Comment avez-vous débuté pour le cinéma ?
J’ai commencé grâce à des amitiés de jeunesse sur des courts-métrages. Des amitiés bénéfiques, pour le coup… Ma première musique de film d’importance est CANDIDATURE d’Emmanuel Bourdieu. Lors d'une soirée d'anniversaire, j’ai fait la rencontre des producteurs, qui m’ont dit qu’Emmanuel cherchait un compositeur. Quelques jours après, nous nous sommes rencontrés, et deux semaines plus tard, nous enregistrions la musique.
Pour LE STADE DE WIMBLEDON, j’ai rencontré Mathieu Amalric à Cannes, où était présenté le film d’Emmanuel. Mathieu, que je croise dans une fête, sur un bateau, venait de le voir. Lui aussi cherchait un compositeur pour son film, qu’il finissait de monter. Nous avons parlé et bu des heures. A l’aube, nous étions totalement ivres, titubant dans les rues. Une semaine plus tard, on travaillait ensemble.
Votre carrière a donc commencé de manière éthylique (rires).
Quelle fut la nature de ces premières musiques ?
Pour CANDIDATURE, le réalisateur et moi étions tous les deux assez innocents en la matière. Nous avons parlé de ce que nous aimions. Je me souviens qu’Emmanuel Bourdieu m’a passé une vidéo de LA MESSA E FINITA de Moretti. Il m’a aussi parlé de Dusapin ou de Scelsi, compositeurs atonaux qui n’ont rien à voir avec Nicola Piovani… Et de plein d’autres choses. Toutes ces conversations, ces échanges, ces détours, aussi divers, voire contradictoires soient-ils, trouvent toujours leur logique esthétique et dramatique pour le film. Au final, ma partition est à la fois mélodique et acide, et révèle son ton de polar à un film qui, tourné à la fac, dans le milieu universitaire, pourrait paraître loin du genre !
Pour Mathieu Amalric, j'étais très prisonnier, car il avait mis du John Adams, que j'aime beaucoup par ailleurs, et qui a pas mal influencé mon écriture « naturelle ». Ma musique sur LE STADE DE WIMBLEDON, avec ses arpèges répétitifs, son écriture de caléidoscope, est donc totalement composée « à la manière de». Du reste, Adams s’est inspiré lui-même de Glass et Reich, ses maîtres musicaux. J’aime cette école américaine.
Puis le succès est arrivé avec ROIS ET REINE d’Arnaud Desplechin…
Vous voulez dire, le succès de ROIS ET REINE ! Et pour moi, c’est un chef d’œuvre. Je suis vraiment heureux d’avoir participé à ce film. C'est encore une histoire de hasard. Desplechin voulait retravailler avec Krishna Levy, mais cela n'a pu se faire. Il y a énormément de musiques préexistantes sur le film, donc le budget pour la musique originale était assez réduit. Je l’ai composée en douze jours, montre en main, et quelques nuits blanches… Arnaud avait mis sur ses images, en note d’intention, du Delerue, du Herrmann, du Ravel, et j'ai dû composer à partir de ces modèles. Ce n’était pas une mince affaire. Nous avons aussi enregistré une version jazz de « Moon River » d'Henry Mancini, en référence à Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s. Il y avait d’un côté les musiques « in », des chansons, dans les bars, les soirées, les voitures, chez les gens, etc., et les musiques préexistantes, du blues, du rap, du RnB, du jazz, du Bach, et même de la musique ethnique ! Et de l’autre, il y a ma musique, dont le rôle est dramaturgique, est un contrepoint à certaines scènes clefs : par exemple, pour le suicide de Pierre, ou sa fantomatique apparition, pour la scène où Nora vient demander à Ismaël l’adoption d’Elias, ou encore, elle sourd sous les dialogues, vénéneuse, corruptrice, métaphore des inconsciences, des culpabilités, des névroses. Enfin, dans ce film si riche, si prolifique, elle joue un rôle d’homogénéité et d’unité.
Ce film a eu un certain succès, comme votre musique... et depuis vous avez davantage de propositions ?
