Cinezik : Pour commencer, comment êtes-vous venu à la musique de film ?
Armand Amar : Avec AMEN (2005). J'ai fait quelques téléfilms auparavant, mais c'était plutôt insignifiant. Je viens de la musique du spectacle vivant, j'ai fait beaucoup de musique de ballet, jusqu'à ce que Costa Gavras me demande de faire la musique de AMEN.
Pourquoi s'est-il adressé à vous ?
Je ne sais pas, il faudrait le lui demander ! Comme il voulait quelque chose de particulier, il avait dû écouter les disques que j'avais fait pour des spectacles de danse, et il n'avait pas envie de quelqu'un de connu. Je crois qu'il voulait essayer autre chose. C'était un film qui n'avait pas besoin d'une musique de film dite « classique ». Peut-être qu'il s'est dit qu'avec moi, ça ne ferai pas « musique de film »... Et comme il sortait de MAD CITY où ça s'était très mal passé avec le compositeur (Thomas Newman), il n'y avait pas eu de dialogue possible entre eux. Je pense qu'avec moi il recherchait ça. On a eu beaucoup d'échanges sur ce film. Il savait ce qu'il ne voulait pas : je devais donc trouver ce qu'il fallait ! C'est ça qui était intéressant. Et ce fut la même chose sur LE COUPERET. Pour lui, la musique est importante, c'est un troisième personnage. Il y a des moments où il y en a très peu, et d'autres où elle a vraiment son importance. Pour en revenir à votre question, c'est grâce à lui que j'ai commencé, en effet.
Et d'où vous vient cette affinité avec les musiques du monde, comme on peut l'entendre dans VA, VIS ET DEVIENS (2005) ou BAB' AZIZ (2006) ?
C'est un mélange issu de ma formation. Ce sont des univers que j'ai toujours fusionnés et que j'exploite depuis des années. J'ai fait des études de musique extra européennes, j'ai étudié la musique classique indienne et j'ai vécu en Inde. Parallèlement à cela, j'ai depuis quinze ans un label de musiques du monde, qui s'appelle « Long Distance », en association avec Peter Gabriel, et qui est distribué par Harmonia Mundi. Après avoir vécu en Inde et avoir beaucoup voyagé, j'ai été frappé par la disparition de beaucoup de choses. Je ne parle pas de folklore, mais de musiques traditionnelles vivantes...
Quelle différence avec le folklore ?
Quand on parle de folklore, on parle de musiques populaires, comme on différencierait chez nous la musique auvergnate (comme la bourrée) et la musique de Marin Marais. Dans l'appellation « musiques du monde », il y a plusieurs catégories...
La différence entre musique occidentale et musique indienne, par exemple, est seulement instrumentale ?
Oui, chaque pays a son instrument particulier, mais pas seulement. Il y a aussi plusieurs forme d'éducation à la musique : une certaine tradition orale de père en fils, parallèlement à une étude de la musique classique. C'est ça qui m'a plu, cette façon plus ludique d'apprendre la musique. Tout se transmet oralement, il n'y a pas d'écriture, pas de partition. Mais en revanche, il y a un grand savoir, ce sont vraiment des musiques savantes. Chez nous, on est limité au demi-ton, eux pas vraiment. Le raga par exemple correspond à plusieurs moments de la journée (matin, midi ou soir), c'est tantôt majeur, tantôt mineur... Et dans chacun de ces modes, ça peut être beaucoup plus mineur, ou moins mineur, par exemple.
Dans BAB' AZIZ (2006), il y a aussi ces inspirations spirituelles du Moyen-Orient...
C'est autre chose, c'est un film autour de l'enseignement et de la musique soufi. C'est l'histoire d'un grand maître qui va faire un voyage pour retrouver d'autres maîtres soufis. Au cours de ce voyage, il va rencontrer beaucoup de gens. J'avais envie de faire une recherche sur la religion et sur le soufisme, mais avec une instrumentation exclusivement extra européenne. J'ai mélangé l'orchestre et des chanteurs, en travaillant à partir de poésies soufies du treizième siècle, de très belles histoires dédiées à Dieu mais pas directement, toujours au deuxième ou au troisième degré. En parlant avec le réalisateur, j'ai décidé de ne pas aller vers la liturgie, et j'ai notamment demandé aux chanteurs Corses de mon label de venir utiliser leur savoir des polyphonies corses sur ce film, qui sont religieuses à la base mais aussi un peu inspirées byzantin.
