Cinezik : L'idée du film t'es venue d'abord avec l'envie de raconter une histoire (et donc de réaliser) ou d'abord avec l'envie de composer des chansons pour une comédie musicale ?
Franck Lebon : A l'origine, j'avais eu envie de faire une chanson sur les syndicalistes. J'ai donc commencé à composer cette chanson qui est maintenant dans le film, et autour de ça s'est développée l'idée de parler du monde du travail en comédie musicale, et essayer de décrire par l'absurde le système libéral. On voulais notamment parler de ces cadres très dynamiques mais hyper formatés qui sortent des « écoles of commerce » (dixit le film !) et qui finalement, à cause de leurs oeuillères, ne voient pas les conséquences de leurs pratiques économiques. C'est en prenant la vision de ces gens qu'on s'est dit que c'était comme un monde merveilleux autour d'eux, et c'est pour ça qu'ils chantent !
A partir de quel moment t'es-tu associé avec Vincent pour réaliser le film ?
On se connaissait déjà pour avoir travaillé ensemble (pendant cinq ans) sur des spectacles qui mêlaient vidéo et théâtre, au sein d'une association qui s'appelait « Kamera Sutra », dont Vincent est le créateur, et qui regroupait vidéastes, comédiens et musiciens. C'est à l'occasion de soirées où on projetait des court-métrages et quelques uns de nos travaux qu'on s'est découvert une passion commune pour la comédie musicale. J'avais toujours eu jusqu'à présent l'idée de réaliser un court-métrage en parallèle d'une carrière musicale (déjà au collège je réalisais des petits films en super 8), et c'est comme ça qu'on a commencé à réaliser quelques petites comédies musicales en amateur avant de faire EDOUARD...
La comédie musicale est donc votre genre de prédilection...
Oui, c'est vraiment la forme qui nous plaît pour parler de sujets de fonds comme celui-ci, au premier degré. Et puis il y a des choses qu'on peut faire passer par des chansons qui ne passeraient pas par des dialogues, c'est une forme qu'on aimerait bien développer encore.
Quel a été le processus de création de la musique par rapport au film ?
J'ai développé une démarche en rapport avec les personnages du film : le jeune cadre, le patron, les syndicalistes... J'avais envie de caractériser ces personnages par des styles musicaux : par exemple j'ai utilisé le gospel pour les managers et leur vision un peu « mystique » autour de l'argent et de la société. A chaque fois je me suis posé la question : « quel style musical conviendrait à ce personnage pour qu'on cerne tout de suite son état d'esprit ? ». Il est donc apparu assez instinctivement que le patron, dans sa grandiloquence, ne pouvait chanter que de l'opéra, en surjouant ses malaises en fonction de la pression des actionnaires, qu'on voit masqués dans l'ombre. Le personnage qui utilise le plus de styles est Edouard, parce qu'il s'adapte d'un univers à l'autre en fonction des gens à qui il a affaire, même si au départ il est caractérisé par un style de comédie musicale à l'ancienne, jazzy, très américaine. Mais il y a aussi un jeu télé avec de la musique ringarde et des jingles... on voyage musicalement avec les personnages et le contexte de l'histoire.
Le film est surtout l'occasion pour toi, en tant que compositeur, d'expérimenter plein de styles musicaux !
Oui et c'est aussi pour ça que je fais de la musique de film, parce qu'on peut me demander de la musique tzigane comme de la musique symphonique, je n'ai pas envie de me cantonner à un style. J'ai envie de continuer à découvert d'autres genres, d'autres instruments, des musiciens de tout bords : ça ne peut qu'enrichir mon bagage musical.
Quel est justement ta formation musicale ?
J'ai fait cinq ans de conservatoire en piano. Mais quand les premiers concours sont arrivés, ça m'a stressé alors je suis devenu punk ! J'ai appris la batterie, et j'ai eu une bonne expérience de musique en groupe, en passant par le rock, le jazz et la musique africaine... J'ai ensuite fait l'école de cinéma Louis Lumière, dans la section « son » parce que l'aspect sonore m'intéressait pour son rapport à l'image, et c'est là que j'ai découvert le lien entre cinéma et musique, et que j'ai eu envie d'aller vers tout ça. J'ai donc continué à faire du son, des bruitages, et j'ai repris des cours d'arrangement et d'orchestration dans une école de jazz pour me perfectionner. Ensuite j'ai été (et suis encore toujours) l'assistant du compositeur Reinhardt Wagner, avec qui j'ai aussi beaucoup appris. Ça fait donc cinq ans que je ne fais plus que de la composition pour la télévision, le documentaire, des dessins animés - et j'ai fait mon premier long-métrage l'année dernière (NDLR : BEUR BLANC ROUGE de Mahmoud Zemmouri). J'ai eu un prix à l'UCMF pour une musique de court-métrage en 2004 (Noli me tangere).
