils amènent tout leur vécu, leur culture qui n'est pas forcément liée au cinéma. Et en même temps, ils ont très bien intégré les contraintes cinématographiques, que ce soit le montage, le temps, le design sonore aussi. Car la grande question est que la musique s'intègre en elle-même dans la partition sonore du film. Dans une interview, Ryūichi Sakamoto parle de la précision avec Bertolucci sur "Le dernier empereur" et qu'il était parfois très déçu car des musiques sont parfois déplacées de cinq secondes dans le montage et cela chamboule tout dans sa tête. Au contraire d'autres compositeurs intègrent très bien le fait d'être remodelés. Il y a l'exemple de Mica Levi avec une musique intègre qui joue sur une vibration qui va aiguiser l'image. C'est aussi ce qui nous intéresse chez Cliff Martinez. Ce sont des compositeurs qui travaillent sur une sorte de minimalisme assez cérébral et froid, mais qui est en même temps très mis en avant par rapport à l'image. C'est la musique qui gouverne les séquences à certains moments. C'est aussi une musique qui a à voir avec le silence.
Cette présence musicale dans une revue de cinéma est très rare, d'autant que la musique est très mal considérée de manière générale par les critiques de films. Quelle place a la musique de film dans la revue au-delà de ce numéro spécial ?
J.L : Nous avons rencontré Alexandre Desplat à l'occasion de "Tree of Life" car c'était avant la sortie du film et c'était la seule façon de parler du film à ce moment-là. La musicalité des films au sens large nous intéresse. C'est une préoccupation de mise en scène. On aime les films légers et fluides, ce qui est une question de musicalité. Après, notre film préféré de l'année dernière est "Toni Erdmann" qui n'a pas de musiques, hormis un moment de karaoké et les Cure sur le générique de fin. Ce qu'on aime chez le coréen Hong Sang-soo que nous avons rencontré avec ses deux compositeurs, c'est que la musique est chez lui une forme minimale qui synthétise et métaphorise la démarche artistique du film entier, avec une petite rengaine que l'on peut siffloter. On a tous aimé au cinéma en sortant de la salle siffler du Morricone ou du Georges Delerue... On a tous des souvenirs musicaux au cinéma. Cette magie-là s'est peut-être un peu perdue, par deux phénomènes, le premier est la B.O Juke Box où l'on va chercher des musiques préexistantes, parfois oubliées que l'on met en valeur, et le second est la musique "drone" de Hans Zimmer. Dans le cas des compositeurs que nous avons cités dans le numéro, ils sont eux-même issus de cette musique "drone" et de la musique électronique, mais en même temps ils reviennent à un aspect mélodique, tout en gardant la force du minimalisme de la musique synthétique. Il y a une interview dans le numéro de Jean-Benoit Dunckel (du groupe Air) qui dit des choses assez intéressantes sur la musique de Popol Vuh ("Aguirre" de Herzog) où l'aspect très dissonante de cette musique n'a rien à voir avec les images, du synthétiseur sur des images de conquistadors espagnols, qui d'ailleurs parlent allemand. Cette étrangeté totale est marquante. La génération actuelle est marquée par ces années 70 et des partenariats entre Tangerine Dream et Friedkin (dont on a redécouvert récemment "The Sorcerer") et aussi les Goblin avec Argento. Il y a peut-être aujourd'hui un désir de revenir à ces musiques qui restent dans la tête.
Au sein de ce dossier, vous avez rencontré (comme Cinezik récemment) David Wingo, le compositeur de Jeff Nichols... qu'aviez-vous envie de lui demander ?
J.L : J'étais très impressionné par la musique qu'il avait faite pour un film de David Gordon Green, "Prince of Texas", qu'il a faite en collaboration avec le groupe "Explosions in the Sky". Il s'agit d'une musique très ample qui prend en compte la force du paysage. Le compositeur vient de la ville d'Austin, une ville où se tient le festival South by Southwest, qui est à la fois un festival de musique, de cinéma et de nouvelles technologies. Je sens une émulation entre les musiciens et les cinéastes dans cette ville. J'avais envie de capter cette émulation dans cet échange. Et c'est un compositeur assez polyvalent, qui au départ avait un groupe rock-folk et qui grâce à la musique de film est allé vers la musique orchestrale, une musique plus lyrique. Avec Jeff Nichols, ils ont eu l'idée commune de porter un cinéma de retour à la narration, au premier degré, au lyrisme et aux grands récits.
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