Cinezik : Parlez-nous de ce disque, CAFE DE LOS MAESTROS... Pourquoi, après deux Oscars pour vos musiques de film, revenir à ce type de projet ?
Gustavo Santaolalla : Ce projet est né il y a cinq ans. La plupart des gens me connaissent maintenant pour mes musiques de films, mais je suis dans la musique depuis tout petit, j'ai formé mon premier groupe à 16 ans. J'ai rapidement produit la musique que je jouais moi-même, puis celle des autres. J'ai un label de musique, une maison d'édition de livres, des vignes... Je fais des musiques de films mais j'ai aussi un groupe... je fais beaucoup de choses ! Je n'ai pas fait beaucoup de films, seulement six ou sept, mais j'ai été baigné dans tous les genres de musiques. A la base, je suis plutôt musicien rock, alternatif, mais je crois vraiment que la musique se distingue en deux catégories : la bonne et la mauvaise musique. Et j'aime tous les genres de musique. Il y a aussi ce concept qui a guidé toute ma carrière, depuis le début : l'identité. Savoir qui tu es et d'où tu viens. C'est à mon avis le seul moyen pour se dépasser, pour aller plus loin. C'est ce concept d'identité que j'ai toujours voulu aborder en musique, pour savoir d'où viens la musique, d'où viennent les artistes. C'est pourquoi, dès que j'ai eu un groupe de musique, on a commencé à mêler la musique folklorique d'Amérique latine avec le rock ou le jazz. Et tout au long de mes 40 ans de carrière, j'ai toujours eu en moi la musique latine, et plus précisément la musique folklorique d'Argentine, notamment le tango.
J'ai toujours su que je ferai quelque chose avec le tango, parce que c'est une partie de mes racines, de ce que je suis. Je suis Argentin, mon père chantait du tango tous les matins quand il se rasait, on écoutait du tango pendant les réunions de famille, ou à la radio, à la télévision... J'ai beaucoup de respect pour cette musique populaire, mais très sophistiquée. Il y a dix ans, j'ai commencé à flirter avec le genre avec mon ami Juan Campodónico au sein du groupe « Bajofundo ». Nous avons créé ce groupe de musique dit « Rio de la Plata », qui mêle tango et samples électroniques. Cela m'a progressivement amené à m'intéresser au « pur tango », au contraire des mixtures de tango avec d'autres choses, et cela m'a amené à me demander qui étaient les gens qui ont créé ce genre, puis à me demander s'ils étaient encore en vie, ces musiciens qui ont vécu « l'âge d'or » du tango. La période avant Piazzola (années 40, 50, 60) représente le « golden age » du tango. Il y a eu plusieurs écoles, très différentes, mais toutes ont coexisté à cette époque. Il s'est avéré que plusieurs de ces musiciens étaient encore vivants. Voilà donc le concept : réunir ces gens et monter un projet autour sur différents fronts. On a commencé par enregistrer un disque mais en même temps on a commencé à filmer, puis on a fait un livre (publié par ma maison d'édition), et finalement un film, produit par Walter Salles, puis nous avons décidé de faire d'autres concerts après celui du Colon Theater de Buenos Aires (que l'on voit dans le film). Nous voulons partager cette expérience partout dans le monde, et je suis très heureux que le premier concert hors d'Argentine se passe en France, particulièrement à Paris.
Vous avez travaillé sur ce film avec le réalisateur Miguel Kohan...
Oui, il avait utilisé ma musique pour son film SALIDA GRANDES. Je n'avais pas spécifiquement écrit de la musique pour ce film, mais c'est un ami de longue date. Nous avions déjà collaboré sur une autre vidéo et un EPK (Electronic Press Kit).
Vous l'avez donc « engagé » pour ce film... Quelle a été votre implication en tant que producteur ?
De manière basique, Walter a adoré le projet et en a été le producteur financier, il a apporté l'argent pour faire le film, en collaboration avec Pathé. Il a suivi l'aspect technique, tandis que je me suis impliqué dans l'aspect artistique, jusqu'à notamment l'écriture du scénario. Mon implication est donc plutôt « créative » sur ce film, c'est-à-dire comment raconter l'histoire... C'est un documentaire mais les documentaires aussi ont besoin d'une histoire. En général il faut faire des recherches, des repérages avant le tournage... Dans le cas de ce film, nous avons simplement commencé à tourner au moment où nous avons enregistré le disque, jusqu'au concert. A la fin nous avions 300 heures de rushes, puisque chaque musicien nous a interpellés, chacun d'eux est un joyau unique ! Je crois que ma plus grande contribution a donc été d'essayer de les associer ensemble.
