Cette rencontre est animée par Benoit Basirico (Cinezik), et introduite par Claude-Eric Poiroux.
Pierre Salvadori : La musique a toujours été présente dans ma vie, mais peu la musique classique. Je sens que je passe à côté de quelque chose, parfois on a envie d'aimer, je sens qu'il y'a quelque chose de sublime derrière l'opéra, mais on n'atteint pas tout. La musique pour moi c'était la pop, le rock, la soul, la musique des 60's, ça m'a forgé. Il y a des disques que je connaissais par cœur, notamment toute la discographie de Bowie. Et c'est à travers cette musique que l'on s'est retrouvé avec Camille Bazbaz. En revanche la musique de film ne m'a jamais intéressé. Je n'ai jamais été un cinéphile sophistiqué au point de connaître chaque chef opérateur. J'avais une approche esthétique et émotive. J'ai eu des déclenchements. Assez jeune, j'allais voir chaque année le film avec Belmondo, et les Charlot aussi. Et un jour un copain m'a amené voir L'ÉPOUVANTAIL (de Jerry Schatzberg, 1973), ça a été un choc émotionnel. Je ne savais pas qu'on pouvait ressentir ce type d'émotion au cinéma. Et après un autre choc s'est produit avec le cinéma de Lubitsch. J'ai appris le cinéma en regardant ses films. C'est la première fois que je comprenais qu'il y avait un réalisateur derrière. Son approche, son ironie et sa poésie ont été un choc puissant. J'ai appris à faire des films en regardant d'autres films et en lisant sur les films que j'aimais.
Camille Bazbaz : Autant Pierre est un dingue de musique, autant moi je suis un dingue de cinéma. Moi aussi j'allais voir les Charlot et La septième compagnie quand j'étais petit. Le cinéma est pour moi aussi important que la musique. Pouvoir faire de la musique de film était pour moi un gros fantasme.
Pierre Salvadori : Une amie m'avait fait écouter le premier disque de Camille, Dubadelik (1996), j'adorais ce disque. Puis j'ai eu envie de le rencontrer. Le cinéma me permettait de rencontrer plus facilement des gens que je ne connaissais pas. Il y avait ce pass du cinéma, j'avais le droit. Je suis ainsi allé le voir à l'Olympia, on s'est rencontré, puis on a beaucoup écouté de musiques ensemble. Au départ, je lui ai demandé une chanson pour la fin de COMME ELLE RESPIRE (1998), puis ensuite Camille m'a proposé de tenter le coup de faire toute la musique du film.
Camille Bazbaz : J'ai osé lui dire "chiche" de me confier la mission hyper importante de faire la musique du film. Et Pierre qui aime bien les défis m'a dit "OK pas de problème". De même que Pierre avait aimé mon premier disque, moi j'ai aimé ses films, LES APPRENTIS et CIBLE ÉMOUVANTE.
Pierre Salvadori : On a surtout parlé beaucoup de musique de film, on écoutait la musique de Curtis Mayfield, John Barry, les classiques... Je savais que Camille avait réfléchi à cette question.
Camille Bazbaz : Moi aussi j'ai appris la musique en autodidacte en regardant des films, et des séries, je me suis imprégné des musiques de films pour faire de la pop.
Camille Bazbaz : C'est assez paradoxal mais je n'ai pas l'impression d'être quelqu'un d'autre quand je fais de la musique de film, ni d'être si loin de mon univers de chansons. Même si effectivement, il n'y a pas de voix forcément. C'est assez naturel pour moi de m'inspirer de l'image. Bien évidemment, si on me demande du Tchaïkovski, ce serait compliqué, même si avec des amis on peut se débrouiller, car pour les musiques de films on a souvent besoin d'autres talents qui ont des formations plus classiques pour travailler les violons ou les cuivres. Il y a des arrangeurs qui savent comment bien tailler la musique pour que ça rentre harmoniquement et rythmiquement dans les scènes (avec l'orchestrateur David Hadjadj sur EN LIBERTÉ). En même temps, ma musique au cinéma reste assez ça soul, assez romantique et mélodique. Ça ne me demande pas un dédoublement de personnalité, je n'ai pas l'impression de faire quelque chose de schizophrène. Je reste dans quelque chose que je maîtrise, avec toutes les émotions imaginables.
