Cinezik : En tant que cinéaste, et réalisateur de films où la musique a une grande place, quel est votre rapport à la musique ?
Alain Gomis : J'aurais vraiment adoré être musicien. J'étais trop feignant car cela demande une grosse rigueur. J'écoute souvent de la musique en me demandant comment elle fonctionne dans son déroulement, pour essayer de trouver des endroits de concordance possible avec une écriture cinématographique. J'aime dans la musique sa façon de nous prendre comme dans une vague, elle nous transporte. On ne sait pas comment mais quelque chose nous émeut en écoutant un morceau. Il y a une accession directe vers des choses profondes. La musique est surpuissante sur les images. Elle est très délicate à manœuvrer car elle emporte le film d'une façon où il ne peut pas lutter. Le son d'une manière générale par rapport à l'image offre une espèce de profondeur, tout à coup c'est comme un contrepoint qui donne de l'espace à l'image. Il faut d'abord trouver une musicalité interne dans l'enchaînement des images, à la fois dans la durée des plans et dans leur largeur (le cadre donne une perception du temps différente en fonction de sa largeur). Il faut donc d'abord trouver une musicalité dans les sensations que je vais chercher, et ensuite la musique qu'on y pose vient creuser, de sorte que la chose que l'on a écrit prend tout à coup un relief beaucoup plus important.
Pour vos premiers films, L'AFRANCE (2001) et ANDALUCIA (2007), vous faisiez appel à votre frère musicien, Patrice Gomis...
A.G : J'ai beaucoup aimé travailler avec mon frère. Il m'a ouvert la tête sur plein de choses, sur plein d'univers musicaux différents, il venait à la fois de la pop et en même temps il m'a fait découvrir la musique classique. Mais c'est difficile de trouver un dialogue avec un compositeur. Pour un réalisateur, il est difficile de parler d'une zone musicale, il faut essayer de trouver des mots, on ne les trouve pas forcément. Au fur et à mesure, j'ai plus avancé en choisissant des musiques existantes, qui souvent ne sont pas à l'endroit qui était prévu au départ. C'est comme de la pâte à modeler, parfois des choses marchent mieux en les inversant.
Présentez-nous le personnage-titre du film, Félicité...
A.G : Ce personnage féminin est devenu chanteuse quand je me suis dit que cette voix pouvait porter le personnage. Il y avait d'abord un personnage qui rencontre le corps d'une chanteuse réelle, puis une comédienne qui interprète cette chanteuse. Cette actrice (Véronique Beya Mputu) a appris les chansons, c'était très dur pour elle, les chansons sont parfois scandées, avec une irrégularité dans les temps. La chanteuse qui a inspiré le personnage, Muambuy, l'a coachée. Elle lui a appris à danser et à chanter. Ce qui me plaisait dans cette figure féminine, c'est sa non-compromission. C'est une femme qui affronte, qui ne plie pas, et qui peut en même temps être un miroir insupportable pour le monde, ce qui ne se compromet pas souligne la compromission des autres. À travers elle, on est dans un jugement du monde, dans le fait de ne pas accepter le monde tel qu'il est, ou de le refuser en bloc. Il y a une faille à travers ce personnage admirable. J'avais envie de cette femme forte qui est confrontée à l'échec, qui baisse les bras, s'en prend plein la tête. C'est au moment où elle abandonne sa volonté que des choses belles peuvent se passer pour elle.
Comment s'est fait le choix des chansons que ce personnage interprète dans le film ?
A.G : Ce sont les morceaux du Kasaï Allstars. Je leur ai demandé ce qu'ils avaient d'inédit. Ils avaient déjà des morceaux qui ont été édités et j'avais envie qu'il y en ait de nouveaux. Ils m'ont donc joué cinq ou six morceaux inédits parmi lesquels j'en ai gardé trois. Je connais ce groupe depuis au moins 10 ans. Il y a aussi des voix masculines, mais la voix de cette femme, Muambuy, est une grande voix qui me fait penser autant à Nina Simone, Billie Holiday... des voix qui charrient le monde et l'émotion.
Les musiques de vos films, que ce soit dans FÉLICITÉ mais aussi dans ANDALUCIA, accordent une grande place aux percussions...
A.G : Les percussions, c'est la terre. C'est le fait d'entrer en résonance avec le rythme de la terre, de la vie... Les percussions sont en résonance avec le monde et la vie.
Et pourquoi dans FÉLICITÉ le choix d'Arvo Pärt ?
A.G : La musique d'Arvo Pärt à été réorchestrée par l'orchestre symphonique de Kinshasa, ils se sont réappropriés cette musique, avec une nouvelle orchestration qui n'existait pas dans le morceau d'origine. J'aimerais bien d'ailleurs le faire entendre au compositeur. Il m'intéressait d'avoir deux types de musiques contemporaines, les deux étant reliées à une tradition, il y en a une qui fait plus vibrer la terre, et l'autre qui essaie de se tourner vers le ciel. Les deux se complètent admirablement.
C'est la première fois qu'on entend chez vous une telle masse orchestrale, avec cette orchestre qui est aussi présent à l'image...
A.G : Cette orchestre a une fonction presque de choeur au sens d'un chœur antique. Il introduit le film, il est une clé essentielle. Il y a une fragilité entre le morceau et l'orchestre un peu chaotique qui est celle du film. Ce n'est pas parfait, comme la caméra qui bougeait un peu. Mais il y a une telle force de conviction dans l'interprétation que l'on est emporté par la fragilité de ce qui est proposé. C'est proposé de façon tellement ouvert et honnête.
Filmer la musique est une chose que vous semblez aimer...
A.G : C'est un vrai plaisir de filmer la musique, de se mettre en contrepoint de la musique, de ne pas la suivre, mais essayer de mettre en relief un mouvement en se plaçant autrement, soit en contrepoint soit en utilisant une seconde voix. On donne à faire entendre de façon plus aiguë ou plus surprenante quelque chose qui existe déjà. Filmer la musique, et donc ici filmer un orchestre en train de jouer, c'était un grand plaisir.
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