Oui. Mais maintenant, parfois, c’est bizarre, je me retrouve dans des sortes d’appels d’offre des différentes maisons de disques, en lice avec d’autres compositeurs, et je passe des sortes de casting, en rencontrant le réalisateur, qui hésite entre x, y, et moi. Avant, tout était le fruit d’affinités électives, de rencontres.
Par exemple, par mon éditeur de Naïve, je me suis retrouvé à composer pour une série, ou pour le téléfilm LES AMANTS DU FLORE d’Ilan Duran-Cohen. Je me suis du reste beaucoup amusé sur ce film. Le réalisateur m’a laissé une très grande liberté, et j’ai composé quarante minutes d’une musique très éclectique, avec beaucoup de jazz, de blues, mais aussi des thèmes de cordes très mélodiques, à la Lalo Schifrin.
Vous êtes aussi écrivain et le titre d'un de vos romans est le même que celui du film de Emmanuel Bourdieu : VERT PARADIS…
C'est une pure coïncidence. Avec Emmanuel, on parle peu de nos projets respectifs. Il savait vaguement que j’écrivais mon premier roman. De son côté, il me parlait des avancées du scénario LES CADETS DE GASCOGNE, son film pour Arte. Et un jour, il me dit qu’il a enfin trouvé un titre pour la version cinéma : VERT PARADIS. Je n’en revenais pas : c’était le titre de mon roman, qui allait être publié quelques mois plus tard.
Puis, au moment de la sortie, il m'a demandé l'autorisation de garder le titre. Ça ne me gênait pas : mon roman était sorti depuis plus d’un an, et l’histoire n'a rien à voir avec celle du film. Leur seul point en commun, c’est la quête identitaire, au pays des origines. Nous nous référons évidemment tous deux au célèbre vers de Baudelaire : « Mais le vert paradis des amours enfantines/L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,/Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? » Pour ce film, j'ai écrit des chansons avec Barbara Carlotti avant que le film ne soit tourné, car il y a des séquences de bal dans lesquels la chanteuse est filmée. La musique est encore dans un style entre Scelsi et Piovani !
Composer et écrire des romans ? Est-ce compatible ?
Ce n'est pas rare pour un compositeur d'être aussi écrivain. Dans le passé, Schumann a bien écrit un roman. Berlioz de sublimes Mémoires. Hoffmann, l’auteur du Chat Murr, était aussi compositeur. Paul Bowles (auteur d' UN THE AU SAHARA, adapté au cinéma par Bertolucci), un écrivain que j’aime beaucoup, et que j’ai un peu connu, adolescent, m’a conforté dans l’idée qu’on pouvait faire les deux. Il a longtemps été compositeur aux Etats-Unis, entre autres pour le théâtre, pour des pièces de Tenessee Williams ou des mises en scènes d’Orson Welles. C’était son gagne-pain quand il vivait entre les EU et le Maghreb. Trois mois de travail en Amérique, neuf mois d’errance au Maroc. C’est un bon équilibre. Il y a aussi Anthony Burgess, l'auteur d’ORANGE MECANIQUE, qui fut aussi compositeur. Et plein d’autres sans doute, qui ont raté leur vie à cause de cette satanée division!
Depuis trois ans, la musique s’oppose à l’écriture. Et quand j’ai écrit mon roman, je ne composais que très peu. Il faut que j’arrive à trouver un bon équilibre, car je ne veux pas renoncer à l’un pour l’autre. Bien sûr, la musique influence mon « oreille » romanesque. Et elle est un sujet que je développe parfois dans le roman. En revanche, je ne vois pas ce que l’écriture apporte à ma musique. Ce sont deux mondes différents, avec une langue, des signes différents. Ce qui est drôle, c’est que pour les AMITIES MALEFIQUES, nous cherchions justement un processus musical qui exprime au mieux l’obsession de l’écriture. Au début, je voulais retrouver le processus répétitif minimaliste alla Reich, que j’aime tant, comme le mouvement perpétuel de la machine mentale – et d’une machine à écrire. Mais Emmanuel est moins sensible que moi à ce style de musique. Alors j’ai pensé à la fugue, qui est, depuis la Renaissance, la métaphore même de « l’Ecriture », au sens religieux d’abord, parce que c’est un processus assez intellectuel, très « écrit », et qui s’ « auto-engendre » et roule comme une plume au fil de la pensée. Et le côté machine à écrire, lui, est figuré par un Prélude varié, en mouvement continu, un peu fou dans ses rebondissements.
