Vous qui exercez essentiellement pour la musique savante, comment estimez-vous votre travail pour le cinéma ?
Je suis un peu dans le cas de figure d'Antoine Duhamel ou de Pierre Jansen en France, ou de John Corigliano aux Etats-Unis. Le cinéma, surtout hollywoodien, plonge les compositeurs dans un cercle infernal dont ils deviennent prisonniers. J'ai une grande admiration pour Georges Delerue, mais je regrette qu'il n'ait jamais décidé de s'arrêter pendant trois ans pour écrire la musique contemporaine dont il parlait souvent. Si vous me demandez si je me considère compositeur avant tout, je vous répondrais même de manière plus rude: je suis un compositeur qui écrit de la musique symphonique et de la musique de concert, la musique de film m'est totalement accessoire... mais un accessoire formidable que j'aime beaucoup faire. Je suis dans la peau d'un peintre qui fait de la bande dessinée. La bande dessinée c'est passionnant, pour en faire, il faut savoir dessiner, avoir le sens des couleurs et du récit, mais ce n'est pas pour autant votre "chapelle sixtine".
Pierre Jansen nous disait d'ailleurs qu'un compositeur ne fera jamais son oeuvre personnelle pour le cinéma...
C'est à dire qu'un compositeur de musique pour concert ne fera jamais du cinéma son oeuvre personnelle, avec en même temps quelques exceptions ; cela m'est arrivé avec Bernard Queysannes (octuor de violoncelle pour « Diane Lanster », quintette avec piano pour « Le Diable au Cœur »), . Il m'est arrivé d'amener dans le climat d'un film une thématique très proche de ma musique personnelle comme sur le tout début de LA-HAUT, UN ROI AU-DESSUS DES NUAGES de Pierre Schoendoerffer avec une harmonie et un traitement du chœur proche de mon écriture pour le concert.
La différence essentielle ce n'est pas forcément le style car il peut se retrouver dans la musique de film, et même on peut y tenter davantage de choses en passant d'un genre à l'autre.. Ce qui est dangereux, c'est le format. On prend l'habitude d'avoir le souffle court, les durées auxquelles on est confronté vont de dix secondes trois minutes et c'est fini ; c'est avant tout une différence de structure.
Je suis en train d'écrire un opéra, et je me suis interrompu pour un téléfilm de Francis, L'ONCLE DE RUSSIE.
Lorsque j'ai repris mon opéra, je me suis senti retenu. Je n'ai pas pu écrire tout de suite. Il faut se réadapter à un rythme différent. C'est en cela que c'est inquiétant, mais sinon la collaboration avec un réalisateur peut être très intéressante. Le métier de compositeur est un métier de solitude, et travailler pour le cinéma permet de briser cela.
LA PENTE DOUCE, en 1971, est votre première BO…
Je composais déjà pour la musique symphonique, j'ai même fait un album de pop music qui va être rééditer chez Vadim music, ça fait drôle, j'avais 20 ans. Pour LA PENTE DOUCE, mon nom a été soufflé au réalisateur Claude d'Anna par Jean-Pierre Rawson, le producteur de cet album pop. J'ai composé ensuite UN OFFICIER DE POLICE SANS IMPORTANCE de Jean Larriaga et L'OISEAU RARE de Jean-Claude Brialy.
Puis j'ai rencontré Otto Preminger sur le plateau de l'émission « Samedi soir » de Philippe Bouvard dont j'étais le pianiste. Il fut extraordinaire avec moi. Il était arrivé une heure avant sur le plateau pendant que je me préparais au piano. Du coup, je n'ai joué que des musiques à moi en attendant que l'émission commence. Il m'a demandé de qui étaient les musiques que je jouais, je lui ai répondu que c'était de moi, puis il me demande de lui envoyer des bandes au Plazza, et pendant trois semaines mes copains me charriaient au téléphone en se faisant passer pour Otto Preminger, puis un soir c'est vraiment lui qui m'appelle pour me proposer ROSEBUD. Il fut comme un grand-père pour moi. Le film terminé, il me présenta à la United artist en disant "j'ai fait un mauvais film, mais cet homme une musique formidable". En plus, il y a eu un très bon article dans Variety sur la musique, et il m'a proposé de m'aider à m'installer aux Etats-Unis. Mais j'ai refusé car la musique de film n'est pas mon chemin. Des fois je peux regretter quand j'imagine ce que ma musique donnerait sur tel film américain. Mais je ne serais pas heureux à ne faire que de la musique de film.
