Cinezik : Comment êtes-vous devenu compositeur de musique de film ?
Serge Franklin : J'ai eu un parcours un peu atypique en commençant par la chanson en tant que chanteur, tout en écrivant les textes, les musiques, et je jouais de la guitare. J'allais dans les cabarets et dans les années 60-65 parmi les gens qui fréquentaient ces lieux il y avait Higelin, Moustaki... et c'est à leur contact que j'ai commencé. J'ai accompagné Moustaki dans certains de ses spectacles en jouant du sitar indien parce qu'il était intéressé par la musique indienne. C'est vrai que ce n'est pas un apprentissage très traditionnel mais cela a fait de moi un autodidacte.
Les premières chansons que j'ai faites étaient pour des amis de fac, je ne pensais pas du tout que j'allais en faire un métier. Et puis petit à petit c'est devenu plus sérieux.
Justement, comment cela devient un métier, par des rencontres ?
S.F : Ce sont en effet les rencontres. Cela a commencé au théâtre grâce à la compagnie Barrault. Cela fait parti des mystères de la vie. Pourquoi un homme comme Jean-Louis Barrault qui a le choix des plus grands compositeurs de l'époque en 68-69 m'engage ? Il cherchait un sitariste il est vrai, le sitar était très à la mode, Les Beatles ont donné au monde entier la connaissance de cet instrument. Jean-Louis fait un spectacle dont la musique était signée Michel Legrand pour lequel j'étais musicien de séance, je travaillais dans les séances d'enregistrement. Je suis donc arrivé chez Barrault pour faire du sitar parce qu'il voulait un sitariste dans la pièce. Et je pense que j'ai appris mon métier là avec un des plus grands hommes de théâtre de cette époque. Je suis devenu le responsable musique de la compagnie. Quand tu regardes la liste des noms qui précédaient tu t'interroges. Il y a eu Boulez, Polnareff... Je suis resté dix ans. J'ai appris là comment on met de la musique avec un texte. Jean-Louis avait une particularité, il osait mettre des orchestres, c'était révolutionnaire. Dans la pièce CHRISTOPHE COLOMB jouée par Laurent Terzieff qui est absolument sublime, il y avait dans la fosse d'orchestre une trentaine de musiciens dirigés par André Girard, c'est du délire dans une pièce de théâtre. Mais il aimait ça, il aimait la musique, Jean-Louis était un musicologue extraordinaire. Et donc il y a des comédiens évidemment, dont Diane Kurys dont le mari est Alexandre Arcady. Et c'est assez évident que quand ils ont besoin d'un musicien pour faire leur premier film ou leur première pièce de théâtre, ils vont demander au musicien de la compagnie parce qu'ils le connaissent, ils savent ce qu'il fait. C'est ainsi que j'ai commencé à faire la musique de pièces de théâtre pour Alexandre Arcady. Il n'y a pas de plan de carrière, il y a juste des rebonds comme un ballon qui rebondit, qui va d'un endroit à un autre.
Quel a été le premier travail cinématographique avec Alexandre Arcady ?
S.F : Grâce à ses pièces, quand il a fait son premier film LE COUP DE SIROCCO, on s'était tellement bien accordé sur le travail théâtral qu'il y avait une confiance. Il faut bien comprendre ce qui se passe entre un compositeur et un metteur en scène. La musique est le seul élément qui lui échappe. Le réalisateur va contrôler la photo, le jeu des acteurs, le scénario, il va contrôler le montage, mais pas la musique. Comment veux-tu contrôler la musique ? Après, il y a ceux qui ont le langage et d'autres pas. Je préfère même ceux qui ne l'ont pas. Jean-Louis me disait "je veux une machiche", c'était pour lui simplement quelque chose qui se danse, alors je lui faisais du rock ou une valse, quelque chose qui bouge. Il faut vraiment comprendre le langage de l'autre, d'autant que je préfère quand on ne me parle pas musicalement. On me donne des envies, là c'est gai, là c'est triste. Cela me suffit. Je travaille toujours avec des maquettes pour voir ce que cela va donner. Et on a des références, on me dit "Wagner" et je comprend. On a toujours eu des maîtres, des gens comme Nino Rota ou Ennio Morricone. On ne m'a jamais demandé de faire du Morricone, mais pour LE COUP DE SIROCCO, la référence était Rota, et Roger Hanin me disait que j'étais le fils de Rota sur ce film.