Vous étiez présent au montage ?
Oui.
Comment avez-vous trouvé ces artistes ?
Ils n'ont pas été très difficile à choisir, parce qu'ils ne sont pas très nombreux. Du moins encore vivants : parmi ceux qui ont participé, certains sont aujourd'hui disparus, et CAFE DE LOS MAESTROS est leur dernier enregistrement. Pour d'autres, c'est un second souffle : ils sont avec nous pour les concerts, ils enregistrent d'autres disques... Mais de manière générale, la sélection des musiciens a été guidée par le fait qu'ils étaient encore actifs, vivants, et représentatifs de cet âge d'or du tango. Le travail de mon partenaire, Gustavo Mossi, a aussi été très important pour ce projet, afin de convaincre ces gens d'y participer.
Connaissiez-vous ces artistes avant ce projet ?
Certains d'entre eux, comme Leopoldo Federico, mais plutôt de manière amicale, pas vraiment artistiquement. Je savais qui ils étaient, la plupart d'entre eux, de réputation, mais je n'avais jamais eu la chance de travailler avec eux.
Vous êtes ami avec Walter Salles, pour lequel vous avez compose CARNETS DE VOYAGES notamment... Il y a eu ensuite deux Oscars (pour LE SECRET DE BROCKBACK MOUNTAIN et BABEL)... Votre musique se retrouve dans de nombreux films américains comme INTO THE WILD, SHREK 2, LORD OF WAR, COLLATERAL, etc... Comment expliquez-vous le succès de votre musique pour le cinéma ?
Je ne sais pas ! Je pense que tous ces films sont connectés entre eux par quelque chose... Vous savez, je ne viens pas du milieu musical traditionnel qui amène à la musique de film, je ne suis pas un musicien académique, je ne sais pas lire ou écrire la musique... Cela m'a amené à aborder les films avec un angle différent. Je joue beaucoup d'instruments dans mes partitions, la plupart d'ailleurs, je pense ainsi laisser une « emprunte », qui vient du fait que je suis à la fois le compositeur et l'interprète. Je pense avoir démocratisé une certaine utilisation minimaliste de la musique, des instruments, l'utilisation des silences, de l'espace, des textures, et particulièrement du ton des instruments, qui peuvent être un oud, un ronrroco ou une guitare. Tout cela, connecté au public, a donné quelque chose qui m'étonne moi-même ! Je n'arrive toujours pas à croire que j'ai gagné deux Oscars ! Le premier était incroyable, mais le second était irréel ! Mais c'est arrivé... Et l'autre chose dont je suis heureux c'est que d'une certaine manière j'ai contribué - ou ma musique a contribué - a changé la manière dont on fait la musique pour un film. J'adore le grand orchestre, mais je pense que ce que montrent ces deux récompenses, c'est que vous pouvez faire une musique de film symphonique avec un orchestre autant qu'une musique de film à la flûte. Tout est possible. Cela me réconforte, avec aussi le fait que j'ai résisté aux conventions d'une musique de film. Quelque part, ceux qui ont voté pour moi une seconde fois aux Oscars ont franchi un cap.
Depuis cela, certains pensent que je suis le « roi d'Hollywood », que je suis désormais complètement intégré à cette industrie. Mais en réalité non, peut-être un jour le serai-je, mais à ce point-là je ne le suis pas encore, parce qu'aucun des films auxquels j'ai été attachés ne représentent vraiment Hollywood : AMOURS CHIENNES, 21 GRAMMES, BABEL ou même BROCKBACK MOUNTAIN, qui était pourtant une énorme production, n'est pas un film hollywoodien typique. Il a fallu sept ans pour faire ce film, les studios ne voulaient même pas y toucher !
Ceci nous amène à une autre question : vous sentez-vous capable, justement, de composer pour d'autres genres de films, par exemple un thriller ou un film d'horreur ?
J'adorerais ! Comme je vous l'ai dit, je ne fais pas de distinction entre les genres de musique, c'est la même chose pour le cinéma. Il y a de bons films et de mauvais films. Tout comme il y a de bons super-héros et de mauvais super-héros. Tout peut être bon ! J'aimerais beaucoup en effet m'associer à un projet différent, tant qu'il a encore des qualités artistiques indéniables. J'adorerais faire un film d'horreur ou un thriller ! J'aimerais beaucoup aussi faire une comédie noire !
Quels compositeurs de cinéma appréciez-vous ?