De ton côté, Vincent, est-ce que tu es intervenu sur la musique en tant que co-réalisateur ?
Vincent : en fait, on est cinq auteur sur le film, donc on est tous plus ou moins intervenu au niveau des paroles, dès le scénario. On a collaboré avec Franck pour les musiques en fonction du rythme des dialogues, des paroles des chansons, ou pour lui demander son avis sur la reprise d'un refrain, par exemple. Donc tout est lié : l'écriture du texte et l'écriture de la musique.
Franck : on avait déjà réfléchi ensemble aux styles musicaux dès l'écriture du scénario, qu'on a écrit en parallèle des chansons et de la musique.
Vincent : il y a même certains musiques que tu as écrites à partir de nos textes sans avoir forcément la mélodie en tête, et même parfois des adaptations d'autres thèmes placés ailleurs dans le film. On s'est rendu compte par exemple qu'une musique placé sur une autre partie du film marchait sur un texte qui n'avait rien à voir, et que Franck a pu reprendre.
Franck : malgré tout, il fallait que la bande son reste cohérente : pour passer de l'opéra au gospel par exemple il fallait garder une thématique, une couleur. J'ai essayé d'utiliser les mêmes sonorités de batteries ou de cuivres sur plusieurs morceaux pour garder une certaine cohérence sur tout le film.
Comment s'est passé l'enregistrement ?
J'ai la chance de travailler avec un studio qui me laisse parfois un studio libre en contrepartie de commandes payées que je fais avec eux le reste de l'année. Même chose pour les musiciens : c'est des gens avec qui j'ai l'habitude de travailler et on a pu faire cette musique de court-métrage avec peu de budget. Avec la musique, les choeurs et les voix, ça doit représenter un mois entier de travail, mais qui a été étalé sur six mois en fonction des disponibilités de chacun.
Quels instruments avais-tu à ta disposition ?
J'ai joué de la batterie, des percussions, de la guitare, de la basse et du piano. Ensuite j'ai utilisé une section de cuivres, une section de cordes, un autre guitare (avec un professionnel celui-là !), une flûtiste, et une choral de Gospel qu'on a rencontré pour l'occasion, qui compte quatre ou cinq chanteurs. Un certain nombre de musiciens a donc participé au film !
As-tu participé à la création sonore du film ?
Non, mais on a tous les deux supervisé le montage son. Par contre j'ai fait les bruitages du film.
Comment as-tu commencé à faire de la musique de film ?
C'est en travaillant d'abord comme monteur son et bruiteur sur plusieurs séries animées et documentaires pour la télévision : j'ai par la suite proposé de faire la musique originale aux réalisateurs à qui j'avais affaire. Certains ont accepté et ça a bien fonctionné, donc j'ai commencé comme ça. Et puis de fil en aiguille, je me suis concentré sur la musique uniquement et j'ai passé un peu de temps à rechercher des projets, même si je travaillais régulièrement avec deux ou trois réalisateurs pour assurer malgré tout un certain « fond de commerce » ! Le court-métrage a été une bonne expérience pour la musique de film, pour essayer plein de choses avant de se lancer dans le long-métrage. C'est là qu'on peut expérimenter, et se permettre de se planter aussi, ce qui n'est plus possible dans le long ! Le court-métrage est un vrai laboratoire musical, vu qu'on a du temps pour rechercher des choses (faute de budget) ! J'ai fait une quinzaine de court-métrages contre un long-métrage, où il y avait beaucoup plus de pression vu le peu de temps imparti pour faire la musique. C'est là qu'on apprécie d'avoir de l'expérience dans le court pour pas se planter trop !
Et que t'as apporté ton expérience dans la télévision et notamment dans le film d'animation par rapport avec ce que tu fais aujourd'hui ?
Une discipline de travail, surtout sur le long-terme : sur une série on travaille sur une cinquantaine d'épisodes pendant un an ! C'est aussi une bonne expérience pour la recherche d'orchestrations, le montage musique : c'est une autre forme de laboratoire même s'il s'agit de choses plus formatées, plus cadrées, avec des budgets souvent limités. Ça m'a permis d'apprendre à travailler tous les jours : l'inspiration ne vient qu'avec une discipline journalière pour que quelque chose sorte au bout d'une semaine ! Plus on travaille, plus on accumule de l'expérience et plus on expérimente, et plus on avance, je pense. Ça m'a aussi appris à communiquer avec des réalisateurs et des producteurs. Parfois c'est dur, parce qu'il y a des incompréhension pour comprendre les désir de chacun. J'ai aussi pu apprendre à faire des musiques dans le temps imparti avec le budget imparti.
