Christophe Héral : Je travaillais avec Michel Ancel en 2007 sur la conception de BEYOND GOOD AND EVIL 2 quand nous avons répondu à l'appel d'offre pour réaliser le jeu du film à partir des aventures de Tintin. Nous avons gagné la confiance de Steven Spielberg, car je crois que nous proposions un regard européen sur l'œuvre de Hergé, un regard de personnes qui sont nées avec Tintin, qui ont grandi avec lui.
Quelles ont été les instructions qui vous ont été données ? La Paramount est-elle intervenue dans le processus créatif ? Avez-vous eu des échanges avec la production du film et si oui, de quel type ?
C.H : En fait, j'ai été extrêmement libre, incroyablement libre dans ma direction artistique, que j'ai néanmoins dû soumettre à la Paramount pour validation. Sur ce projet, je faisais partie de la Core Team, c'est à dire le noyau qui se résume à 5/6 personnes qui décident la réalisation du jeu, aussi bien au niveau narratif que du Game Play. Nous avons lu le scénario du film assez tôt, parce que nous devions raconter peu ou prou la même histoire, avec quand même quelques petites différences scénaristiques que nous n'avions pas le droit d'exploiter. J'ai pu écouter les thèmes de John Williams en février, le générique de début, le thème de la licorne et le thème de Tintin, avec une obligation, celle de ne surtout pas m'en inspirer, les deux projets devant rester totalement indépendants. J'ai bien entendu envoyé à la Paramount des morceaux de musique, car Steven Spielberg devait superviser l'ensemble des Assets du jeu, musique comprise, et à 99 %, la musique a d'ailleurs été validée.
Vous a-t-on demandé de vous approcher du style de John Williams ou bien avez-vous eu une totale liberté ? Avez-vous conçu votre partition avec des thèmes pour chaque personnage, comme Williams ? Plus globalement, quelle a été votre approche pour cette musique ?
C.H : Non, rien ne m'a été imposé. Ni par la Paramount, ni par Ubisoft. Mais sachant que John Williams signait la musique du film, j'ai pris le parti de baser l'esthétique de la musique du chevalier François de Haddoque, le trisaïeul du capitaine Haddock, sur la musique de Korngold, la musique de nos parents, voire de nos grands-parents, celle de nos ancêtres - Korngold représentant une référence pour John Williams.
Avec Mathieu Alvado qui a orchestré la musique avec un talent fou, nous avons donc vu et revu "L'Aigle des Mers", "Capitaine Blood", etc... des films Hollywoodiens des années 40/50, et nous avons taché, avec William Flageollet, un vieux complice, d'enregistrer l'orchestre, le Star Pop Orchestra, avec les cuivres à découvert, non isolés, pour garder un son proche de celui que l'on pouvait avoir dans les années 50. Du coup on retrouve le thème de Haddock qui se mêle à celui de la Licorne. Et puis, Milou a également son thème, une sorte d'hommage à Django Reinhardt et à Stéphane Grapelli, les Dupondt aussi, ainsi que Allan. Il y a aussi une part assez importante de musique diégétique, liée à la radio, j'y tenais, car pour moi Tintin, c'est « boum, quand mon cœur fait boum », chanson de Charles Trénet qu'on pouvait entendre dans « Tintin au pays de l'or noir » qui était diffusé dans un auto radio. Tintin, la radio, le morse, la diffusion sont étroitement liés. Il y a donc des chansons, une émission sur le Tour de France avec de l'accordéon (Yvette Horner)... Ce qui m'a le plus guidé, c'est la réhabilitation de Haddock, car quand on le rencontre, cet homme est au plus mal, il est maudit comme tous ses ancêtres, et plus on va voir Haddock se reprendre en main, plus on va assister aux doutes naissants de Tintin, un garçon plutôt manichéen. En voyant un peu la totalité des albums avec du recul, on s'aperçoit que plus Tintin vieillit, plus il a des amis, et plus il découvre qu'entre le noir et le blanc, il y a aussi des gris !
Concernant BEYOND GOOD AND EVIL, en quoi votre musique a pu influencer le jeu lui-même, alors qu'on s'attends plutôt à l'inverse d'habitude ?