Peu de musiques échappent aux archétypes (mettre des cordes pendant un baiser), sauf quand le metteur en scène ne veut pas du pléonasme, on a alors des musiques décalées. Alexandre Arcady se situe plutôt dans la tradition américaine, mais on ne soulignait pas tout non plus, il y avait un savant mélange, il avait l'envie de plaire au grand public, avec un travail fédérateur, mais de l'autre côté il avait une culture.
Quelle est l'étape de travail la plus délicate ?
S.F : Le plus difficile est le travail à la table de montage, lorsqu'on est confrontés à la première vision, car le réalisateur est craintif, il a envie de tout surligner pour que l'on comprenne bien, ce qui va s'amenuiser avec l'arrivée des bruitages. On pense que la musique va tout sauver, mais la musique ne sauve rien.
Quelle était la rétribution pour votre travail ?
S.F : Je ne prenais pas d'argent pour moi. C'était un accord avec le producteur. J'avais mes droits d'auteur, cela me suffisait. Je ne prenais pas d'argent pour la composition. En revanche l'argent était pour les cordes, pour les cuivres, pour les grandes sonorités, les formations dont j'avais besoin, un instrumentiste vedette s'il le fallait, c'était cela la rétribution.
Vous gériez un budget en quelque sorte ?
S.F : Oui, tout à fait, je sais le faire. J'avais mis en place avec les ordinateurs de l'époque des structures de séances qui me permettaient de faire une première séance avec le plus gros effectif et par séquence l'ordinateur me disait "dans telle séquence tu n'auras plus besoin de basson". C'était Excell. Il m'éliminait tout ce dont je n'avais plus besoin donc c'était extrêmement ciblé. Je n'avais jamais personne qui allait fumer une cigarette quand on enregistrait. Ils étaient prévus pour telle séquence ou telle autre, il n'y avait que l'effectif dont j'avais besoin.
Pour des choses sur lesquelles je suis moins à l'aise comme le Big Band, je n'hésitais pas à demander à de très bons amis de me donner un grand coup de main et ça faisait du bien de se sentir moins seul.
Parlons maintenant de votre musique pour LE GRAND PARDON qui vient d'être rééditée en disque chez Music Box Records. Quelle a été votre implication dans ce travail discographique ?
S.F : C'est Cyril Durand-Roger et Laurent Lafarge les responsables de cette aventure. Ils sont venus tous les deux chez moi, ils ont pris les bandes. Je leur ai dit que je n'avais pas le temps pour cela, d'autant que je n'aime pas me tourner vers le passé, je vais de l'avant. Il y a très peu de disque de mes musiques. Le projet a donc vu le jour grâce à eux. Ils ont fait un travail formidable. Ils ont écouté toutes les bandes, et il y avait à l'intérieur des musiques qui n'ont pas été utilisées par Arcady dans le film, et il y avait des musiques que je n'avais pas mises sur le disque sorti chez Philips à l'époque.
Comment définiriez-vous votre partition pour LE GRAND PARDON ?
S.F : Il y a quelque chose d'épique, de grec, c'est une tragédie grecque. Quand Alexandre Arcady m'a apporté le scénario, qui est très juif, ce que je comprend bien, il y a en plus cette tragédie grecque qui m'est très chère, car mon père était grec, je connais un peu cette civilisation et toute l'histoire qui fait la Grèce. Sont venus ensuite se greffer les éléments ethniques, les musiques à tendance orientales, avec une manière arabisante d'utiliser les violons. La musique orientale m'est très proche donc ce n'était pas trop difficile. Il y avait aussi l'Europe centrale que je ne peux pas rejeter de ma personnalité. Ce mélange a donné cette musique très étrange. Ce melting pot provoque le côté épique, avec un bandonéon qui donne des scansions, le travail des cordes qui jouent avec le bois de l'archer, ce qui donne des sons inédits pour un film. LE PARRAIN était bien-sûr dans les têtes, avec une tension qui doit régner, mais on n'est pas allé dans le polar traditionnel, en amenant des éléments de liturgie juive. Il y a aussi des guitares flamenco. Il y avait de la complicité entre les musiciens. Ce n'est pas que de l'écrit. J'avais des gens avec moi, je n'étais pas seul.
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