Disney et la fin d'une époque
Alan Menken, un homme débarqué d'une autre dimension musicale
Les éléments d'une efficacité menkenienne
Conclusion
Bibliographie
1966. Mort de Walt Disney. Le dernier grand projet pensé par le patriarche avant sa mort ? Robin des Bois qui sortira en 1973. A la musique : George Bruns, avec notamment la chanson « Hier, deux enfants ». Bruns avait déjà travaillé sur « La Belle au Bois Dormant » en 1959 et sur « Les 101 Dalmatiens » en 1961. On le retrouvera notamment en 1967 sur « Le Livre de la Jungle » et en 1970 sur « Les Aristochats ». Parmi l'équipe des animateurs de Robin des Bois : un certain Don Bluth... Toute une époque, en somme. Pour un Disney au meilleur de sa forme.
En 1985, l'équipe Disney sort sur les écrans, après plusieurs années de dur labeur, « Taram et le chaudron magique ». L'objectif de ce nouvel opus est de faire entrer la firme dans une nouvelle ère. Car il faut bien s'adapter à la demande et faire face à la concurrence. En effet, en 1982, Don Bluth qui travaillait sur Taram quitte l'aventure suite au désordre généralisé qui règne. Il sortira Le succès de l'époque : « Brisby et le secret de Nimh » musicalisé par Jerry Goldsmith. Don Bluth poursuivra avec « Fievel et le Nouveau Monde » en 1986 et « Le Petit Dinosaure et La Vallée des Merveilles » en 1988, l'une des meilleures partitions du regretté James Horner. Taram lui, s'offre les services d'Elmer Bernstein, un ténor du barreau connu pour avoir magistralement musicalisé « Les 10 Commandements » de Cecil B. DeMille en 1956 ou encore « Les Sept Mercenaires » de John Sturges en 1960. Avec Taram, Bernstein signe une musique noire qui met en relief les thèmes abordés dans le film : la mort, le désespoir, la laideur et la peur (à découvrir ICI). Dans les années 80, la mode est en effet aux films plus sombres, à l'image d'Indiana Jones et « Les Aventuriers de l'Arche Perdue » dont la scène finale montre des nazis liquéfiés par la puissance de Dieu.
Un fait assez rare pour être relevé, Taram est une musique dense, d'une grande qualité (et sans chansons...) ; elle sert de fil conducteur à un scénario pas toujours clair. La production fait même appel à Tim Burton pour créer des monstres qui ne sont finalement pas retenus. Le résultat ne se fait pas attendre : Taram est un échec absolu ! Le plus gros ratage de tous les temps chez Disney. Le film dont la production s'est étalée sur plusieurs années, coûte 25 millions de dollars et n'en rapporte péniblement que 21. La censure s'en serait mêlée (au conditionnel car depuis le vieux continent, les informations sont difficiles à vérifier...). Elle n'interdit pas le film mais aurait recommandé aux parents d'accompagner leurs enfants aux représentations. Une Parental Guidance qui fait rire aujourd'hui... La critique promet la mort de Disney et Taram restera longtemps un film maudit dont on aimerait ne plus parler. De fait, il a longtemps été indisponible en VHS avant de trouver sa juste place en DVD, parmi les Grands Classiques. Disney doit réagir et proposer autre chose. D'autant que les productions à succès se raréfient. Certes, il y a « Qui veut la peau de Roger Rabbit ? » en 1988 musicalisé par Alan Silvestri ; un incontestable succès. Mais de façon générale « Basile, détective Privé » musicalisé par Henry Mancini en ou « Bernard et Bianca au pays des Kangourous » musicalisé par Bruce Broughton en 1990 ne peuvent sortir Disney de l'impasse.
Pour cela, pour initier ce que l'on appelle depuis « The Disney Renaissance », il faudra attendre 1989 et « La Petite Sirène ». Et Alan Menken.
Il faut tout d'abord préciser quelques éléments sur ce qu'est la musique d'un film et sur la façon dont elle voit le jour. Son objectif principal est de donner une force de caractérisation au film qui permet de fixer dans l'esprit du spectateur/auditeur quelque chose qui serait proche d'une carte d'identité. Il faut donc que le compositeur possède plusieurs qualités fondamentales : être efficace et remplir le cahier des charges imposé par la production ; coller à l'identité du film par une musique adaptée ; travailler rapidement dans le sens où le temps travail sur une musique comprend la composition à proprement parler, l'orchestration, l'enregistrement, le mixage, etc. Il faut envisager la production d'une musique de films comme un travail d'équipe dont le compositeur serait le maître d'œuvre principal.