C.H : Une des différences essentielles entre le jeu et le cinéma, c'est que vous pouvez changer jusqu'au dernier moment les proportions des personnages, leurs habits, des décors, et tout se mettra à jour instantanément.
Cela dit, ça peut être une arme à double tranchant. Une musique trop « happy » a mis en évidence un problème de mise en scène, et on a dû « vieillir » un peu Jade de quelques années, et la musique également ! Une autre fois, j'avais mis des cordes arabisantes dans un des morceaux de la cité, les graphistes ont rajouté des ornements maures sur les façades des immeubles.
Vous semblez être très impliqué dans le processus créatif d'Ubisoft, intervenant d'égal à égal avec les auteurs. Quelles relations entretenez-vous avec eux ?
C.H : Un compositeur est un auteur ! Sur TINTIN, comme je l'ai dit un peu plus haut, je faisais partie de la Core Team, en tant que directeur artistique, je proposais donc des pistes narratives, des solutions sonores.
Ubisoft nous a permis de construire une véritable collaboration entre les différents corps de métier.
C'est un système très collégial qui n'existe nulle part ailleurs. Nous fûmes étroitement liés pendant toute la conception du jeu, et tout reposait sur la confiance que l'équipe me vouait, preuve que je n'ai quasiment pas eu à fournir de maquettes de mon travail à la production. Tout le monde a découvert la musique, une fois celle-ci enregistrée. Avoir une telle liberté est assez rare dans notre profession, mais il m'était arrivé la même chose au cinéma avec le film d'animation L'ILE DE BLACK MOR.
Vous composez aussi des musiques originales pour les bandes-annonces des jeux, notamment celles de RAYMAN ORIGINS, une autre de vos actualité, puisque le jeu est sorti en novembre 2011. Vous semblez aussi impliqué dans le marketing du jeu... c'est inhabituel pour un compositeur !
C.H : Je n'ai composé qu'une bande annonce pour RAYMAN'S ORIGINS, la première, la bande annonce de L'E3, tout le reste, c'est la musique du jeu ! Nous étions deux compositeurs sur RAYMAN, car je faisais deux temps plein sur TINTIN, bien qu'il m'ait fallu avancer les deux projets de manière parallèle, il aurait été démoniaque de composer deux heures pour TINTIN, et deux heures pour RAYMAN, en seulement 4 mois.
Nous avons donc fait appel à un compositeur américain, Billy Martin, qui a un joli palmarès de jeux, de films pour le cinéma, pour la télévision. Nous avons, Michel Ancel et moi, fourni des idées de style, mes thèmes et Billy a composé une formidable musique en harmonie avec la mienne et m'a allégé le score... d'une heure. Ce fut un chouette travail coopératif. Michel met beaucoup les membres de son équipe en avant, alors, dès qu'il s'agit de sortir un ukulélé ou une guimbarde, je le fais, et avec plaisir en plus, mais ça montre aussi l'importance que Ubisoft donne à la musique !
On a pu entendre dans ces extraits une ambiance inspirée des westerns spaghetti... avec des voix comme chez Morricone, et un côté « déglingué ». Quels ont été vos partis-pris musicaux sur RAYMAN ORIGINS ?
C.H : Michel voulait des univers musicaux différents suivant les mondes dans lesquels le joueur évolue. C'est un peu la marque Rayman, les précédents jeux étaient faits ainsi. Donc, ça a été barre à bâbord, tribord, devant, derrière, en haut et en bas, du grand n'importe quoi dans la navigation, mais en faisant attention à faire les choses bien ! Dans la jungle, il y a du didgeridoo, de la guimbarde, dans le monde de l'eau, les fameux water-Glouglous, un clin d'œil aux films de Esther Williams, dans le monde Food, des mariachis, Dans le monde de la musique, de la musique ! Sérieusement, le monde de la musique est très particulier, car tout est synchronisé, accordé, à tout moment du jeu, sur les éléments graphiques, certaines animations, tout est lié à une horloge générale, c'est vraiment un plus pour le joueur, mais je dois avouer, un exercice aussi difficile qu'exaltant à concevoir. Nous pousserons encore plus cette idée de synchronisation sur les prochains jeux.