Certains compositeurs se disent au service du film et non d'une œuvre de musique. Pour vous, on pourrait penser le contraire...
Je n'imagine pas le métier comme ça. C'est sûr que c'est beaucoup de travail, mais heureusement j'ai mon studio et mes moyens personnels pour le faire. Pour VA, VIS ET DEVIENS, ça m'a demandé entre trois et quatre semaines pour faire une bande originale écoutable sur le disque. Et c'est la même chose pour LE COUPERET : il y a à peu près 22 minutes de musiques dans le film, souvent répétitives. J'ai donc reconstruit l'ensemble, j'ai même réenregistré des choses pour le disque, qui atteint au final 26 minutes.
Dans VA, VIS ET DEVIENS (2005), le disque suggère une certaine musique de source, comme pour plonger le film dans une ambiance exotique...
Non ! Je me bats justement pour éviter cette notion « d'exotisme ». J'utilise plutôt l'instrumentation pour m'adapter. Les années post-68 ont fait beaucoup de mal aux musiques du monde, parce que c'était l'époque « baba-cool », où on se servait de ces instruments pour faire « couleur locale » et « exotique ». Mais on a oublié dans ce contexte le savoir et la richesse de ces instruments. Au niveau rythmique, il n'y a rien de plus savant que la musique indienne ou la musique iranienne ! Beaucoup de compositeurs de musique contemporaine se sont inspirés de ces rythmes-là. Dans VA, VIS ET DEVIENS, j'utilise autant le violon que la viole d'amour (un instrument inventé) que le doudouk ou autre chose... Pour moi c'est l'instrument qui participe à la musique et à l'émotion. Le son du doudouk est très particulier, il se rapproche presque de la voix...
Au contraire, vos musiques des films de Costa Gavras sont beaucoup plus dramatiques, scénarisées...
Oui, c'est une autre approche, mais on retrouve des choses communes, comme ce côté rythmique, ce côté mineur. Je m'exprime autrement. C'est une forme de développement que j'ai depuis des années et que je voudrais garder. Ce sont deux chemins qui s'entrecroisent.
Vous travaillez avec des orchestrateurs, pour vos partitions d'orchestre ?
Oui, parce que je n'ai presque aucune formation musicale classique. Mais je travaille aussi beaucoup avec l'ordinateur, depuis 1974 ! Je compose tout à l'image avec des machines, et je travaille après avec des gens plus savants que moi pour retranscrire ce dont j'ai exactement envie sur la partition. Je collabore donc avec un orchestrateur pour amener les interprètes de l'orchestre au plus près de ce que je veux. Après évidemment, je ne souhaite pas qu'on fasse une symphonie à partir de dix mesures que j'ai écrites. Ce serait dématérialiser l'univers que j'ai envie d'amener. Il y a une direction, la mienne, et je n'ai pas d'autre envie pour l'instant.
L'orchestrateur peut aussi donner un avis technique...
Oui, mais dans ce cas, ça reste technique, ça me va. Mais j'ai envie de rester dans une certaine simplicité qui m'appartient, donc je suis assez strict sur ça pour ne pas dévier.
Vous disiez utiliser l'ordinateur : quand vous enregistrez une musique, utilisez-vous aussi des samples pour suppléer l'orchestre ?
Non, pas du tout. Tout est enregistré. La plupart du temps, j'enregistre tous les solistes et les chanteurs dans mon studio avant les sessions d'orchestre. En dehors de ça, il m'est peut-être arrivé d'ajouter de la contrebasse après un mixage parce que je trouvais qu'il n'y avait pas assez de basse, mais là encore j'ai enregistré chez moi. Je trouve le son de l'orchestre de Sofia tellement beau... Je sais que beaucoup de gens font ça, comme Hans Zimmer qui rajoute des samples sur l'orchestre, mais ça demande d'avoir quinze assistants, autant d'orchestrateurs, et une programmation très complexe... Ça nécessite un temps fou...
