Cinezik : Composer au Québec : quels en sont les enjeux et les singularités ?
Pierre Desrochers : Le cinéma est comme partout un business, avec des producteurs et distributeurs, des contraintes de distribution, et malgré ces contraintes la nécessité de réussir à faire de sa musique un objet d'art. Pour moi, la musique de film n'est pas un domaine à l'écart qui s'appelle « musique de film », mais le cinéma est un art musical avec sa progression, sa chute, l'évolution d'un personnage, son histoire…
Quand on travaille sur un film, ce n'est pas différent que de composer pour un quatuor à cordes. C'est la même chose.
Quelle est la reconnaissance des compositeurs de musique de film au Québec ?
PD. On était réputé pour les films aux pires bandes sonores, mais il y a eu une évolution avec l'expansion du matériel et des possibilités. Avec les années, les producteurs se sont rendus compte de l'intérêt partout dans le monde pour la musique dans les films, et ils ont cherché dans les musiciens ceux les plus aptes à comprendre un film musicalement, plutôt que de prendre n'importe qui. De plus en plus, on nous demande aussi de produire les disques. Avant, dans les magazines de musique, il y avait du classique, du jazz, du rock, et pas de musique de film. Mais maintenant les "Soundtrack" sont les disques les plus achetés…
Quels sont alors aujourd'hui les compositeurs québécois qui se font connaître ?
PD. Il y a Benoit Charest (LES TRIPLETTES DE BELLEVILLE) qui fut nominé aux Oscars. On est fier de lui.
Le Québec a cette particularité d'être proche de la France par la langue, et proche des Etats-Unis géographiquement...
NB. L'idée est de profiter du meilleur des deux (rires). Au niveau technologique, beaucoup de tournages américains se font au Canada. Il y a grâce à cela un savoir faire qui s'est développé sur les plateaux. Les productions québécoises profitent ainsi de la compétence des techniciens. Par contre, ce n'est pas la même chose pour la post-production, car après avoir tourné chez nous, les américains retournent chez eux pour la suite. Tout ce qui est post-production est ainsi en retard au Québec, et la musique de film en fait partie. Mais heureusement qu'il y a en ce moment un engouement pour la musique orchestrale, car pendant longtemps la musique au synthétiseur prédominait et cette musique vieillit mal et n'a pas la richesse nécessaire pour porter l'émotion. A la base, la musique instrumentale est la meilleure.
Nathalie, comment êtes-vous arrivé sur l'orchestration de DER KLEINE EISBAR 2, musique de Hans Zimmer ?
NB. C'est une relation de savoir faire entre Benoit Groulx, un orchestrateur, le compositeur et moi. Tous les fichiers, des musiques composées sur Logic , m'étaient transmis par le « chat », et ensuite je les arrangeais pour que ce soit jouable. Zimmer a donc composé et a envoyé sa composition par le web pour qu'on l'orchestre. Puis la musique fut enregistrée à Londres à Abbey Road.
PD. Un phénomène nous vient des Etats-Unis, celui de se servir d'instrumentistes réputés (par exemple un guitariste) pour composer la musique, mais celui-ci n'ayant pas les compétences emploie un "ghost writer" pour le faire à sa place. On se bat contre ce système. Nathalie par exemple a déjà travaillé avec les américains en tant que "ghost writer" sans être créditée en tant qu'auteur. Mais quand on signe notre propre musique on orchestre nous-même, on la dirige.
Parlez-nous de Denis Arcand pour qui vous avez composé la musique additionnelle des INVASIONS BARBARES…
NB. On connaissait les responsables du son sur ce film. Arcand avait déjà acheté les droits de musiques préexistantes, mais il avait besoin à certains moments du film de musiques de répertoire, des pièces au piano, et c'est moi qui les ai arrangées pour le film, et interprétées.
PD. La musique de film ne l'intéresse pas vraiment...
Il y a tout de même au Québec des réalisateurs qui s'intéressent à la musique de film ?
PD. On a travaillé sur une quarantaine de films. On a fait en 1998 le film de Denis Villeneuve UN 32 AOUT SUR TERRE. Certains films sont composés par nous deux, d'autres chacun de son côté. Le dernier film qu'on a fait ensemble est LA VIE SECRETE DES GENS HEUREUX de Stéphane Lapointe (ndlr : sortie le 8 septembre 2006 au Québec) avec une partie orchestrale (c'est mon domaine), et l'autre partie est une musique électro-acoustique (et c'est Nathalie qui fait cela).
Nathalie est aussi une grande claviériste et une spécialiste en sonorités électro-acoustiques.
NB. Avec Pierre, on forme un couple dans la vie, mais aussi à la composition donc.
C'est un travail en Binôme...
PD. Un monstre à deux têtes, partenaires dans le crime (rires). On a développé nos petites habitudes. J'ai un caractère de cochon, alors Nathalie joue la diplomate. On réussit à convaincre des producteurs sur le bien fondé de nos idées lorsque Nathalie fait la gueule, car c'est exceptionnel (rires).
NB. On organise beaucoup de rencontres avec les réalisateurs et les habiletés de communication sont pratiques pour comprendre ce que le cinéaste a voulu faire, revenir à l'essence du scénario.
PD. C'est Nathalie qui réfléchit à l'intervention de la musique par rapport aux images. Ce qui l'intéresse c'est le film, moi c'est le scénario. Cela nous donne une vision stéréo de la chose, c'est notre méthode.
Vous travaillez sur les disques ?
NB. On réalise les disques en studio avec Geoffrey Mitchell qui est ingénieur du son au studio 2 de l'ONF et qui a aussi une formation de musicien. C'est une collaboration sur le long terme qui installe une relation de confiance.
Contrairement aux autres pays (les Etats-Unis avec John Williams, la France avec Delerue), le Québec n'a pas de fortes figures musicales au point de faire école et de vous influencer...
PD. Les réalisateurs, lorsqu'ils pensent à la musique, citent dans la plupart des cas Arvo Pärt, une musique nordique. Avant, il y avait deux courants, Pierre Boulez ou John Cage. Les étudiants de ce dernier étaient Philip Glass, John Adam, Steve Reich. Quant à Boulez, on s'est aperçu que c'était le bout d'une branche morte (sans descendance). Il y a eu un combat entre l'avant-garde et l'expérimental, et c'est l'expérimental qui a gagné. Autant le jazz a une source africaine, par exemple, autant chez Boulez il n'y a aucune source. Par contre, chez Steve Reich (écoutez Druming ), il y a cette présence africaine. L'école avant-garde américain a même donné naissance à Mychael Nyman sur les films de Peter Greenaway. Le problème de la France, c'est que vous n'êtes pas encore sortis de Boulez. Débarrassez-vous de Boulez les conservatoires, il est néfaste pour les compositeurs ! Olivier Messiaen, un vrai génie, a été trahi par ce chef d'orchestre de seconde classe. (rires)
Votre Actu ?
PD. On vient donc de finir LA VIE SECRETE DES GENS HEUREUX de Stéphane Lapointe (qui sort le 8 septembre 2006 au Québec) avec 22 musiciens, puis un film de Étienne Desrosiers avec une petite formation.
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