Concernant le monde des morts, c'est Michel qui a eu l'idée du western spaghetti, donc je n'avais juste plus qu'à composer en pensant très fort à Ennio ! Pas besoin de temp-track, de musique provisoire, juste l'idée du western spaghetti suffit. J'ai fait appel à l'immense talent de ma tante qui chante parfaitement faux pour la séquence juste avant le dernier boss assez difficile à battre, je pense que les joueurs vont m'en vouloir ! Alors que beaucoup des musiques ont été interprétées par le Star Pop Orchestra sur TINTIN avec Mathieu Alvado qui dirigeait, sur RAYMAN, je suis allé à Skopje (en Macédoine) pour enregistrer un orchestre de cordes avec Fame's Project.
Quelle expérience en tirez-vous pour le cinéma ? Qu'est-ce que votre travail pour le jeu vous a appris ?
C.H : Certainement la confirmation de l'intérêt du travail très en amont, à la fois sur le son et sur la musique.
La leçon à retenir, c'est la notion de confiance, sans celle ci, les relations peuvent être parfois extrêmement difficiles. Sinon, musicalement, c'est plus le cinéma qui nourrit le jeu que l'inverse. Enfin, plus dans le cas de TINTIN que de RAYMAN'S ORIGINS. Il y a un véritable enjeu narratif avec l'histoire de Haddock, dans RAYMAN, la musique sert de support à se mettre des baffes !
Vous êtes également compositeur pour le cinéma, en particulier pour les films d'animation. Vous avez travaillé avec Jean-François Laguionie sur L'ILE DE BLACK MOR, sorti en 2004. Parlez-nous de votre rencontre avec ce réalisateur et du travail effectué sur ce film.
C.H : Je connaissais Jean François depuis les années 80, car c'était le producteur d'un studio de cinéma d'animation qui s'appelait « La Fabrique ». Il avait réalisé des courts, et deux long-métrages, GWEN et LE CHÂTEAU DES SINGES, la musique de ce dernier était l'œuvre de Alexandre Desplat. Voilà un film narrativement intéressant, avec l'histoire de ce garçon qui va découvrir la vie, c'est un vrai parcours initiatique. Je voulais une musique intime, composée pour violoncelle solo, quatuor, et piano avec un petit orchestre de cordes. Le violoncelliste s'appelle Cyrille Tricoire, super soliste à l'Orchestre National de Montpellier, un garçon d'une grande générosité musicale. C'était un plaisir immense d'enregistrer avec de tels musiciens. Hélas, l'éditeur Dargaud Marina n'a pas jugé opportun de réaliser un CD de cette BO. Encore une fois, tampis, il doit s'agir de karma !
Jean-François Laguionie est aussi à l'actualité avec un nouveau film, LE TABLEAU, sur lequel vous étiez pressenti. Finalement, la musique a été confiée à un autre compositeur (NDLR : Pascal Le Pennec, voir notre récente interview Laguionie / Le Pennec). Pouvez-vous nous dire les raisons ?
C.H : Ça a été une des choses qui m'a faite le plus de mal, je n'étais pas disponible pour écrire la musique aux dates que le producteur m'a donné. Impossible de décaler le mixage à un mois près. Tampis, je me dis que ça devait être karmique, d'autant qu'avec Jean-François nous avions passé un an à se voir, à en parler... J'ai même enregistré un bout de musique pour ce film. Nous aurons peut-être l'occasion de retravailler ensemble, parce que c'est un réalisateur qui m'a beaucoup nourri de sa culture, de son humilité, de son amitié. En plus, LE TABLEAU est un film formidable.
Vous portez beaucoup d'intérêt à la « world music » dans votre œuvre musicale, que ce soit pour le jeu vidéo ou pour le cinéma. Qu'est-ce qui vous attire dans ce domaine ? Comment vous l'appropriez-vous ?
C.H : J'aime la musique des humains ! Chez les chiens, j'ai toujours trouvé les bâtards plus sympas que les chiens de pure race. Un peu comme si l'étranger nourrissait, embellissait. Les sonorités des instruments du monde me fascinent, m'envoutent. Je ne peux pas m'empêcher de ramener un ou deux instruments de musique quand je passe par un pays, fût-il de l'autre coté de la planète : ça peut être une simple flûte ou une guimbarde, ou un bahn tran ou un saz (beaucoup plus encombrants). Mais l'instrument peut provenir de notre passé, comme le serpent par exemple.