Les décors contribuent aux choix musicaux ?
Oui, ça me semble évident. En France, contrairement aux Etats-Unis où les espaces, les paysages sont vastes, nous sommes souvent dans des lieux confinés, où le verbe domine. Dans ce contexte, la musique ne peut pas tenir une très grande place. Mais c’est surtout une histoire d’histoire, de souffle romanesque, de sujets.
D'ailleurs, ce que j'ai aimé chez Desplechin, c’est qu’il ose mettre des musiques amples, sous les dialogues, qui portent et anoblissent les scènes. Parfois, le côté romanesque de ma musique est même en décalage par rapport aux situations. Pour VERT PARADIS, c'était filmé dans le Béarn, dans les Pyrénées, il y avait justement de ces grands espaces qui appellent une musique généreuse. Dans LE PASSAGER d’Eric Caravaca, les paysages étaient absolument sublimes. Ça a été tourné dans un village presque abandonné, un étrange no man’s land, près de Marseille, au bord de la mer, et Eric et son monteur, Simon Jacquet, ont laissé de belles places pour la musique.
L’un des morceaux de ce film est espacé de grands silences. C’est une scène de viol, sur une plage, et en fait, un souvenir, où tout un travail de son entre la voix OFF d’une lettre lue et la scène de la plage, oscillant entre le silence et des résurgences de paroles, de bruits de sable, de mouvements, de mer, de vent. Entre les phrases musicales, ponctuées de longs silences, la pleine réalité sonore réémerge. J’adore cet effet. Il y a ce moment où l’on est emporté par l'affect musical, puis un grand silence laisse à nu la brutalité du réel, puis de nouveau le lyrisme musical. La musique devient alors comme un écrin. C’est d’une grande force dramatique, je trouve. Je me suis beaucoup plu à faire la musique de ce film. C’est l’une de mes préférées.
Parlez-nous du dernier film de Emmanuel Bourdieu, LES AMITIES MALEFIQUES...
Je travaille avec Emmanuel depuis longtemps, donc on peut penser que c’est simple, maintenant, entre nous. Mais bien au contraire, ça a été ma collaboration la plus difficile ! A cause de la difficulté de composer une musique pour un film qui est à la fois romanesque et tout en retenue, très écrit, mais avec des rouages psychologiques implicites, sournois, et ma musique avait du mal à s'immiscer dans ces rouages, qui passent par une perversité du langage et des situations. Les personnages sont lettrés, romantiques, et oscillent entre pédanterie et fragilité, innocence et cruauté, fascination et libération retrouvée. Mais tout est sur un fil, rien n’est donné, rien n’est grossièrement dessiné.
Du coup, la première solution était de rester neutre, de mettre de la musique anglo-saxonne, de jeunes, puisqu'ils sont jeunes. De plus, Emmanuel, en écrivant le scénario, écoutait beaucoup Radiohead. Il m’a dit aussi qu’il voulait de la musique partout. J’ai alors « time-scoré », comme on dit, tout le film, ai joué le rôle de directeur musical, en rameutant tous mes copains pour avoir un pannel de voix et de styles de chansons. Ma musique, elle, venait, s’immisçait, voire se superposait – cet effet est d’une belle puissance dramatique – aux chansons. Dans tous les lieux, bars, restos, taxis, appartements, il y avait de la pop, ou du jazz. Au moins trente morceaux. Je me suis servi d'une réalité : nous baignons malgré nous constamment dans un flot de musiques pulsées. Quant à ma musique, il y en avait beaucoup plus. En plus du prélude et fugue dont je vous ai déjà parlé, j’avais pas mal théâtralisé certaines scènes - et en particulier, toute la dernière partie, qui met en scène la chute progressive du « méchant » - par un thème de cordes en pizz et coups d’archets très rythmique, quasi atonal. Nous avions baptisé ce thème « Ligetok », parce que nous le trouvions d’inspiration Bartoko-Ligetienne ! Emmanuel aimait beaucoup ce thème. Puis est arrivé le montage son. Et il a eu peur que son film devienne trop théâtral, et trop « branchouille » avec toutes ces chansons anglo-saxonnes. Tout ce travail, qui m’a pris des jours et des jours, a été balayé ! Mais c’est normal. C’est le jeu.