Pierre Salvadori : Mon cinéma est un cinéma de fiction pure, qui dit même son amour de la fiction dans le récit lui-même, donc l'approche de Camille, son talent mélodiste et l'émotion qui se dégage aident le film. Il y a beaucoup au cinéma actuellement un aspect plus atmosphérique de la musique de film, mais la musique de Camille est plus chargée de fiction, elle prend sa place. C'est ce que je cherchais. Donc effectivement, je comprends quand il me dit que ce n'est pas si différent de ses albums, il a ce talent de la ritournelle, de la légèreté, de l'ironie, qui existe dans ses albums, et qui viennent renforcer le film. Mais parfois la musique est au service des films en donnant des indications au spectateur qui parfois peuvent être perdus. Elle sert à indiquer les choses. La musique est très souvent un renfort du scénario, la musique de Camille souligne les gags à répétition, de manière assez ludique. Elle est un complément.
Camille Bazbaz : J'essaye en tout cas de ne pas raconter une autre histoire que la tienne, à moins que tu me le demandes. Pierre Salvadori reste le boss sur un film, celui qui a la vraie perception de ce qu'on est tous en train de faire. J'essaye de suivre ce qu'il me dit avec tout ce que j'ai dans ma besace. Si Pierre me dit de l'aider sur tel sentiment je vais le faire, tout comme s'il me dit de raconter une autre histoire.
Pierre Salvadori : Avec EN LIBERTÉ, Camille est devenu un musicien de film à part entière. Ce n'est plus le Camille Bazbaz chanteur. Ça dépasse l'amitié. C'est quelqu'un qui est venu aider mon film. Le film lui doit beaucoup. Ce n'est pas le même film avec cette musique.
Camille Bazbaz : Je ne me suis jamais dit que j'étais là pour combler un trou. C'est avec de la souplesse et de l'enthousiasme que j'ai eu le sentiment de travailler pour la bonne cause du film, le film étant le héros de nos aventures.
Pierre Salvadori : La musique est parfois dans l'amplification dramatique, elle vient accélérer les scènes d'action, et d'autre fois elle y apporte de l'ironie. Sur COMME ELLE RESPIRE, il y a des endroits où la musique est venue doper des choses tandis que dans EN LIBERTÉ, Camille apporte un contrepoint, un moderato aux scènes d'action. La musique est plus un complément, une sophistication, pas en sauvetage.
Pierre Salvadori : J'ai très très peur dans mon cinéma de créer de la beauté de manière artificielle. Il faut tendre vers le beau dans chaque plan mais ce n'est pas juste de placer un bel acteur dans un beau décor, une belle lumière et une belle musique. J'ai très peur de cela. La beauté doit être d'essence cinématographique. Et parfois juste une note ou une suggestion peut rendre la chose sublime. Il faut que la musique conserve sa nature cinématographique. Je m'interroge toujours sur ce qu'est un beau plan. Bien sûr, si on met un aria avec une voix sublime derrière un mec qui marche au ralenti dans la rue ça va ressembler à un beau plan, mais est-ce que ce plan contient le film, la vérité du film ? Non, ce plan juxtapose une beauté qu'on plaque, ça m'intéresse moins. Il faut faire attention à ne pas être redondant, à ce qu'une musique ne dise pas ce qui se passe déjà, il faut être modeste et simple, savoir faire une musique qui vient juste renforcer une séquence et non pas déployer quelque chose de majestueux.
Pierre Salvadori : C'est très intéressant pour la préparation d'un film de parler du film avant, de chercher des idées, car les idées se cherchent. Je fais donc des séances avec mes collaborateurs pour se poser plein de questions sur le film, il y a beaucoup de conversations et des idées émergent, que ce soit pour la mise en scène (d'établir un découpage théorique sur une table), ou pour la musique. Une envie de musique ne provient pas uniquement d'une émotion, c'est aussi dans le but de dire quelque chose sur le personnage. Il y a cette nécessité pour moi de théoriser. C'est ce que je fais aussi quand j'écris. C'est toujours en réfléchissant et non pas en comptant uniquement sur la dimension émotionnelle d'une séquence qu'on finit par trouver des choses originales et intéressantes.