Vous avez également signé en 2009 la musique du long-métrage d'animation KERITY, LA MAISON DES CONTES, réalisé par Dominique Monféry. Quelle a été cette rencontre, les intentions du réalisateur ?
C.H : Kérity faisait partie de la « collection des cadeaux », collection produite par La Fabrique, dirigé par Jean-François Laguionie. C'était le dernier épisode de la collection qui devait faire 52 mn et était destiné à la télévision. C'est devenu un long métrage pour le cinéma, parce que le sujet plaisait et que le graphisme était signé par Rébecca Dautremer, une illustratrice de talent.
Vous avez beaucoup expérimenté sur cette musique, utilisant beaucoup d'instruments insolites, construisant une partition dans laquelle s'intègrent parfois des bruitages, ou des sonorités acoustiques. Il y a aussi la présence de la voix. Parlez-nous de vos choix musicaux.
C.H : Il s'agissait de mettre en musique un film qui faisait référence à tous les contes qui ont bercé notre enfance. De Peter Pan à Hansel & Gretel en passant par le Petit Chaperon rouge ou Pinocchio, comment ne pas voyager dans chaque univers, dans chaque culture ?
Est-ce que composer pour les enfants vous semble plus difficile ou au contraire plus facile ?
C.H : Pour moi, c'est pareil, il faut juste faire attention aux tessitures lorsqu'on écrit pour eux. Puis, lorsqu'on s'adresse à un jeune public, il faut le respecter, ne jamais le bêtifier, gagner sa confiance, et alors il vous suit dans votre aventure. Une fois, j'ai reçu un mail d'une jeune fille qui était toute contente de me dire que, lorsqu'elle retrouvait son frère à Noël en famille, à chaque fois, systématiquement, ils chantaient le générique des « histoires de la maison bleue » interprété par Charlelie Couture et se mettaient à pleurer.
Cela m'a beaucoup ému, car en fait, les compositeurs font partie de l'histoire des gens, et c'est valable aussi pour la musique populaire des bals, où le slow sur lequel vous avez embrassé la première fois celle qui est devenue votre épouse est une des musiques les plus importantes pour vous.
Vous composez aussi beaucoup pour le court-métrage d'animation. Que retenez-vous de vos expériences passées ou actuelles dans ce domaine ? Des réalisateurs qui vous ont marqué ?
C.H : Le court-métrage reste pour moi le format idéal pour composer pour l'image.
Mais les films, on s'en fiche un peu, ce qui est le plus intéressant, ce sont les réalisateurs, les réalisatrices, les humains, parce que fondamentalement, ce sont souvent des gens différents, avec une notion du temps qui n'a rien à voir avec celle de votre banquier (bien que le mien soit formidable !). Je ne citerai aucun nom, sinon il faudrait tous les mentionner. Je suis juste très heureux de savoir que LA QUEUE DE LA SOURIS de Benjamin Renner et que LA DOUCE de Anne Larriq sont en présélection pour les prochains César. Ce sont tous les deux des films que j'ai mis en musique et en son.
En ce qui concerne le son, j'ai toujours réalisé les bandes sonores des court-métrages d'animation. Mais depuis peu, 5 à 6 ans, je les mixe aussi. C'est une bonne façon pour qu'il n'y ai jamais de rivalité entre le son et la musique ! Mais il m'arrive parfois de travailler sur des court-métrages uniquement pour la partie « son », et ça a été le cas pour CHIENNE D'HISTOIRE, court qui a remporté la Palme d'or au festival de Cannes en 2010, pour lequel c'est Michel Karsky qui a écrit la musique. Je me mets toujours au service du projet, j'aime l'idée de collaboration, d'enchevêtrement des matières pour ne faire qu'un.
Quels sont vos projets à venir ? De nouvelles envies musicales ?
C.H : Il y a bien entendu des projets de jeux vidéo, mais il est encore un peu tôt pour en parler, j'ai un court métrage de Hélène Frieren à faire et un projet avec Thierry Petit, contrebassiste à l'orchestre national de Montpellier, qui va partir avec son voilier à la rencontre de cultures méditerranéennes.
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