Il me semblait pourtant que sur AMEN (2002) vous aviez enregistré des cordes que vous aviez ré-échantillonnées pour obtenir des rythmes particuliers....
Non, pas ré-échantillionné, c'était un travail de montage. En lisant un article sur Philip Glass il y a 25 ans, dans le magazine américain « Keyboard », le compositeur disait que sur disque on n'avait plus de raison de vouloir utiliser l'orchestre de la même façon qu'en concert, et qu'on pouvait faire autre chose. Lui, déjà, enregistrait par sections séparées (cuivres, cordes)... Je fais souvent ça, aussi. J'enregistre tout ce qui est rythmique séparément, ce qui est ténu aussi, et après je mixe. S'il n'y a pas cette rigueur, ce n'est plus ma musique. Il faudrait beaucoup de répétitions pour obtenir ce dont j'ai envie d'une seule prise avec l'orchestre en entier. J'ai donc un gros travail d'édition et de mixage en 5.1 par la suite dans mon studio.
Pourquoi justement penser la musique dans l'espace ?
Je ne sais pas, je trouve que c'est quelque chose de plus par rapport aux simples effets de réverbérations, cette idée d'avoir plusieurs plans, plusieurs profondeurs.
C'est dans l'optique de la vision du film ou plutôt pour mettre en valeur la musique ?
Non, plutôt pour donner un espace dans lequel on va se balader. Le mixeur de AMEN a malheureusement tout pensé de manière frontale, j'étais un peu déçu. C'est dommage parce que dans une salle, on peut recréer cette réalité de la vie où les sons ne sont jamais frontaux. Cette envie me vient peut-être de mon travail sur les percussions, sur les couleurs des instruments.
Oui, j'ai fait un documentaire pour lui, HONEY HUNTERS, autour des chasseurs de miel au Népal. Le film est passé sur Canal+ il y a deux ans. Et j'ai fait aussi un très beau film institutionnel, pour une célèbre marque de pneu, l'un des plus gros projets de ce genre sur ce marché-là depuis dix ans. On est allé sur plusieurs sites en Chine, notamment dans des grandes mines, et Eric a filmé ça, c'était magnifique. J'ai été primé pour la musique de ces deux films. Son univers me correspond bien : de grandes images, qui permettent de faire des mélanges de musiques. Bien que j'en ai peu fait dans LA PISTE, ce qui est étonnant, parce que c'est un film qui se passe en Afrique, mais il aurait pu se passer n'importe où... Dans ma musique, j'ai essayé de recréer les grands espaces, mais aussi l'intimité des personnages, en évitant par ailleurs tout « exotisme ».
Qu'en est-il de l'instrumentation ?
Beaucoup d'orchestre symphonique, mais aussi des mélanges de tambours japonais, des flûtes octobasses, pour évoquer l'univers des guérilleros et les camps. Je voulais vraiment travailler sur la spatialisation, et sur le son, avec des instruments un peu étranges.
Donc sortir du carcan « musique africaine »...
Oui, il y a un petit moment où il y a une voix traditionnelle, mais j'ai évité cela.
Au contraire, dans BAB' AZIZ (2006), la voix est très présente, presque sur chaque morceau...
Oui, BAB' AZIZ est l'un des plus beaux projets que j'ai fait. Yann Arthus-Bertrand dit d'ailleurs que c'est mon plus beau disque ! Pour moi c'était un investissement particulier, un film dans lequel je pouvais exploiter tout mon acquis. C'est un très beau film sur le soufisme, tout en étant une fiction. C'était une belle histoire, j'ai pu travailler sur de très beaux thèmes. Le soufisme, c'est l'inverse de l'islamisme, c'est la tolérance... J'ai mélangé aussi bien des chanteurs chrétiens que des chanteurs indiens, tout en évitant, encore une fois, de « faire exotique ». Je me suis servi de poèmes du treizième siècle, et j'ai fait venir des chanteurs du monde entier pour travailler avec moi, pour arriver à mélanger ces voix et ces univers-là à l'orchestre.
