Michel Legrand dont le jazz est le genre de prédilection est un des grands mélodistes du cinéma international. Ce français aux 3 oscars rencontre Jacques Demy en 1961 pour LOLA et Agnès Varda sur CLÉO DE 5 À 7 (1962). Auprès de Demy, il devient auteur de chansons pour des films musicaux (LES DEMOISELLES DE ROCHEFORT, 1967). Il contribue à trois films de Godard (UNE FEMME EST UNE FEMME, VIVRE SA VIE, BANDE À PART) et à trois films de Jean-Paul Rappeneau (LA VIE DE CHÂTEAU, LE SAUVAGE, LES MARIÉS DE L'AN II). En 1966, il s'installe à Los Angeles où il rencontre Norman Jewison (L'AFFAIRE THOMAS CROWN - 1968, avec la célèbre chanson "The Windmills Of Your Mind") et Clint Eastwood (BREEZY, 1973). Après le film musical YENTL (1983) de Barbra Streisand il se fait plus rare. Il retrouve Jacques Demy sur TROIS PLACES POUR LE 26 (1988) et réalise son premier film CINQ JOURS EN JUIN (1989). Il fait son retour à plusieurs reprises, en 1994 pour Robert Altman (PRÊT-À-PORTER), en 1999 pour LA BÛCHE (1999) de Danièle Thompson, en 2008 pour DISCO (de Fabien Onteniente) et OSCAR ET LA DAME ROSE (Eric-Emmanuel Schmitt), avant de rencontrer Xavier Beauvois en 2015 (LA RANÇON DE LA GLOIRE, LES GARDIENNES). En 2018, il signe son ultime partition de cinéma pour le film posthume exhumé de Orson Welles DE L'AUTRE CÔTÉ DU VENT.
Dans notre entretien, Jean-Paul Rappeneau nous parlait de sa rencontre avec Michel Legrand pour LA VIE DE CHÂTEAU (1966) : "Je l’appelle, lui montre le film qui lui plait beaucoup mais tout de suite il me dit "eh bien vous ne me laissez pas beaucoup de place pour la musique !" J’en avais conscience et lui fait part de mon hésitation avant de faire appel à lui. J’espérais qu’il arriverait à se glisser. Je ne savais pas ce qu’il allait faire. Le pouvoir de la musique dans un film, j'ai appris cela avec Michel Legrand. Quelques semaines plus tard je suis allé chez lui, il était au piano, il chantait. Il avait réussi à s’introduire sous les paroles, à les soulever pour apporter un charme, une grâce. Il imaginait une scène comme si elle était tournée sur de la musique. "
Comme on le devine à travers ces propos, sa particularité est d'avoir toujours considéré qu'il devait être au premier plan, ne jamais être soumis aux films, n'être jamais dans la simple illustration, signer des partitions qui puissent être pleinement audibles sans les images. A regarder sa manière d'emmener les films vers une dimension pleinement musicale (le fait que "Les parapluies de Cherbourg" soit un film entièrement chanté est une proposition de sa part) témoigne d'un désir que sa musique soit le guide principal. Les réalisateurs ne faisaient jamais appel à lui comme un simple collaborateur secondaire, ils devaient l'impliquer dés l'écriture, ou alors le compositeur se chargeait de prendre sa place, en s'immiscant parfois au sein du montage et des dialogues, et faire danser les images. Chez Godard, dans UNE FEMME EST UNE FEMME, la musique était ajoutée après le montage, mais au final on a l'impression que les comédiens chantent tellement la musique ponctue chaque phrase.
Il fut honoré aux Etats-Unis, mais pas en France. Dans son pays d'adoption, il a reçu 3 Oscars. En 1966, c'est un autre français, Maurice Jarre, qui l'emporta pour DOCTOR ZHIVAGO lorsqu'il fut nommé une première fois pour LES PARAPLUIES DE CHERBOURG, puis une deuxième nomination en 1969 pour L'AFFAIRE THOMAS CROWN (la statuette est revenue cette année à John Barry pour Le Lion en hiver) lui vaut l'Oscar de la meilleure chanson pour "The Windmills Of Your Mind". Il a fallu attendre 1972 (et L'ÉTÉ 42) pour que Michel Legrand remporte pour la première l'Oscar dans la catégorie "meilleure musique de film". Son troisième Oscar en 1984 est pour les chansons de YENTL (1983). Dans son pays natal, il fut nommé 3 fois aux César, pour PAROLES ET MUSIQUES (1985), LES UNS ET LES AUTRES (partagé avec Francis Lai, 1982), ATLANTIC CITY (1981) mais ne l'a jamais remporté. Qu'aucune de ses 3 partitions pour Jacques Demy postérieures à la création des César en 1976 ne soit nommée demeure un mystère (alors que Michel Colombier le fut avec "Une chambre en ville").
Il appartient à la génération des compositeurs nés dans les années 30, qui ont commencé avec la Nouvelle Vague, et après Francis Lai disparu il y a 2 mois (avec lequel il a co-composé LES UNS ET LES AUTRES de Claude Lelouch, en 1981), c'est tout un pan de la musique de cinéma qui s'en va.
Michel Legrand part après un regain d'activité, au cinéma (auprès de Xavier Beauvois), dans les salles de concerts (en décembre dernier à la Philharmonie de Paris où il insistait pour tenir la baguette malgré son état fragile), et pour le spectacle (il s'était remis à l'écriture pour l'adaptation scénique de PEAU D'ÂNE, composant de nouvelles musiques pour l'occasion). Son talent a pu s'exercer dans tous les domaines, le jazz (il a accompagné Frank Sinatra,Ella Fitzgerald, ou Sarah Vaughan, a sorti le disque "Legrand Jazz" en 1958 avec Miles Davis, Bill Evans, Paul Chambers et John Coltrane), la chanson (avec Charles Trenet, Édith Piaf, Nathalie Dessay), le cinéma (et ses 200 partitions), la scène, mais aussi l'orchestre (il a conduit des orchestres symphoniques aux Etats-Unis et en Russie).
Etaient annoncés en 2019 un nouveau film américain, MORNING SHINE de Elizabeth Blake-Thomas (une romance), partition que Christian Heschl (co-compositeur crédité) peut finaliser, ainsi qu'une date en avril prochain au Grand Rex ("Michel Legrand & Friends") qui pourra se transformer en concert d'hommage avec Richard Galliano, Sylvain Luc, Michel Portal et Nathalie Dessay à l'interprétation.
Les réactions d'hommage sont à la mesure de l'importance de ce compositeur. Vladimir Cosma, qui a commencé au cinéma sa collaboration avec Yves Robert grâce à Michel Legrand, alors indisponible car aux Etats-Unis (pour ALEXANDRE LE BIENHEUREUX), lui a rendu hommage : "pour moi il était immortel, de par sa musique et sa personnalité hors du commun, il était malade, mais avec son énergie et son caractère il ne se laissait pas abattre, il remontait sur scène, il est pour moi toujours vivant." D'anciens collaborateurs soulignent son "sale caractère", son côté "pas facile", tout en reconnaissant qu'il fut "un artiste exceptionnel".
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