par Thibault Vicq
- Publié le 19-11-2019Jerry Goldsmith n'aura en tout et pour tout travaillé avec Roman Polanski que sur CHINATOWN. Le compositeur est arrivé sur le projet après l'éviction de Phillip Lambro, dont la musique avait été jugée non-satisfaisante, et a eu moins de deux semaines pour fournir sa production finale, ce qui ne l'a pas empêché d'obtenir une nomination aux Oscar 1975. Il livre une bande originale bicéphale, entre un thème duveteux à la trompette et des pages atmosphériques ou rythmiques à base de piano dans les graves et de percussions se mariant au design sonore du film. La partition joue le rôle d'un régisseur qui ordonne les pièces à conviction durant l'enquête, comme un machiniste changeant des décors de théâtre. La musique apparaît sporadiquement à l'apparition d'un décor inédit ou d'une émotion inexplorée, tandis que les longues discussions parfois contradictoires sont dénuées de son, laissant au scénario le seul pouvoir de la parole.
Le motif langoureux de trompette est accompagné par un piano jazzy et des cordes lyriques. Thème d'amour ou ambiance d'une Los Angeles vue avec défiance et distance par Roman Polanski, cette intervention convoque les clubs privés en velours où se discutent les décisions politiques avec des pots-de-vin. Le désenchantement est au rendez-vous et les rêves partent en fumée de cigarette. Des mirages planent sur une cité des anges asséchée, en proie aux problèmes d'approvisionnement en eau. Quand revient la musique planante, on ne sait si le détective Jake Gittes songe à son trouble passé dans la police à Chinatown ou si Evelyn Mulwray lui inspire une vie plus apaisée. Le thème s'étoffe en variations pleines de confiance à mesure que la complexe affaire s'éclaire, et le piano prend parfois la parole en apartés solos de fond pour arrondir des angles monstrueux.
La musique plus atonale s'exprime en accords abrasifs, en pincement de cordes de piano ou en trémolos. Des nappes sonores suivent le bruit des mouches, des tirs de pistolets, des craquements et des pas résonnant après des périodes de surveillance, dans des jumelles et dans des rétroviseurs. La BO transmet une tension tantôt comme un sixième sens préfigurant les difficultés, tantôt comme une prise de conscience de l'empêtrement dans les sables mouvants de déclarations mensongères. Flux de harpe, voix transformée, basses sombres et inflexions bruitées rendent les transitions encore plus agressives, avant que les deux caractères musicaux ne se retrouvent. Puis, les cordes aiguës reprennent le thème de la trompette, et l'ostinato percussif du piano donne forme aux soupçons du détective. Chacun se révèle sous les chapeaux des années 30. L'attirail instrumental cliquetant dénoyaute les relations nébuleuses d'un film noir comme on n'en fait plus.
par Thibault Vicq
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