Il se trouve qu'Alan Menken possède de telles qualités. Ainsi qu'un incomparable sens de la mélodie populaire. C'est une réalité intrinsèque à l'homme : il est viscéralement efficace. Disney le repère pour son travail sur la comédie musicale « Little Shop of Horrors » en 1982 ; le spectacle le plus rémunérateur de la programmation Off de Broadway. En 1986, cette comédie est reprise au cinéma et musicalisée par le même Alan Menken (écouter le prologue). Il travaille en compagnie de Howard Ashman alors metteur en scène et librettiste du film. Ils se suivront jusqu'en 1991 sur « La Belle et la Bête » ; date à laquelle Ashman décède du sida. Pour Aladdin, c'est Tim Rice qui achève le travail sur les paroles. « Little Shop of Horrors » étant un succès au box-office, Ashman présente Menken à la production Disney. Menken ne quittera plus la firme et lui donnera quelques-uns de ses plus grands succès, en plus d'une porte de sortie à sa traversée du désert grâce à « La Petite sirène ». Alors qui est Alan Menken ?
Né en 1949 à New Rochelle dans la banlieue de New-York, il évolue dans une famille de dentistes. Il faudrait réécouter à l'aune de cette information la scène du dentiste avec Steve Martin dans « Little Shop of Horrors »... Au-delà de leur profession, son père est féru de boogie-woogie et sa mère est actrice et chanteuse. L'un et l'autre sont visiblement grands amateurs de comédies musicales. Menken grandit dans cette ambiance mais se nourrit aussi de Gershwin, des Beatles et des Stones. Ses parents repèrent très tôt ses capacités musicales ainsi que son oreille absolue ; c'est du moins ce que l'on conclue aisément des propos tenus par ses parents dans une interview visible sur YouTube (malheureusement sans aucune référence valable quant aux sources...). A neuf ans, il écrit une bourrée pour violon !
Source : le site d'Alan Menken (http://www.alanmenken.com) propose une mine d'informations (ainsi que des documents rares) qui me permettent de ne retracer ici que quelques brefs moments d'une vie débordante d'activités musicales.
Ses enseignants lui font quelques remarques sur la forme, sur le fait que l'ensemble ne fait que huit mesures, lui conseillent de modifier le rythme final et de rajouter un ritardando. Mais globalement, ils le félicitent pour la qualité de son travail. Il fait ses armes à l'université de New-York, section médecine et anthropologie. Il en sortira, au grand dam de tous les dentistes de sa famille, diplômé en musicologie. Durant sa formation, il use ses guêtres sur l'harmonie, le contrepoint, la fugue avec des écritures sur le modèle de Bach (incontournable dans l'apprentissage de la composition) et des sonates de Beethoven. Il apprend de ses enseignants les chansons qui fonctionnent, celles qui ne fonctionnent pas et pourquoi elles fonctionnent ou non ; et emmagasine donc des procédés pratiques. En 1968, il compose sa première comédie musicale : « Separate Ways ». Il écluse les cabarets newyorkais et les compagnies de théâtre où il rencontre celle qui est, aujourd'hui encore, sa femme : la danseuse Janis Roswick. En 1983, il est récompensé pour son indéniable contribution au monde la comédie musicale (BMI Career Achievement Award). Qu'en est-il aujourd'hui de sa carrière alors qu'il ne musicale plus les films d'animation de Disney ? Elle se poursuit dans le monde de la comédie musicale avec « La Belle et la Bête » qui cartonne à Broadway depuis plusieurs années ; « Sister Act » ; Galavant », une comédie musicale pour la télévision ; et bientôt « Le bossu de Notre-Dame ». A noter aussi, en 2016, « Sausage Party », une comédie trash et régressive parodiant les films de Disney et classée Restricted aux USA (interdit aux moins de 17 ans non accompagnés...).
Le projet de « La Petite Sirène » remonte en réalité aux années 30 mais fut abandonné au profit d'autres réalisations. La fin des années 80 est l'occasion de lui redonner vie sur le mode d'une comédie musicale et de proposer enfin autre chose au public. Car l'ombre de Taram plane toujours... Certes, on a toujours chanté et dansé chez Disney et ce depuis « Blanche Neige » en 1937. Mais pas à ce point-là ; pas au point de rentrer de plain-pied dans ce pan fondamental de la culture populaire américaine et mondialisé désormais. Pas au point d'en faire un parti-pris servant de fil conducteur à tout le film. Le fait est que le propre de la comédie musicale est de permettre à chaque personnage de passer de la réalité à univers onirique dans lequel tout devient possible en chanson. Ainsi, Blanche-Neige est une souillon malheureuse mais dont le chant transfigure l'existence. Ce choix d'utiliser la musique dans un film d'animation est à vrai dire plus ancien même que « Blanche-Neige ». Il date des premiers Mickey Mouse en 1928 (« Steamboat Willie ») et des « Silly Symphonies » (The Skeleton Dance), 75 courts métrages réalisés entre 1929 et 1939 à l'initiative du compositeur Carl Stalling. On est alors encore dans l'héritage des films muets dans lesquels la musique a pour fonction de couvrir les bruits de la salle et de servir de fil conducteur pour des spectateurs encore peu habitués à ce spectacle forain. De fait, Stalling était organiste dans les salles de cinéma !