J'ai noté l'utilisation du doudouk dans cette partition. Vous avez également fait un album solo autour de cet instrument, avec Lévon Minassian...
Oui, Lévon est l'un des seuls arméniens expatriés en France, de la troisième génération, il est né à Marseille. Il a découvert cet instrument à l'âge de seize ans et s'y est initié par lui-même, ce qui est très rare quand on ne vit pas dans cette culture-là au départ. Il a été élève de Gasparyan, et il est en train de le dépasser...
Vous parlez de Djivan Gasparyan, l'interprète du doudouk dans GLADIATOR ?
Oui. Et dans la pureté du son, il est meilleur : il travaille l'instrument huit heures par jours depuis trente ans... Et son talent n'est pas que technique, il a une vraie expression. Peter Gabriel l'a demandé après avoir fait LA DERNIERE TENTATION DU CHRIST de Scorsese, car il avait besoin d'un joueur de doudouk pour sa tournée de l'époque. Comme à Long Distance, mon label, on l'avait aussi conseillé sur ce film, il nous avait demandé si on en connaissais un. On a fait des recherches dans la communauté arménienne, et dix ou quinze personnes nous ont dit que Lévon était le meilleur. On est allé le voir, et on l'a conseillé à Peter. Le plus drôle, c'est que Lévon est encore bijoutier à Marseille, il fait ça sur son temps libre. Il a donc fait cette tournée avec Peter Gabriel, et on s'est lié d'amitié. On a fait un premier disque ensemble où on a essayé d'exploité de doudouk autrement quand dans la musique arménienne traditionnelle, mais en n'utilisant que des thèmes arméniens. Ce sont des chants religieux très riches, très spirituels, profonds, qui représentent vraiment l'âme de ce peuple en déportation. J'ai pris trois ans à faire ce premier disque. Je voulais beaucoup d'orchestre : les thèmes sont arméniens mais tout ce que je fais derrière n'a rien d'arménien. C'était ça le challenge : exploiter autrement l'instrument et ce type de musique, amener d'autres couleurs. Normalement, il y a une sorte de « bourdon » quand on joue du doudouk, mais sur une heure, c'est ennuyeux. L'idée était de faire bouger ces « bourdons » avec l'orchestre, et d'amener des modulations subtiles.
On entends beaucoup de doudouk dans la musique de film, maintenant...
Oui, moi ça fait des années que je l'utilise, mais tant mieux si ça se démocratise ! John Williams l'utilise aussi dans MUNICH, c'est très intéressant : il l'utilise vraiment comme un instrument de l'orchestre, et pas un instrument solo. Ce qui caractérise le doudouk, c'est les ornements, et là, il l'utilise presque comme une clarinette. Je trouve ça fantastique !
Pour LA PISTE (2006), vous avez de nouveau enregistré avec le Bulgarian Symphony Orchestra ?
Oui, j'aime bien cet orchestre. Ce doit être la sixième musique que je fais avec eux. Il sont très précis, le studio est très bien, et j'aime bien aller là-bas.
A propos d'INDIGENES (2006), quels sont vos partis pris artistiques ?
C'est vraiment un film de guerre, qui pourrait faire penser au SOLDAT RYAN ou à LA LIGNE ROUGE. Le piège c'était de tomber dans la grosse artillerie, donc j'ai plutôt fait quelque chose en contrepoint, comme lorsque je travaille avec Costa Gavras. La musique se situe plutôt dans les moments de silence du film, elle aide l'histoire en racontant quelque chose à côté de la guerre. Il y a deux parti pris. Le premier, c'est de la musique orchestrale pour ces moments-là, pendant les trois quarts du film, tandis que le dernier quart fait place à une musique au cœur de l'action et des personnages, tout en respectant toujours ces moments de silences. Le second parti pris, c'est Khaled, qui est un ami de Rachid Bouchareb, qui souhaitait le voir participer au film. C'est un type adorable avec un talent inouï. La musique, c'est la voix de ces gens, leur intérieur.