Quand Danièle Thompson tourne FAUTEUIL D'ORCHESTRE et que c'est moi qui dirige dans le film le concerto de Beethoven avec l'orchestre Colonne et François René Duchable, je me dis que la réalisatrice pourrait me demander de composer la musique du film. Mais non, dans sa tête je suis un musicien classique, il ne faut pas que je m'en plaigne, mais j'ai regretté de ne pas avoir pu mener cette expérience à fond. J'ai tenu à avoir une certaine forme de statut qui a aussi des inconvénients. Heureusement j'ai eu la chance de rencontrer des amis fidèles avec qui j'ai une forte collaboration comme Francis Girod, Laurent Heynemann ou Peter Kassovitz. Et ce qui est bien, c'est que cette collaboration n'est pas exclusive, nous ne sommes pas dans des pantoufles. On s'est rencontré avec Francis sur LACENAIRE, et je n'ai pas fait tous ses films depuis celui-là. J'ai fait ceux où il pensait que j'étais l'homme qui fallait. Il a également travaillé avec Alexandre Desplat qui est un excellent musicien. Je me méfie des couples absolus.
Quel a été votre travail sur le film de Preminger ROSEBUD ?
C'est un film américain avec de gros moyens. Preminger m'a demandé d'être sur le plateau en permanence, il m'a fait suivre tout le tournage. Le problème qu'il y a eu sur ce film, comme souvent au cinéma, c'est le mixage. Preminger voulait donner l'impression que la musique sortait de la tête des personnages. Le résultat est que le mixeur l'a mis très basse en volume, en diminuant les basses et en exagérant les aigus, ce qui pour moi est assez frustrant. Mais j'en ai tiré une suite plus tard.
Vous n'assistez pas au mixage ?
Non, je n'en ai pas la force. J'ai compris une fois pour toute que le mixeur français est l'ennemi du musicien ; c'est un cartésien, qui veut entendre ses bruits, incapable de mettre, si cela s'avère intéressant, la musique « plein pot » comme dans un film américain . Si une voiture passe à un kilomètre, il faut entendre le bruit qu'elle fait. Il y a un besoin de réalisme constant. Par moment, on a l'impression d'avoir tapé très juste sur l'émotion d'une scène, et malgré tout il faut se battre contre la chasse d'eau du voisin et les miaulements du chat.
Vous orchestrez toutes vos musiques...
Pour moi, l'orchestration est plus qu'essentielle. Un compositeur de musique de film qui n'orchestre pas m'intéresse absolument pas, je trouve que souvent c'est l'orchestrateur qui fait les trois quarts du boulot. Celui qui signe la musique est parfois un mélodiste ou un excellent producteur de la bande son, mais je n'appelle pas cela un compositeur. Les metteurs en scène ont souvent besoin d'un instrument qui vont les aider pour le cheminement créatif du film. Il faut bien écouter la bande son pour ne pas interférer avec les bruits et voix, se poser la question de ce qui est utile, utiliser le piano avec parcimonie car c'est un instrument didactique qui dit les choses...
L'écriture d'orchestre est quelque chose pour moi d'inhérent à la création, je n'entends pas du piano en composant, mais directement de l'orchestre.
Depuis 1991, vous êtes le compositeur des MAIGRET pour la télévision…
Sur les 54 films, il y en a eu cinq que je n'ai pas fait pour des questions de co-production avec d'autres pays. Puis j'ai dit, soit je les compose tous, soit je n'en fait aucun, car il y avait mon pré générique qui était associé aux musiques d'autres compositeurs et tout le monde pensait que le reste était de moi. Ce qui était passionnant, c'est qu'il y a eu des metteurs en scène très différents, Pierre Granier Deferre ou Laurent Heynemann. « Dune production » a mis des moyens ridiculement bas pour la musique, ce qui fait que sur la fin, je ne pouvais enregistrer de musiques originales et je devais exploiter la banque des anciennes musiques. Ca m'a fait beaucoup de peine. Et depuis un an et demi, suite aux problèmes de santé de Bruno Cremer, on en tourne plus...