Camille Bazbaz : C'est vrai qu'on discute beaucoup, mais quand arrive le montage ça rigole plus. Je propose des musiques que Pierre cherche à placer, ça rentre ou pas dans la case.
Pierre Salvadori : C'est pour cela que les discussions en amont sont importantes car avec le montage on n'a plus le temps, faut que ça aille vite, et sans anticipation on peut finir par aller vers la facilité.
Pierre Salvadori : Les musiques temporaires sont un piège car il est dur ensuite de les oublier. C'est très délicat pour Camille, ça lui donne une indication et après il peut faire quelque chose qui ressemble trop. Il faut faire attention à cela. On essaye d'en faire le moins possible, mais il m'arrive de céder en attendant que Camille arrive.
Camille Bazbaz : Sur EN LIBERTÉ, j'ai pu garder l'intention principale de certaines propositions, car effectivement vous avez placé une ou deux musiques car vous en aviez besoin. Ce n'est pas quelque chose qui me stresse. Au contraire, je prends ça comme quelque chose de positif. Parfois il est difficile d'expliquer les choses avec des mots, rien n'est plus efficace que de montrer un exemple. Ce n'est pas un ordre. Le but n'était pas de faire une copie, juste d'en extraire l'essence pour comprendre ce que voulait dire Pierre.
Pierre Salvadori : Et parfois j'ai déjà des musiques de Camille en amont. Pour COMME ELLE RESPIRE, je me souviens que Camille est passé sur le tournage avec une chanson qu'on écoutait sur le plateau.
Camille Bazbaz : Sur LES MARCHANDS DE SABLE (2000), Pierre connaissait la musique avant de faire le film. C'était un petit thème extrait d'une chanson que je préparais à l'époque. Pierre était passé à la maison, j'étais en train de pianoter la chose, cette petite mélodie lui était restée dans la tête. On l'a ensuite déclinée de toutes les façons. Il y a ce son du Fender Rhodes un peu surréaliste, comme un clin d'œil à notre groupe préféré les Doors.
Camille Bazbaz : J'ai appris avec Pierre qu'il était plus facile d'être dans le sombre que de faire rire, d'exprimer la joie et l'humour sans être complètement cucul.
Pierre Salvadori : Dans une comédie, il y a l'impératif d'efficacité comique, une comédie qui ne fait pas rire est morte. Il y a cette nécessité qui en fait quelque chose de démocratique et de beau. C'est ce que je trouve sublime ! Mais ce n'est pas facile, le spectateur sait bien ce qu'il vient chercher. La musique est donc là pour une humeur, une ironie, mais si elle devient comique elle peut être embarrassante. Le rire est très compliqué. Ça vient de l'étonnement, et même de la fatigue et de l'épuisement. Si vous dites trop au spectateur où il doit regarder, la surprise s'en va. Il y a la tentation parfois de commenter, c'est comme si vous bridiez le spectateur, son imaginaire et sa liberté. C'est délicat de trouver quelque chose qui ne va pas vous sembler autoritaire dans la musique comme dans la mise en scène. Dans les Screwball comedy (de Hawks), c'est extrêmement rapide, ce sont des mouvements, des abstractions magnifiques, ces comédies sont à la limite du cartoon. Pour l'instant, j'ai des récits qui ne sont pas totalement physiques à ce point. Il y a toujours une dimension psychologique, ironique, avec un scénario sophistiqué. Je m'appuie encore beaucoup sur cela. Je rêverais de faire un film purement physique, comme un mouvement où le personnage a sa propre émulsion, comme dans THE PARTY de Blake Edwards où un personnage est mis dans un univers qui n'est pas le sien et provoque le scénario au fur et à mesure qu'il avance dans le film. Dans ces films-là, on peut avoir une part enfantine dans la musique. Pour l'instant, j'aime encore beaucoup mes personnages, les voir grandir, évoluer, avec des partitions plus narratives.