Comment s'est passée votre rencontre avec Rachid Bouchareb ?
A l'origine, l'idée de Rachid était de faire une musique de film « Raï » avec des musiciens algériens. Mais au fur et à mesure du montage, il s'est aperçu que ça ne pouvais pas marcher. Dans le fond, ce n'est pas un film communautaire. Et n'utiliser que de la musique algérienne sur ce film allait contre son idée. C'est au travers de Yannick Kergoat, le monteur du film, que je suis arrivé sur le projet, puisqu'il avait auparavant monté des films de Costa-Gavras. Yannick avait suggéré à Rachid de m'engager étant donné mes connaissances de la musique du monde et de la musique occidentale. Et en effet, dès que j'ai vu le film, j'ai aussi pensé que ça ne pouvais pas marcher avec de la musique algérienne, sinon on « refermait » le film et ce n'était pas l'intention de Rachid, parce que ça aurait pu être des bretons, des américains, n'importe qui. Quand je suis arrivé sur le projet, la seule chose qu'on m'ait « imposé » était la présence de Khaled à la voix.
Comment s'est déroulée votre collaboration avec Khaled ?
Il n'a pas composé de musique, il chante. Mon approche de la voix dans cette musique était qu'après les batailles, notamment, il était important d'entendre ce que les tirailleurs avaient dans la tête, c'est à dire leur pays. Khaled chante trois fois dans le film : sa voix symbolise l'intérieur des personnages. Lorsque le film débute, sur des images d'archives en noir et blanc, j'ai repris une vieille chanson algérienne que j'ai entièrement réarrangée pour le disque. Par contre dans le film elle est "brute". Quant à la fin, lorsque le film arrive au 21 ème siècle, il me semblait normal de revenir sur Khaled, avec l'une de ses anciennes chansons pour le générique de fin. C'était dur comme collaboration, mais c'était beau. Khaled est quelqu'un d'imprévu, mais quand il est dans le studio c'est formidable. C'est une voix extraordinaire, et un homme vraiment généreux. J'avais peur, parce que c'est une star, mais ça c'est très bien passé. J'aurais pu lui demander n'importe quoi, il était vraiment disponible.
Pour un film de guerre, vous avez approché le film en contrepoint, avec une musique plutôt atmosphérique...
Oui, et c'est dommage que la bande-annonce du film ne montre pas cela. Cette bande-annonce va exactement à l'inverse de tout ce qu'on a fait. Ce qu'on voulait avec Rachid et Yannick (qui en tant que monteur avait une grande importance dans ce film), c'était d'éviter de souligner toutes les actions, puisque l'intensité des scènes était déjà présente grâce aux acteurs. Je suis allé à l'opposé, avec une musique plutôt lyrique, qu'on entend plutôt avant les batailles. Et avec beaucoup de silence, aussi. L'idée était de respecter le caractère de ces hommes, et de ne pas appuyer les effets. C'est dans cet esprit-là que je travaille depuis que je collabore avec Costa-Gavras et j'ai continué dans ce sens sur INDIGÈNES.
Au moment des passages d'action du film, votre musique s'arrête, pour laisser place au silence et aux effets sonores...
La plupart du temps, oui. On a beaucoup joué sur le son. Olivier Hespel, le preneur de son, a fait un très bon ravail. Et Franck Rubio, le monteur son, était vraiment très bon aussi.
Certains passages de votre musique pour INDIGÈNES se rapproche de celle de Hans Zimmer pour LA LIGNE ROUGE. Cette référence est-elle un choix de Rachid Bouchareb ? Le film a-t-il été "temp-tracké" par la musique de Zimmer ?