Beaucoup ! J'adore Ennio Morricone et Nino Rota, mais j'aime aussi beaucoup Henry Mancini par exemple, Dimitri Tiomkin, ou parmi les contemporains, Thomas Newman. En France, j'adore Maurice Jarre, en Espagne Alberto Iglesias, qui est un ami. J'aime le bon travail, même si cela dépend du film aussi. Certains compositeurs travaillent beaucoup, font cinq films dans l'année, et à cause de cela ils perdent leur personnalité. Mais d'autres parviennent à la conserver, et j'aime beaucoup tous ces compositeurs.
Il doit bien y avoir aussi des réalisateurs avec qui vous aimeriez travailler...
Oui ! J'aime beaucoup Wim Wenders... Fernando Meirelles aussi... (il réfléchit). Il y en a trop !
Vous avez récemment travaillé de nouveau avec Walter Salles...
Oui, nous avons travaillé ensemble sur LINHA DE PASSE, qui était en compétition à Cannes et qui a remporté le prix d'interprétation féminine, et je vais travailler de nouveau avec Walter l'année prochaine sur ON THE ROAD, qui est un très très gros défi, parce que c'est d'après un livre culte de Jack Kerouac, et c'est aussi un gros défi pour la musique, qui est orientée « be-bop », en particulier autour d'un musicien, Charlie Parker. Je ne voulais pas faire ce score, de peur de me confronter à Parker, mais en même temps c'est l'occasion d'exprimer l'esprit d'une époque, d'une génération, et d'aborder le be-bop d'une manière différente. C'est un vrai challenge pour moi.
Je vais également collaborer avec Alejandro González Iñárritu sur son prochain film. J'ai déjà commencé à composer pour ce film.
Le premier film sur lequel vous êtes crédité en tant que compositeur s'appelle SHE DANCES ALONE, en 1981. Quel a été votre travail sur ce film ?
J'ai écrit toute la musique originale. C'est un magnifique petit film, très difficile à trouver (je n'ai moi-même qu'une copie sur cassette), un film sur le danseur Nijinsky... Mais ce qui est fort c'est que c'est un film sur un type qui veut réaliser un film sur Nijinsky, avec dans son propre rôle sa véritable fille, Kyra Nijinsky, déficiente mentale. Il y avait aussi Max von Sydow... C'était une superbe expérience.
Je suis revenu à la musique de film par accident, ce n'était pas du tout prévu. J'ai sorti un disque qui a est arrivé aux oreilles de certaines personnes, notamment Michael Mann, qui a voulu utiliser ma musique dans RÉVÉLATIONS, avec Al Pacino et Russel Crowe. Je l'ai rencontré et au même moment, Alejandro González Iñárritu s'est manifesté à moi à travers un ami commun de nous avons tous les deux. C'est ainsi que j'ai fait AMOURS CHIENNES puis 21 GRAMMES, et Alejandro m'a présenté à Walter Salles, avec qui j'ai fait CARNETS DE VOYAGES... film qui a été présenté au Festival de Sundance où on m'a présenté Ang Lee... et voilà l'histoire !
Tout semble venir de cet album, paru en 1998 : « Ronroco ». La musique qu'on entend dans RÉVÉLATIONS, dans CARNETS DE VOYAGES ou dans BABEL vient de là...
Oui, tout à fait ! Cet album est aussi né d'un accident, en quelque sorte. Le ronrroco est une sorte de charango, cette petite guitare d'origine bolivienne qu'on voit dans les films... J'en jouais beaucoup quand j'étais gosse. Dès l'âge de 14 ans, je composais des trucs pour charango, mais je jouais pour moi, je n'avais jamais pensé faire un disque. Des années plus tard, quand j'étais producteur de musique, j'ai été amené à créer une compilation du meilleur joueur de charango au monde, Jaime Torres (c'est un peu le Ravi Shankar du charango !). Nous sommes devenus amis et je mourrais d'envie de lui faire entendre mes compositions. Mais j'étais très timide, donc je lui ai fait écouter des enregistrements en lui disant que c'était un ami qui jouait. Il m'a dit : « Ne me berne pas. Je sais que c'est toi qui joue. C'est incroyable, tu devrais faire un disque ». Il m'a donc vraiment poussé à faire le CD. C'est d'ailleurs le seul « guest » sur l'album. Le disque compile des musiques que j'ai composées sur une période de treize ans de ma vie. Et effectivement, je pense que ce disque a été le pilier fondateur de mes musiques de films.
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