Puis vous retrouvez Francis Girod sur ce genre là, le polar...
Je n'appellerais pas cela du polar chez Francis, bien qu'il y ait toujours une action policière, c'est ce qu'on a eu sur LACENAIRE. Mais le défi à la société était intéressant, comme sur TERMINALE avec la problématique de la jeunesse par rapport au négationnisme. Ce qui guide davantage ce réalisateur, ce sont ces questions sociales. Sur UN AMI PARFAIT, il s'agit de la mémoire et du destin en marche plus que l'aspect polar.
Dans UN AMI PARFAIT, la musique vient comme un intermède, une utilisation entre les différentes scènes…
Oui, dans le sens de la recherche du personnage. Il y a deux musiques essentielles, une qui est le destin en marche, un rythme impitoyable qui mène à la mort du personnage, et l'autre musique qui est la récupération progressive de la mémoire. Pendant que j'enregistrais un MAIGRET, j'ai eu le temps de composer la séquence de pré générique. L'équipe du film a pu avoir cette musique pendant le tournage et cela a été très utile pour le montage.
Francis laisse de l'espace au compositeur. Ma musique est héritée d'un certain impressionisme à la française, mes références sont Ravel, Fauré, Debussy, Poulenc, Roussel, Messiaen et Dutilleux. Ce qui m'a amusé aussi, c'est de faire les deux ou trois musiques de boîte de nuit avec de l'électronique. Habituellement, je ne touche jamais à l'ordinateur.
Une édition CD de vos musiques pour les films de Girod sort en même temps que le film ?
Oui, on y trouve toutes les musiques que j'ai écrites pour Francis. Il y a L'ONCLE DE RUSSIE, le générique fin et début de LACENAIRE, TERMINALE, puis une musique pour un film que nous avions fait pour « Amnesty international », et bien sûr son dernier. S'ajoute à cela la suite symphonique que j'ai tirée de LACENAIRE.
Vous exercez aussi dans le domaine de la pédagogie, notamment à Auxerre en octobre 2005 avec une master class au cours de laquelle de jeunes compositeurs étaient amenés à composer sur les images d'UN AMI PARFAIT…
Il faut savoir que le thème d'UN AMI PARFAIT était déjà enregistré mais je ne leur ai pas fait entendre. J'ai crée la première classe consacrée à la musique pour l'audiovisuel, c'était à l'Ecole Normale Supérieure de Musique, et j'ai animé cette classe de 1980 à 1986. Ensuite, j'ai passé le relais à Antoine Duhamel, désormais c'est Patrice Mestral qui l'anime.
Alors, comment enseigne t-on la musique de film ?
L'enseignement de la musique de film c'est d'abord enseigner la musique, car dans « musique de film » il y a d'abord « musique ».
Puis ensuite d'apprendre aux gens à ne pas détruire leur langage par souci de synchronisme. C'est à dire d'utiliser le synchronisme comme un plus à l'imaginaire et non comme une contrainte.
Vous êtes actuellement président de la SACEM…
Non je suis en « sommeil », ce que nous devons statutairement respecter pendant une année après chaque mandat de trois ans, mon successeur est l'auteur Claude Lemesle.
Pour la défense du droit d'auteur, cette société a besoin de toutes les énergies et de sans cesse s'adapter. Les évènements récents lui ont fait prendre conscience de certaines choses, elle est ressentie comme un percepteur au bénéfice de quelques privilégiés alors que c'est une société unique par sa capacité à répartir tous les droits, aussi modestes soient-ils. On doit informer les gens, achever la moderniser la structure et son réseau informatique, faire évoluer le droit européen qui est actuellement en train dériver dangereusement.
Des projets ?
Je suis en train d'écrire mon deuxième opéra qui s'appelle « Guru » et qui plonge dans les problèmes des sectes. Je pars bientôt diriger à Séoul puis aux USA car il y a la création américaine dans une nouvelle production de mon premier opéra sur la vie d' « Elephant Man ». Je reviendrai ensuite à Paris pour diriger l'orchestre Colonne dont je suis le directeur musical. S'ajoute à cela l'Académie des Beaux-Arts, où je siège avec Francis Girod.
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