Je n'ai pas eu d'indication de la part de Rachid ou Yannick ayant rapport avec LA LIGNE ROUGE. S'il y a ressemblance c'est vraiment pur hasard. J'ai rarement affaire à des "temp-tracks", les réalisateurs avec qui je travaille mettent très peu de morceaux de référence. A la réflexion, c'est vrai qu'il y a un certaine similitude, mais ce sont des sons (percussions japonaises, nappes de synthé) qu'on retrouve dans LA TRAVERSÉE, AMEN, LE COUPERET, LA PISTE... Je pense que c'est normal que certaines fois il puisse y avoir des choses qui se ressemblent : nous avons, j'ai l'impression, la même culture. C'est un film qui avait besoin d'une certaine couleur que j'ai appliqué. Si je peut me permettre, je dirais qu'il faut faire attention a toujours vouloir trouver une référence. Ce sont les musiques et les compositeurs les plus diffusés qui nous viendront en référence : est-ce que parce que Sting, Paul McCartney ou Patrick Fiory ont utilisé du doudouk dans leur chansons que nous devons faire référence à Peter Gabriel ou Hans Zimmer ? Notre seul référence à tous est, j'en suis à peu près sûr, ce maître arménien qui joue ce merveilleux morceau qui se trouve sur une compilation de Occora. Est-ce que quand j'utilise des tambours japonais, des gongs, ou des bols japonais je fais référence à la musique zen japonaise, au kabuki ou à Hans Zimmer qui les as aussi utilisés ? Est-ce que quand j'utilise des mandolines ou des glockenspiel je fais référence à la musique irlandaise ou bien à René Aubry, à Bruno Coulais ou à Yann Tiersen ? En tant que compositeurs, nous avons, je pense (et je l'espère), des chemins qui se croisent quelques fois.
Dans le CD, on découvre un travail de fusion entre musique occidentale et musique orientale beaucoup plus poussé que dans le "soundtrack" du film, qui privilégie les textures et les atmosphères orchestrales plutôt que les morceaux où orchestre et musiques ethniques (notamment instruments traditionnels) se rencontrent : pourquoi ce qui fait justement la spécificité de votre musique, cette fusion, n'est pas davantage présente à l'écran, où votre musique sonne parfois de manière plus "conventionnelle" qu'elle ne l'est en réalité ?
En fait, tous les instruments que j'ai utilisé sur le CD sont dans le "soundtrack" du film : c'est souvent la combinaison du film, des effets sonores et de la musique qui fait que certaines choses disparaissent, ou que notre attention est ailleurs. Je ne pense pas que cela soit dans le fond "conventionnel" : j'ai très peu, comme vous l'avez constaté, de référence cinématographique. J'ai essayé de traiter ce sujet avec pudeur, de ne pas trop en faire. C'est peut être cela qui fait que c'est dépouillé dans le film plus que dans le CD.
Avez-vous assisté au mixage du film pour superviser l'intégration de votre musique au film ?
Oui, avec Thomas Gauder, qui par hasard avait déjà mixé LE COUPERET de Costa-Gavras. Il a amené beaucoup de pudeur au film.
N'avez-vous pas connu la frustration d'une coupe de votre musique au montage ?
Non, j'ai de la chance : ma musique n'est jamais coupée ! En général, comme je travaille de près avec les réalisateurs (ils viennent au studio), on est toujours d'accord sur les séquences à mettre en musique avant que je parte enregistrer. Il arrive qu'on enlève une musique, mais c'est d'un accord commun. Je suis assez consulté pour ça.
En plus de la voix de Khaled, il n'y a pas d'autre présence musicale du Maghreb avec des instruments ethniques ?
Non, à part une flûte japonaise, le Sakuhachi.
Que signifient les paroles des chansons algériennes interprétées par Khaled ?
La première ("Ya Dzayer") est une chanson autour de la ville d'Alger. La dernière ("El Babour") raconte l'histoire d'un homme qui traverse la mer et se retrouve seul en terre étrangère.
Le film a été présenté à Cannes où les acteurs ont reçu le prix d'interprétation masculine. Quelle a été la réaction du public quant à votre musique ?