On est revenu ensuite à une musique originale très sobre, avec une nappe de cordes graves, un peu lynchéenne, puis ce thème unique dérivé en fugue (l’écriture) et une sorte prélude au piano, à la Bach-Chostakovitch, échevelé, qui se décline en trois « morceaux de bravoure », joués à l'image. Mais l'histoire n'est pas finie puisque les producteurs ont voulu aussi qu’on change cette proposition. Je me suis donc mis, quelques jours avant le mixage, à composer une troisième possibilité de time scoring. J'ai composé la maquette d’un morceau que j’aimais beaucoup, aussi, fait de superpositions de quatre strates : une formule d’arpèges rapides au piano dans les médiums, sous-tendue par un thème de basse plutôt pop, des accords et des nappes de guitare électrique, des accords ponctuels d’orgue Hammond, et un petit motif atonal, lent dans les aigus du piano. L’évolution harmonique était lente, extatique. Cet unique morceau venait ponctuer les différentes articulations du film, et prenait un éclairage différent selon les situations. C’était plus « pop», plus «moderne» que ce qu’on a finalement laissé… Mais Emmanuel voulait que ses personnages soient des romantiques de l’excès, enfermés dans leur univers clôt. La fugue, c'est une musique qui pense, intérieure, introvertie, et le prélude échevelé incarne la pointe de violence qui mène Eloi ou Morney à des élans autodestructeurs.
Le film a été un succès à la Semaine de la critique, à Cannes où il a été présenté (il a remporté le Grand Prix). Il n’y aura pas de CD des AMITIES. C’est un film d’auteur, fait avec très peu de moyens. Pour ROIS ET REINE, on ne pouvait pas ne pas sortir de BO, vu l’importance de la musique dans le film. Elle est même sortie après le film, car j’ai composé le score un mois avant la sortie du film !
Pour Catherine Corsini et LES AMBITIEUX, quel a été ce travail ?
Ça a été une rencontre magnifique. J’ai travaillé sur ce film grâce au monteur du film, avec qui j’ai travaillé sur LE PASSAGER. Ils avaient déjà placé sur les images certaines de mes musiques, composées pour d’autres films. J’ai dû alors parfois m’inspirer de moi-même ! C’est une expérience étrange !… Cette collaboration n’a été que du bonheur. Pour une fois, j’ai eu du temps. Ce qui est drôle, c'est que Catherine Corsini voulait utiliser, pour la scène finale du film, le « Moon River » de Mancini, déjà employé dans ROIS ET REINE ; Je n’avais aucune envie de décliner encore ce thème, aussi beau soit-il. Ce qui m'a sauvé, c'est que la productrice a pensé que ça ferait trop « second degré ». Deux jours avant l’enregistrement, en écoutant mes maquettes, elle a lancé : « Je préfère que ce soit votre musique, mais il faut y ajouter des chœurs ! ». Ne sachant pas encore si ce serait Mancini ou moi, je n’avais alors pas encore orchestré. J’ai passé trois jours et trois nuits sans dormir, finissant mes orchestrations sur le piano de l’hôtel, à Sofia, entre les deux jours d’enregistrement ! Les aléas du métier sont parfois comiques et rock’n’roll…
Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce projet, premier film de Mathieu Demy ?
