Cinezik : Racontez-nous votre rencontre avec André Téchiné...
Philippe Sarde : J'ai rencontré André Téchiné en 1974 ou 1975, je venais de finir un film complètement délirant, DOROTHEA de Peter Fleischmann, un film allemand. Puis je reçois un appel de André qui me donne rendez-vous dans un endroit dément, un long grenier. J'arrive dans cet endroit et dans les décombres je vois Téchiné avec sa monteuse, avec accroché au mur sur la gauche, une affiche de DOROTHEA. Je lui dit que j'en avais fait la musique, il avait l'air tout étonné. C'est un film très osé d'une pute de 14 ans. André Téchiné était complètement étonné que j'ai pu faire un film de cul en quelque sorte, mais un film de cul haut de gamme, encensé par la presse.
André travaillait donc sur son film SOUVENIRS D'EN FRANCE, mais ne me demandait pas de voir tout le film, il disait à sa monteuse de me montrer uniquement les scènes sur lesquelles on mettrait de la musique. Mais moi, j'étais sidéré par l'originalité des images que je vois sur la table de montage, alors j'ai exigé de voir tout le film, car ce que je voyais était très bien. C'est comme cela que je l'ai obligé de me montrer le film. Car André a le trac du jugement, toujours maintenant d'ailleurs. Quand j'ai vu SOUVENIRS D'EN FRANCE, j'ai vu que c'était un grand cinéaste.
C'est un homme qui sent qu'une musique va fonctionner sur ses images, il est très visuel. Ce n'est pas un cinéaste qui vous demande le sens de la musique, mais si elle va apporter une force supplémentaire au film. Moi je travaille sur les deux bords, sur l'aspect intellectuel, sur ce que veux dire la musique, et le côté visuel. Si un cinéaste fait partie d'un des deux bords, cela me convient.
Quelles ont été les intentions de Téchiné sur le nouveau film LA FILLE DU RER ?
Je pense que tout cinéaste à un certain moment de sa vie a envie de faire le bilan de ce qu'il a fait. On a travaillé ensemble depuis SOUVENIRS D'EN FRANCE, et il a eu envie que je lui développe pour LA FILLE DU RER les passages musicaux de ses films qui l'ont le plus impressionné, comme un regard sur son oeuvre, Fellini l'a fait, et Téchiné l'a fait aussi. Sautet l'avait fait dans son dernier film. Le pari était de faire un point sur ce qu'il aimait. Je trouve ce point de vue très beau. C'est un point sur ce qu'il aimait comme musique mais aussi et surtout une musique qui faisait avancer le film, car c'est tout de même la musique du film.
La musique d'ouverture de LA FILLE DU RER sur le plan des rails de métro est percussive, inquiétante. Il s'agit d'une musique qui ne se retrouve pas dans le reste du film...
Il fallait capter le mystère de cette histoire sans en donner la clef, avec une violence intemporelle. La musique est rythmée avec percussion et cornemuse, sans rapport avec le reste. La seule relation qui est entretenue ici est celle de la fascination de Téchiné envers ma musique pour Robert Bresson sur LANCELOT DU LAC, je m'en suis inspiré à sa demande. Il voulait cela à l'ouverture du film pour dire qu'il peut se passer n'importe quoi dans ce film sans dire véritablement de quoi il s'agit.
Comment s'est organisée la place de la musique originale par rapport aux musiques pré-existantes ?
André Téchiné a d'abord monté toute la musique originale du film sur les images, et les musiques d'emprunt allaient et venaient, elle a beaucoup évolué cette musique de source, ll l'a mise en fonction de la nature de la musique du film. Elle ne m'a pas du tout gênée. Il y a juste une seule chanson qu'il a choisie avant le tournage, une chanson de Bob Dylan qu'il a mise lorsque les personnages font du roller au début du film mais qui n'avait pour moi aucun rapport avec la musique du film.
Et dans votre musique pour ce film, il n'y a pas de thèmes comme vous aviez l'habitude d'en composer...
En effet, il n'y a pas de thèmes. Un thème aurait été trop maniéré, un peu doucereux dans ce film, on avait peur de cela, donc tout ce qui était thématique a été complètement éliminé, dés le début. Mais ce qui n'empêche pas qu'il y ait des thèmes un peu contemporains, mais pas de mélodies.
André Téchiné aime la musique classique (on entend Mozart dans LES EGARES), mais elle n'est pas très présente dans LA FILLE DU RER...
Il y a à un moment le "Stabat Mater" de Vivaldi, mais il y avait un problème avec la musique classique dans ce film, elle donnait un côté redondant et emphatique, on se méfiait de cela, à part les moments de Vivaldi comme une sorte de résurgence des TEMOINS, un clin d'oeil au classique.
Est-ce que le casting d'un film de Téchiné influe sur votre travail ?
Dans un film d'André il est difficile de travailler sans connaître les comédiens car ils ont des têtes qu'ils n'ont pas dans les autres films, c'est le cas de Deneuve, de Michel Blanc, ou de la moins connue Emilie Dequenne, qui ressemblent aux personnages de Téchiné, et il est important pour moi de le ressentir. Musicalement, cela implique une certaine méfiance sur le côté mielleux, avec des clins d'oeil sur ce qu'on a déjà fait, c'est ce qui définit la musique d'André Téchiné finalement. Mais ne pas être attendu non plus, ce qui me permet d'aller dans des directions démentes, la musique de LA FILLE DU RER est assez démente, avec des cordes dissonantes, à base d'écriture contemporaine, mais pas emmerdante, ne pas faire une partition de musique concrète et intellectuelle, c'est une musique contemporaine du coeur.
Un peu comme LA GUERRE DU FEU qui vient d'être rééditée...
Exactement, qui sous ses aspects formels d'une musique concrète est une musique du coeur. Si une musique n'a pas de coeur, d'émotion, même si celle-ci est bien cachée et travaillée, elle doit avoir lieu, sinon ce ne sont que des notes de musique sur de l'image. Avec l'émotion c'est plus que cela.
Quels sont vos projets, en dehors de Téchiné vous composez peu en ce moment ?
Au stade où j'en suis après 310 films, si je n'aime pas le film, je ne le fais pas. C'est pour cela que depuis les années 2000, je fais peu de films, car tous les metteurs en scène avec lesquels j'ai travaillé ont presque tous disparu, et la musique de film ce n'est pas des notes sur un morceau de papier, mais un engagement personnel, et si je sens que la personne en face de moi n'a pas le même engagement sur son film, je ne peux pas faire des notes pour faire des notes. Je ne veux pas faire un film de plus, je ne sais pas si cela en vaut vraiment le coup.
J'ai commencé à 19 ans avec LES CHOSES DE LA VIE, et je ne me suis jamais dit "J'aurais bien aimé faire ce film".
Et puis, les gens viennent à toi parce qu'ils ont en eux le souvenir de films que j'ai fait. Tous mes films américains se sont faits grâce aux films qui sont sortis là bas et qui ont plu aux metteurs en scène américains. Donc cela vient toujours de ce qu'on a fait. C'est pour cela qu'il faut faire attention à ne pas être trop gourmand. Même si pendant près de 30 ans j'ai été très gourmand, car j'en avais besoin pour toucher à tout, aujourd'hui je ne suis pas gourmand, mais je suis... attentif.
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