Quelle part de liberté t'a offert la télévision ?
Ça dépend des projets : souvent on cherche des choses originales avec le réalisateur pour que le programme sorte un peu de l'ordinaire, mais il y a tellement de co-producteurs en télévision que chacun donne son avis, ce qui a pour conséquence de réduire l'originale du résultat parce qu'il faut faire plaisir à tout le monde ! Il y a des prises de risques qui ne sont pas toujours possibles, c'est parfois frustrant, mais il faut toujours y prendre du plaisir et être malin !
As-tu l'exemple de quelque chose que tu aurait aimé faire sur une série mais qu'on t'a refusé ?
Oui, sur une série diffusée sur France 3, « Pitt & Kantrop » (qui se passe à la préhistoire) : j'avais commencé à faire des recherches sur des rythmiques originales avec des cailloux, et certains choses dissonnantes, et en même temps drôles puisque c'est une série rigolote. Quand on a fait écouter la musique isolée, tout le monde a trouvé ça intéressant mais sur l'image, les producteurs on pris peur, ils ont trouvé ça trop différent de ce qui se fait d'habitude. Finalement on a réduit le côté « original » de la musique même si on a réussi à faire quelque chose d'intéressant. En télévision je ne pense pas qu'on puisse prendre des risques énormes. Les meilleures musiques que j'ai faite étaient plutôt pour des documentaires où il y a moins d'intervenant et donc plus de liberté, si on s'entend bien avec le réalisateur. Mais le pire c'est les téléfilms (que j'ai fait souvent en collaboration avec Reinhardt Wagner) : presque toujours il y a un « temp-track » donc il faut faire « à la manière de... » et là, la prise de risque est zéro.
Au final, quelles sont tes musiques les plus personnelles selon toi ?
Celles pour les court-métrages, notamment la musique primée par l'UCMF, « Noli me tangere » de François-Xavier Yves (diffusé sur France 3), qui met justement en scène un compositeur, avec notamment un concert et beaucoup de « score ». C'était très intéressant : je suis intervenu dès le scénario pour composer certaines musiques avant le tournage. Je connaissais déjà le réalisateur donc il y avait déjà une bonne confiance, il m'a tiré vers l'avant et j'ai pu faire une musique très personnelle, même mieux que ce que j'espérais grâce à son soutien et l'osmose de notre collaboration. On s'est chacun donné à fond pour le film. C'est comme ça que je vois la musique de film : des collaborations très fortes. On ne peut pas faire les musiques de dix réalisateurs différents : déjà un c'est bien, à la rigueur deux ou trois. Les plus beaux exemples de la musique de film ne trompent pas : c'est bien sûr Herrmann / Hitchcock, Morricone / Leone... Même si ces compositeurs ont fait des musiques pour d'autres, c'est ces collaborations qui ont donné un cinéma si particulier, ils ont créé une oeuvre en commun. Ce sont des « auteurs de cinéma », on ne peut pas parler de l'un sans l'autre !
Quels sont justement tes compositeurs de référence ?
Ceux qui ont une vraie collaboration avec un cinéaste : Herrmann, Morricone, mais aussi Howard Shore avec David Cronenberg, Danny Elfman avec Tim Burton, Nino Rota avec Fellini... Je n'ai pas d'exemple de compositeurs que j'apprécie sans l'associer avec un réalisateur. C'est quelque chose qu'il faut développer, car la confiance est la base d'un travail vraiment personnel sur le long terme.
Peux-tu nous raconter ta rencontre avec Reinhardt Wagner ?
Je l'ai rencontré quand je travaillais dans le son : j'ai commencé par enregistrer et mixer ses musiques. Puis il a commencé à me confier des arrangements pour plusieurs choses quand il avait trop de travail, je suis devenu son assistant. Il compose les thèmes et je l'occupe des arrangements, qu'il supervise avec moi : c'est un autre travail de confiance (ça fait six ans qu'on travaille ensemble). Parfois on travaille nos idées d'orchestration chacun de notre côté puis on met en commun. On a beaucoup d'échanges, je lui demande aussi conseil pour mes propres musiques. C'est quelqu'un qui a une vision super intéressante de la musique.
Tu as donc travaillé sur LE GRAND APPARTEMENT ?
Oui, et on travaille aussi sur le prochain film de Pascal Thomas, qui va s'appeler L'HEURE ZERO, et qui devrait sortir à la fin 2007. On a bossé aussi avec Beinex sur MORTEL TRANSFERT (2001), plusieurs téléfilms, et même sur le disque de François Morel dont Reinhardt a composé la musique.
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