Camille Bazbaz : Dans HORS DE PRIX (2006), il y a le Mélodica pour illustrer le côté clinquant de la Côte d'Azur, mais il y a aussi l'aspect tragique de ce personnage (Gad Elmaleh) qui peut sombrer à cause d'une femme (Audrey Tautou). Ce film est un peu une histoire de prostitués, donc j'ai aussi employé des accords un peu tordus. Pierre a l'art de manier la rigolade et le drame. Et le tango dans ce film est toujours habité par une certaine violence, même si on peut danser et draguer dessus, il y a toujours une tension.
Pierre Salvadori : De la même manière dans COMME ELLE RESPIRE, au fur et à mesure que je faisais ce film, je me rendais compte qu'il se teintait d'une certaine mélancolie. Le personnage de Marie Trintignant joue une mythomane, un personnage assez fou, qui était pourvoyeur de comédie, de mensonges, d'ironie dramatique, et je me suis rendu compte qu'il y avait une réelle souffrance chez ce personnage, une impossibilité à se déplacer dans le monde. Sans enlever la comédie, j'ai compris qu'il fallait accompagner et accepter cette dimension plus grave. J'avais demandé à Camille quelque chose d'assez tragique et mélancolique avec l'emploi du violoncelle.
Camille Bazbaz : Cet instrument a une nostalgie naturelle, on voulait quelque chose de triste, le personnage est dur et perdu.
Pierre Salvadori : A l'inverse, dans le polar sombre LES MARCHANDS DE SABLE (2000), avec des personnages ancrés dans une réalité extrêmement douloureuse et mystique, la musique était là pour adoucir le drame, avec une ritournelle enfantine qui avait un côté un peu boîte à musique.
Camille Bazbaz : Pour COMME ELLE RESPIRE, qui était ma première musique de film, on réfléchissait à quelque chose de basique, avec des thèmes qui représentaient les personnages. Le violoncelle était le thème de Marie. Il y a aussi le thème de Guillaume Depardieu. Pierre m'avait ainsi aiguillé en me demandant de trouver un thème par personnage, que l'on puisse décliner, qui ne soit pas figé dans le béton. C'est une chose que j'ai appris à faire en faisant les films de Pierre. Dans EN LIBERTÉ, Il y a également cette idée d'un thème par personnage, le thème de Pio Marmai, le thème de Adèle Haenel, en essayant de transformer en musique leur personnalité. On était partagé entre James Bond et Le Grand blond avec une chaussure noire.
Pierre Salvadori : Je voulais que ce film ait un héros. Et pour illustrer cela, il y a un peu de James Bond, j'ai aussi pensé à Jason Bourne sur la façon de filmer les bagarres. Il y a le côté sixties du premier morceau du film qui fait sourire et dis aux spectateurs qu'il y'a un décalage.
Camille Bazbaz : Les bagarres étaient pour rire, mais on ne voulait pas non plus faire quelque chose de trop guignolesque. On est toujours à faire le funambule entre différentes émotions, entre l'énergie et la déconne.
Camille Bazbaz : Je lis toujours les scénarios. D'abord, j'aime la littérature, et ceux de Pierre sont très bien écrits, je les lis comme un roman, même si le film sera au final différent. Je lis même ses scénarios dont je ne fais pas la musique, comme DANS LA COUR qui m'a beaucoup ému. On a cette proximité qui permet cela.
Pierre Salvadori : La musique est aussi un scénario, comme dans EN LIBERTÉ quand la musique est associée à l'histoire du père disparu que raconte Yvonne à son fils. A un moment elle ne peut plus raconter l'histoire, elle n'a plus cette énergie, et le thème qui illustre cette narration s'absente. La musique dit quelque chose du film de manière forte. Faire un film c'est surprendre avec ce qu'on attend.
Pierre Salvadori : Assumer la musique au mixage, c'est assumer la fiction. Il n'y a pas de naturalisme dans mon cinéma, le vraisemblable ne m'intéresse pas, c'est la vérité qui m'intéresse. Donc je peux m'autoriser ça.
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