Un renard, un enfant, trois compositeurs
Alice et Evgueni, tout d’abord, comment s’est déroulée votre implication dans ce projet ?
A.L : Luc Jacquet et les producteurs du film ont demandé aux compositeurs candidats de faire des maquettes de musiques sur des séquences types, comme une scène de peur, d'émotion, d'action... J'ai eu très peu de temps pour faire cela. Dans mes propositions, j'avais envie d’utiliser des percussions boisées, de la flûte à bec, des hochets, de me rapprocher des musiques des films d’Hayao Miyazaki, ou de la musique japonaise traditionnelle et d'y mélanger de la harpe russe, des choeurs, et du piano électrique.
E.G : Pareil pour moi avec un concours de maquettes parallèlement à d’autres candidats… Dès les premières propositions, j’ai essayé de faire un mélange de musique hollywoodienne et de musiques plus décalées, plus inventives avec notamment des choses venues d’inspiration folklorique.
Comment vous y êtes-vous pris pour composer ensemble ?
A.L : On s'est dit que c'était compliqué d'écrire de la musique à deux sans se connaître. Donc on s'est divisé les séquences. D’un côté il y avait l'expérience d'Evgueni en matière de musique de film, de l’autre l‘aspect plus bricolé chez moi, plus pop, un côté bancal, plus naïf et enfantin. C'est cela qu'on s'est échangé. C'est une première pour moi, j'ai jamais travaillé à deux. Heureusement que nous avions des affinités, des goûts partagés pour les mêmes musiques. À l’exception d'un morceau qu'on a co-signé, chacun a ses musiques à lui.
E.G : Nous avons tout de suite compris que le plus difficile dans la collaboration, c’est de trouver une cohérence entre nos deux univers et de tomber d'accord sur la vision musicale globale du film. Nous avons commencé à travailler lorsque le tournage n’était pas encore terminé. On avait donc le temps de chercher ce qu’on voulait faire individuellement et comment notre collaboration pouvait devenir gratifiante pour le film et pour la musique.
Quelles furent les indications de Luc Jacquet ?
A.L : Il voulait surtout que l'on produise beaucoup pour avoir le choix et essayer des choses. Avec Evgueni, nous avons en effet commencé à composer avant même que le tournage soit terminé. Nous recevions des pré-montages différents, qui changeaient tous les mois. Les scènes manquantes s'y ajoutaient au fur et à mesure du tournage. Yves (le producteur) et Luc voulaient que nous essayions de trouver une couleur particulière au film, quelque chose d'enfantin et de magique avec des sonorités spéciales.
E.G : Les indications, c’était surtout de trouver un univers musical singulier, loin des musiques de films interchangeables. Pendant les premiers mois de notre collaboration, ils n’avaient pas encore une idée précise de ce qu’ils voulaient et ils nous donc laissé la possibilité de faire des propositions très libres. Pour ma part, j’ai continué dans la même direction que mes premières maquettes dans un mélange de musique de film à grand spectacle et de musique beaucoup plus intimiste et parfois décalée. Dans ce film très minimaliste et presque sans dialogues, la musique tentait de raconter des choses qui étaient « derrière l’histoire », de suggérer une certaine poésie.
Quel fut l’héritage d’Emilie Simon ayant composée le précédent film de Luc Jacquet ?
A.L : Il n'y en a pas eu. Luc savait que ce n'était pas le même registre. La banquise appelait la musique électronique, alors que ce film nécessitait une musique complètement différente, plus acoustique et instrumentale.
Alice, parlez-nous de votre travail sur la chanson de générique...
A.L : J'ai fait plusieurs chansons en une semaine, très vite. Et c’est le dernier titre qui a le plus plu à la production. Il y a deux versions de la chanson, une version internationale anglophone, et la française. J'ai écrit les paroles en anglais, et co-écrit avec un ami, Olivier Forest, l'adaptation en français.