Grégoire Hetzel : Je suis arrivé en cours de montage. Le monteur son du film avait placé quelques-unes de mes musiques en temp' track, que Mathieu avait aimé. Il y a principalement deux sortes de musiques dans le film : les musiques électro liées à Tijuana et à la boite de striptease, et la musique du souvenir, qui est un thème au piano de Delerue composé pour "Documenteur" d'Agnès Varda, film dont sont cités des extraits, comme autant de souvenirs du personnage principal. Mathieu se sert donc du film de sa mère dans lequel il jouait l'enfant pour figurer l'enfance de son propre héros, et l'appartement de sa mère à Los Angeles, filmé dans Documenteur, est celui-là même qu'il doit vider et vendre trente ans plus tard dans Americano. Le tissage des mensonges autobiographiques et de la "vérité" fictionnelle est bien asserré dans Americano. Et si le film est déjà formidable au premier degré, mon plaisir a été décuplé quand j'ai découvert Documenteur. Le thème au piano de Delerue est joué par Michel Colombier, Delerue ne pouvant pas être là au moment des enregistrements. Comme si Desplat venait dépanner Yared, pris sur un autre film, en assurant au piano la séance d'enregistrement d'une oeuvre qui n'est pas la sienne. Mathieu est allé recherché des versions du thème dans les bandes originales de l'enregistrement, où on entend le gros click du magnéto, et les conversations de début et de fin des prises. Mathieu voulait qu'on enregistre de la même manière, très spontanée et "roots". Il est venu à la maison, j'ai placé des micros sur mon piano, et on a enregistré toute une nuit. Il ne voulait pas tout le tralala du studio. Pour les cordes, il voulait les enregistrer dans ma cuisine. Il a finalement compris que c'était tout de même un peu plus compliqué, et nous sommes allés en studio…
Quel est le processus qui a permis d'obtenir la musique originale du film ?
G.H : Pour arriver à l'épure, on est passé par un assez long chemin. Mathieu avait même mis une symphonie de Beethoven, du Pergolese… J'ai aussi composé des choses plus romanesques, plus "musique de film" à un moment. J'ai voulu l'éloigner de Delerue, mais au fond, on s'est bien rendu compte que ça n'avait pas de sens. Exit tout détour, on est revenu à la simplicité du thème de Documenteur, dont j'ai fait des arrangements de cordes autour du piano originel joué par Colombier, et, pour les morceaux de la fin du film, que j'ai composés comme une suite filiale de la musique de Delerue, on a gardé des morceaux que j'avais enregistrés à la maison, au piano, sur lesquels j'ai également greffé des cordes.
Quel rapport aviez-vous avec la partition de Delerue ?
G.H : Sa musique m'est très familière depuis longtemps. Si Mathieu est bien le fils de ses parents, moi je me sens plutôt le fils de Truffaut et de Delerue. Ils m'ont conçu quand j'étais adolescent. Et là, je me suis pris au jeu, j'avais l'impression d'être l'enfant de Delerue dans Documenteur, c'était très étrange. Du reste, comme musicien de films, je me sens souvent un acteur sans visage.
Quel est le rôle de votre musique au sein du récit ?
G.H : C'est une musique liée à la mémoire, aux moments où le personnage est habité par son enfance, assailli par les souvenirs (illustrés par les images d'archives du film de Varda). Le thème, qui surgit en dehors des images de Documenteur, est alors lui même comme un filtre en noir et blanc. Il est lié à la mélancolie du souvenir, mais il a aussi cette vertu romanesque, elle peut même jouer au polar, comme quand Mathieu/Martin suit Lola (Salma Hayek) dans la gare de Tijuana. C'est un film à strates, à la fois documentaire, autobiographique, romanesque, polar, psychanalytique… Le polar est psychanalytique : c'est une quête des origines. La mère fantasmée, qui désigne une putain comme héritière à la place de son fils. La putain sublime élevée par la mère, que le fils ne peut pas baiser… Et l'argent, le rapport à l'argent, et à l'héritage, est très significatif. Enfin, l'essentiel est que Mathieu fasse mourir sa mère au début du film… Même s'il prolonge avec ce film le travail de sa mère, tout en partant aussi ailleurs, inspiré par les road movies américains. On pense parfois aussi un peu à Paris Texas.
Comment se positionne votre musique par rapport aux musiques de la discothèque ?