C'est tout cet héritage qu'apporte Alan Menken. Et sa grande force est incontestablement de coller à l'ambiance des films avec des musiques spécifiquement adaptées au caractère des personnages et à l'intrigue. Systématiquement, le lien entre la musique et l'image est exemplaire et fournit au film une incontestable plus-value émotionnelle. Ainsi, pour « La Petite Sirène », Menken compose une musique à la fois orchestrale et de chansons : orchestrale pour musicaliser le chant de l'eau, les coquillages et les sirènes (mouvement rythmique cyclique en introduction d'inspiration debussyste et en parfaite adéquation avec les ondulations de l'eau, de la queue de sirène et du mouvement des poissons) ; de chansons pour donner une ambiance « maritime » au film. Et pour graver ces chansons dans l'esprit du spectateur/auditeur, Menken choisit le style calypso/reggae avec « Sous l'océan » ; un style qui projette immédiatement le spectateur dans l'univers des Caraïbes. C'est du jamais entendu chez Disney ; et le « buzz » généré permet enfin de trouver le souffle nouveau si longtemps recherché. De fait, c'est incontestablement sur les chansons que Menken s'avère être un redoutable champion. Qualifié par ses pairs de « Mister Melody », il compose en étroite collaboration avec ses paroliers (Ashman en tête) des chansons émotionnellement impliquées. Elles sont tour à tour joyeuses, nostalgiques, fiévreuses ou colériques. Par conséquent, elles donnent aux films une force de caractérisation d'une rare ampleur.
Pour s'en convaincre, il faut écouter ce qui se faisait avant Alan Menken. En 1986, Disney sortait « Basile, détective privé » ; une honorable parodie des aventures de Sherlock Holmes. Henry Mancini, le légendaire compositeur du « Pink Panther theme » signe le thème de Ratigan (« Le grand génie du Mal »), le méchant de l'histoire et avatar du professeur Moriarty. La chanson est plaisante mais finalement sans prétention. Pour la petite histoire, la voix française de Ratigan est celle de Gérard Rinaldi, star de la fin des années 80 avec « Marc et Sophie » et qui prêtera aussi sa voix à Dingo.
Menken lui, renoue avec la comédie musicale et renforce la personnalité des protagonistes. Ainsi, en 1991, dans « La Belle et la Bête » la musique est de facture classique donc plus à même d'évoquer l'universalité du conte. Une introduction de presque sept minutes qu'Howard Ashman hésite dans un premier temps à envoyer à la production, convaincu qu'elle sera refusée. Pourtant... Cette introduction se décompose en deux parties :
un prologue aux accents assumés de la musique de Saint-Saëns (Aquarium dans le Carnaval des Animaux). L'accord de basse étant plus accentué chez Menken que chez Saint-Saëns afin de certifier que la musique et le paysage bucolique de l'introduction ne dureront pas face au drame qui déjà se noue.
l'entrée en scène très « Broadway » de Belle qui, « dans les rues qui pleurent d'ennui », chante son ingénuité, son audace et ses attentes.
La romance reste à l'honneur bien sûr, avec « Histoire éternelle ». L'objectif affiché ici par la production est d'obtenir une chanson pour le film mais aussi un titre à sortir en single, pour le Hit parade !!! Il faudra des heures à Alan Menken et Howard Ashman pour y parvenir. Quant à Gaston, l'idiot bouffi d'arrogance et de jalousie, il veut tuer la Bête pour épouser Belle. De fait, « Tuons la Bête ! » met en musique une chasse. Cette chanson possède des relents d'une nuit de Walpurgis, de mise à mort implacable. Le tout servi par l'extraordinaire prestation vocale de François Le Roux dans le rôle de Gaston. Celui-ci me confirmait, il y a quelques mois par mail, sa surprise quant à l'impact de cette prestation vocale sur le public encore aujourd'hui. Quant à savoir qui a bien pu proposer son nom pour Gaston, cela reste une énigme. La version Live de 2017 reprend les thèmes musicaux de 1991, sans grande innovation, si ce n'est la chanson de la Bête (Evermore). Elle ne défrayera pas la chronique...