J'y ai mêlé des percussions atypiques (claps, gros tambours et batterie classique) et des choeurs d'enfants. Je l'ai composé à la guitare, instrument que je maîtrise assez mal ! Cela m'a permis d'aller à l'essentiel. C'est un morceau qui part de quelque chose de très intimiste et qui devient plus fédérateur par la suite.
J'ai choisi le point de vue de la mère qui raconte son histoire à son fils avant qu'il ne s'endorme.
A.L : Je n'ai pas étudié la musique. J'ai fait les beaux-arts où je faisais du dessin, de la sculpture, des installations vidéo et j'ai eu des cours sur le cinéma expérimental. Je me suis donc intéressé au cinéma par ces cours. C'est là-bas que je me suis mise à composer, l'école était équipée d'un studio d'enregistrement. Je chantais souvent d'un côté et faisais de la sculpture et des installations de l'autre. J'ai eu besoin de trouver quelque chose qui puisse lier ces activités. Quel était votre parcours avant ce film ?
Musicalement, j'ai commencé par faire des bandes sonores avec des bruits d'animaux, c'était un peu abstrait. Puis au fur et à mesure, je jouais des accords sur un clavier, et je me suis rendu compte que la progression harmonique m'intéressait, et j'ai évolué vers quelque chose de plus pop. La première chanson que j'ai écrite provient d'un texte de Lewis Carrol dans "Alice au pays des merveilles" (Ndlr : d’où son pseudo). Un disque est en préparation contenant tous mes travaux antérieurs au « Renard et l'enfant ».
Et vous Evgueni, quel est votre parcours ? Vous êtes déjà un initié à ce travail de composition pour l’image…
E.G : Oui, j’écris de la musique pour l’image depuis à peu près 8 ans. Pendant les premières années, c’était surtout de la musique de films publicitaires, un moyen pour moi de gagner ma vie, d’apprendre le rapport direct à l’image, et de travailler dans l’urgence. Puis le format publicitaire laissant peu de possibilité de création, j’ai fait quelques courts-métrages et j’ai eu la chance de travailler sur des films de qualité qui en plus se sont faits remarqués. Ca m’a aidé à passer le cap. Depuis presque trois ans maintenant, je travaille pour le long-métrage.
Revenons à la chronologie du projet du « Renard et l’enfant » au point où David Reyes intervient… Pourquoi faire appel à un autre compositeur sur ce film ?
A.L : Ils voulaient quelque chose de plus classique, une couleur plus américaine, et ils ont donc fait appel à David.
D.R : Je suis arrivé vers la fin donc j'ai bénéficié du travail de mes prédécesseurs (que je n'avais pas entendu). Luc avait testé avec Alice et Evgueni des choses et a pu avec moi être plus précis.
Que reste-t-il de la musique de chacun dans le film ?
A.L : J'ai un quart d'heure de musique dont la chanson et les deux musiques de la chambre. Mais ce n'est pas important de rentrer dans ce détail, il faut retenir qu'on a travaillé tous les trois sur ce film et le disque reflète cela.
Justement, à propos du disque, comment s’est opéré le choix des pistes, en sachant que celui-ci ne reflète pas nécessairement les musiques entendues dans le film ?
A.L : Chaque compositeur a choisi les morceaux qui lui plaisaient, retenus ou non.
E.G : Oui, nous avons eu la possibilité de proposer des titres qui nous tenaient à cœur et pas forcément de replacer uniquement ceux qui étaient finalement retenus dans le film.
D.R : En ce qui me concerne, j'ai voulu choisir des morceaux qui étaient dans le film, tout en privilégiant dans cette sélection les thèmes majeurs de ma partition ainsi que des musiques qui rappellaient plus directement des moments forts du film, afin que l'auditeur puisse aussi se remémorer les images en entendant les morceaux.