G.H : Les musiques électro de la boite à Striptease sont "IN", mais finissent par devenir la musique de l'obsession, de l'entêtement du héros. Elle contraste évidemment avec la musique de Delerue et avec la mienne, mais au final pas tant que ça car il y a aussi un aspect répétitif, d'insistance dans le thème de Delerue, que j'ai encore accentué dans les variations plus "Glassiennes" que j'en ai faites. D'ailleurs Mathieu disait toujours qu'il voulait que ce soit très répétitif. Les variantes d'un même thème donne aussi ce sentiment d'obsession. Un moment la musique originale se superpose à la musique in. J'aime cet effet d'une musique intérieure qui envahit l'espace musical extérieur. C'est comme une voix off, une pensée et un sentiment fort qui prennent la place de l'environnement. A un moment, c'est l'inverse : le morceau des Doors qui accompagne la fuite précipitée de Martin depuis la morgue devient la musique de l'autoradio, laissant alors la place à la musique originale, musique intérieure du héros qui décide d'aller retrouver l'enfant adoptée par sa mère, devenue prostituée à Tijuana.
Quel rapport Mathieu Demy entretient-il avec la musique ?
G.H : Il me fait penser parfois à Arnaud Desplechin car il est sensible comme lui à la moindre harmonie, au moindre balancement rythmique. Mais bon, en général, tous les réalisateurs avec qui je travaille sont très investis dans la musique, et en plus je les emmène dans ma cuisine de compositeur, je leur montre comment ça fonctionne, du coup, ils se sentent autorisés à entrer à leur tour dans le choix des ingrédients. Comme son film, Mathieu est un homme de strates. Il aime et connaît toutes sortes de musiques. Il aime quand la musique est kaléidoscopique, quand elle a plusieurs couches, la musique répétitive, la techno, le rap, autant que la musique classique.
Comment avez-vous enregistré votre musique ?
G.H : On avait très peu de moyens, c'est un film à tout petit budget. J'ai enregistré à la maison, puis en studio avec un quintette à cordes en "re-recording", en superposant les couches, les musiciens jouant sur eux-même. J'ai écrit trois partitions de cordes qui se superposent, l'une pour les arpèges, une harmonique, l'autre plus mobile, tout est complémentaire, cela donne l'impression d'un petit orchestre de quinze cordes, plus encore avec la belle acoustique du studio bien nommé "Accousti". Contrairement à la musique de concert, la musique de film autorise un certain bricolage qui peut aussi faire son originalité. Nous avons ainsi joué avec le piano de Michel Colombier, mort depuis sept ans.
Quel regard avez-vous sur vos diverses collaborations ?
G.H : J'ai la chance d'avoir travaillé avec des réalisateurs pour lesquels la musique participe à la dramaturgie à 100%. Je recherche avec eux où est nécessaire la musique. Dans INCENDIES de Denis Villeneuve ou dans L'ARBRE de Julie Bertucelli, par exemple, les moments de musique sont rares mais importants. Ce sont des moments silencieux, où la musique envahit les seules images. A l'inverse chez Desplechin la musique agit souvent sous les paroles, en contrepoint, prolonge le sens, leur fait dire encore autre chose. Pour AMERICANO, la musique a aussi sa place pendant les moments silencieux et contemplatifs, ou lorsque le personnage est habité par le souvenir.
Dans vos orchestrations, il y a toujours la présence des instruments solistes...
G.H : Pas toujours, souvent. Le soliste, c'est l'individu de la musique, c'est le "moi" du musicien. En musique de film, il est très difficile d'avoir un "moi", on doit le plus souvent être avalé par le film, se fondre dans le récit. Un soliste est une manière discrète d'avoir sa signature, c'est comme un personnage dans un tableau, un acteur invisible. La voix chantée, dans INCENDIES, est ce genre d'artifice secret. Elle survient au milieu des décombres de la guerre, comme la voix de l'héroïne. Le film porte d'ailleurs le titre de "La Femme qui chante" dans certains pays. Mais c'est aussi une voix universelle, qui dit en substance (en Allemand) : "O hommes, o frères, où allez-vous, que faites-vous ?" Et elle se poursuit sur le générique de fin pendant sept minutes, comme un lied. J'ai pris des vers de "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietzsche qui parlent de frères et soeurs, de mères, de guerre, d'amour, qui font écho directement aux sujets du film.
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)