Globalement je suis assez content.
Pensez-vous que INDIGÈNES soit le film le plus important que vous ayez fait en terme d'importance accordée à votre musique à l'image ?
Non, pas particulièrement. Je trouve que le nombre de minutes où ma musique est présente dans un film n'est pas quelque chose d'important. Dans AMEN, il y avait 25 minutes de musique sur un film de 2 h 15, mais c'est un film dans lequel les gens vont remarquer la musique. C'était aussi important pour moi qu'INDIGÈNES, au même titre que LE COUPERET. Dans LA PISTE il y a 1 h 11 de musique. Je ne sais pas si on la remarque ou pas, mais même si le film n'a pas marché, je trouve la musique belle. Pour moi, chaque collaboration est vraiment importante. Je choisi ce que je fais. LA TERRE VUE DU CIEL était une production modeste mais on a vendu 20 000 albums, c'était pas mal.
Venons-en à MON COLONEL, justement : est-ce un film de guerre comme INDIGÈNES ?
Non, ce n'est pas un film de guerre, mais il se passe pendant la guerre d'Algérie. Le scénario est signé Costa-Gavras, il raconte l'histoire d'un jeune lieutenant envoyé en Algérie dans les années 60 qui se rend compte des mauvais traitements infligés aux algériens par les militaires, et il essaie de se révolter contre ça. L'histoire se passe de nos jours et on découvre ce qui s'est passé sous la forme d'une enquête. Le scénario est excellent. Parmi les acteurs, Cécile de France, Robinson Stévenin et Olivier Gourmet sont formidables.
Quelle a été votre approche musicale pour ce film ?
J'ai écrit la musique assez rapidement, elle est assez épurée : piano, quatuor à cordes et percussions. Très peu de musique (vingt minutes) mais elle prend beaucoup de place à l'écran. Sur ce film, on a décidé de l'emplacement de la musique avec le réalisateur et Costa-Gavras. Ensuite il m'asuffit de trouver le ton, de trouver un univers. C'est ça qui est important.
Vous pourriez mettre un mot sur cet univers ?
Oui, je dirais lyrique. Je suis allé au contraire du film.
Qu'est-ce qui vous inspire : la lumière, les acteurs, l'histoire ?
Le tout. Vraiment. C'est pour ça que je n'arrive pas à faire de musique avant de voir un film. Même une idée très précise sur un scénario peut-être complètement changée à l'image. Je préfère travailler à l'image, m'imprégner de l'histoire, regarder le film plein de fois.
On ne vous a jamais demandé d'écrire de la musique pour le tournage ?
Non. Sur INDIGÈNES, Rachid m'a demandé de faire quelques recherches sur la musique algérienne en amont du tournage. Je me suis également occupé des musiques de source, je le fais de plus en plus souvent, ça me permet de maîtriser la musique sur l'ensemble du film. Mais même ça a été fait après la tournage.
Avec LA FAUTE A FIDEL, vous retrouvez une membre de la famille Gavras...
Oui, mais c'est indépendant de ma collaboration avec Costa. Avec Julie, on s'apprécie, simplement. Elle a mis un point d'honneur à éviter que son père participe au film. C'était une collaboration formidable, elle est très pointilleuse, sachant exactement ce qu'elle ne voulait pas. Le film évoque les années 70 à travers les yeux d'une enfant de 9 ans, dont les parents, bourgeois, se convertissent au communisme et changent toute leur vie. Mais la petite fille, très bourgeoise, et à l'éducation catholique, n'a pas envie de changer de vie. Stefano Accorsi et Julie Depardieu sont formidables. Pour la musique, j'ai fait quelques recherches pour faire quelque chose de différent de mes habitudes, mais je ne voulais pas tomber dans la musique des années 70. J'ai opté pour le quatuor à cordes et beaucoup de guitares différentes : mandolines, instruments cubains... C'est parfois festif, mais c'est surtout nostalgique. Je me suis surtout inspiré de mes musiques de ballet, qui sont plutôt répétitives et modales.
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