Si vous deviez retenir une chose essentielle dans le travail sur ce film…
A.L : Le fait d'avoir produit autant de musique, d'essayer autant de choses différentes, cela m'a permis, en tout cas je l'espère, d'enrichir mon vocabulaire musical. J'ai aussi appris beaucoup de choses en travaillant avec Evgueni, comme je l'ai dit tout à l'heure, grâce à son expérience de la musique de film et son écriture symphonique.
E.G : Le fait difficile mais à la fois complètement grisant de se confronter à un film dont le genre n’a pas de précèdent et donc devoir chercher aussi un nouveau langage. Et puis apprendre à échanger des idées et de collaborer avec un autre compositeur, une chose que je n’aurais pas pu imaginer il y a encore un an !
Maintenant, abordons le parcours de David Reyes…
D.R : J'ai fait la Master Class au Festival d'Auxerre en 2005, et c'est là où j'ai rencontré Yves Darondeau (producteur de Bonne Pioche). Deux ans plus tard, je retourne à Auxerre avec un film en compétition. Ce festival fut donc décisif pour moi. Entre temps, Yves m'a appelé en 2006 pour les essais du « Renard et l'enfant » au même titre que d'autres musiciens, mais je n'ai pas été pris car ils ont engagé Alice et Evgueni (avant de revenir vers moi par la suite). Ils m'ont en revanche proposé de travailler sur d'autres films de Bonne Pioche, des documentaires comme « La grande inondation », " Les superpouvoirs de la taupe", " Lascaux, le ciel des premiers hommes ", "Les nouveaux explorateurs".
« Le renard et l'enfant » est votre première fiction, qu'est ce que cela a changé ?
D.R : Cela m'a permis de faire une musique plus narrative, à l'hollywoodienne, parce que dans les documentaires, c'était un habillage destiné à être en arrière plan d’une voix off.
Mais il s'agit pourtant d'un film avec un animal et une voix off...
D.R : Mais là, la voix off est traitée différemment, elle est le point de vue de l'enfant.
Après des premiers essais effectués qui n’ont pas été retenus, comment ont-ils été amené à vous rappeler par la suite ?
D.R : Ils m'ont rappelé un mois avant les enregistrements finaux car ils se sont aperçus qu'ils souhaitaient une couleur différente, plus américaine. Ils voulaient donc que je refasse des essais sur quatre scène, ils ont aimé et m'ont donc demandé de faire tout le film, pour me laisser instaurer un discours, tout en m'indiquant que le but n'était pas de remplacer Alice et Evgueni. Cela leur permettait de comprendre mes intentions. Donc j'ai composé dans mon coin tout seul le film, puis on a enregistré toute ma partition, et toute celle d'Alice et Evgueni. Après ils ont choisi ce qu'ils allaient prendre chez chacun. Les compositeurs n'intervenaient pas sur le choix des musiques pour le film. A cet effet, j'ai été plutôt bien loti car ils ont gardé une grande partie de mes titres.
Parlez-nous de la mélodie à la flûte… La petite du film joue de cette flûte dont vous avez composé la mélodie alors que le film était déjà en boîte...
D.R : Je me suis basé sur les doigts de l'enfant pour être synchro. J'avais une flûte de frêne chez moi, alors je me suis mis à faire la maquette en suivant les mouvements de la fille. Puis j'ai développé cette mélodie en thème orchestral. S'ajoute à ce thème celui du renard, celui assez sautillant de la fille, et celui de leur relation. Il y a quatre thèmes en tout.
J'aime aussi le « micheymousing » dans l'extrême synchro à l'image, avec une musique associée au mouvement du renard. J'ai un peu considéré ce film comme un film d'animation.
Vous avez eu un vrai orchestre… C'est la première fois ?
D.R : J'ai déjà eu la chance de travailler avec des orchestres qui étaient des élèves du conservatoire, lorsque j'étais plus jeune, mais là on a eu 80 personnes, c'est plus impressionnant.
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