En 1992 dans « Aladin », on découvre un génie à la fois comique, exubérant, doux et civilisé (ainsi que la bogossitude d'Aladin). Pour mettre en scène un tel personnage, le compositeur propose une chanson déjantée (« Prince Ali ») dans laquelle le génie devient une sorte de réincarnation de Fats Waller, un pianiste jazz noir américain proche du hipster. 1995 est l'année où Disney met en scène l'exotique Pocahontas avec le très beau « L'air du vent ». Une musique typiquement indienne n'a pas d'intérêt pour une telle production. Les méchants affrontent les gentils et poussent le spectateur à se demander qui est qui. Un simple travail d‘orchestration sur un thème noir suffit parfois à musicaliser toute l'ambivalence des protagonistes. De fait, dans « Des Sauvages », le même motif mélodique apparaît deux fois à l'identique, martelé par la caisse claire ou le tambour selon s'il s'agit des colons européens et des indiens.
Avec « Le Bossu de Notre-Dame » en 1996, c'est la musique de type grégorien qui est mise à l'honneur. L'objectif étant d'évoquer le poids de la foi (autant salvatrice que dévastatrice) au travers de cette quasi-figure tutélaire qu'est la mythique cathédrale de Paris. Frolo est littéralement rongé par le désir d'Esmeralda ; désir qui le brûle. Et puisqu'il est un homme de foi et qu'il ne peut posséder cette gitane pour qui « son cœur s'enflamme », il choisit de la livrer au bûcher avec l'exceptionnel « Infernal », au contrepoint si mendelssohnien. Que l'on compare avec la chanson de Ratigan ; et pas seulement en raison de la prestation vocale de Jean Piat. Le texte lui aussi est plus impliqué que celui de Ratigan. Relisons-donc :
Quand il n'existe pas de style musical spécifique pour tel ou tel personnage, Menken fourbit d'autres armes. Ainsi, dans « Hercule » en 1997, il lui est impossible de composer une musique de type grecque. Personne dans le grand public ne sait à quoi ressemble cette musique antique et une tentative de reconstruction (sylaunia) aurait été coûteuse et totalement contreproductive. Aussi, puisque l'histoire se déroule chez les Dieux, Menken part en quête d'une musique populaire capable d'évoquer la divinité : le gospel, notamment avec « De Zéro en Héros » pour souligner la force, la vaillance du héros. Ce n'est pas même un contremploi ; juste une simple association à laquelle il fallait penser.
« La Ferme se rebelle » en 2004 n'est pas un succès ! 110 millions de dollars pour ça, les USA font parfois peur... Et la musique de Menken ne suffit pas toujours à rattraper le tir. Seule piste essentielle : « Yodle adle eedle idle oo ». Du yoddle au Texas ! Eh oui ; il n'est pas que suisse ou autrichien et appartient aussi au fond texan. Le tout mélangé avec des références du classique comme l' « Ouverture de Guillaume Tell » de Rossini et « L'Ode à la joie » de Beethoven. Une sorte de pot-pourri musical pour un remake du conte pour enfant « Le joueur de fifre de Hamelin ».
En 2010, Raiponce débarque dans les salles obscures. Pour cette adolescente en rébellion contre la tyrannique autorité parentale et qui veut vivre sa vie selon ses propres choix, Menken compose une chanson pour « midinette » : « Je voudrais ». Le contrat est rempli et l'identification est réussie. Le thème est facilement mémorisable et la basse des plus adroite. Rétrospectivement, on peut se demander si « Je voudrais » ne marque pas la fin d'une époque. Une page se tourne ; celle qui donne sur le désormais incontournable « Libérée, délivrée ! » de Frozen.
Alan Menken est un martien de la composition musicale au cinéma. Un homme simple, accessible et, semble-t-il, toujours enjoué. Un ténor du barreau qui a tout remporté : Oscar, Grammy, Tony. Et même un Razzie Award (qui récompense les pires productions américaines...) pour la musique de « Newsies » en 2013.
Tout ? Non ; une récompense lui résiste encore : un Emmy Award (récompensant les musiques pour la télévision). Sur le site Chinapost, il avoue qu'il y pense, même si la pression générale est un peu pénible. Mais il avoue aussi que ne pas l'avoir ne l'empêchera pas de dormir. Et c'est tant mieux, car ce n'est pas « Galavant » qui lui apportera cette ultime récompense...
Quoiqu'il en soit, un tel palmarès lui vaut dès 2010 d'avoir sa plaque sur le mythique Walk Of Fame d'Hollywood Boulevard. Qui dit mieux ?
Bibliographie :
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)