Cinezik : Tout d'abord, Marc Fitoussi, pourquoi avez-vous pensé à Bertrand Burgalat pour ce film ?
Marc Fitoussi : Je suis fan de ses albums Pop, je pense notamment à son premier album "The Sssound of Mmmusic" (2000). Puis je l'ai découvert en tant que compositeur à travers le film de Eva Ionesco "My Little Princess" (2011) que j'avais beaucoup aimé. Pour LES APPARENCES, on était dans l'urgence, on avait d'abord monté le film avec des musiques empruntées, il nous a fallu ensuite trouver un compositeur et j'ai pensé à Bertrand, non pas que je ne souhaitais plus travailler avec Tim Gane et Sean O'Hagan, mais on n'avait pas de temps, Tim était en tournée avec la reformation de son groupe Stereolab, et il me fallait assez vite dialoguer avec un compositeur.
Bertrand comment avez-vous appréhendé cette première collaboration avec Marc Fitoussi ?
Bertrand Burgalat : J'avais vu COPACABANA (2010), et j'appréciais justement sa fidélité à Tim et Sean. Je trouve formidable quand un réalisateur veut vraiment mettre de la musique originale sur un film et quand il y a un dialogue au long cours. J'étais donc en confiance. Marc est un vrai réalisateur dans le sens où il sait diriger, que ce soit les acteurs ou les autres protagonistes, y comprit les techniciens comme moi. Il a une vraie perception, une vraie intelligence de la musique, et il sait la faire partager. Tout ce qu'il me disait, non seulement je le comprenais, mais toutes ses remarques et suggestions étaient intéressantes et me faisaient progresser. Pour moi, c'était une super rencontre.
Dès le début du film la musique contribue à faire planer le thriller. On est dans une indolence où il n'y a pas de violence, on est doucement dans le thriller comme chez Hitchcock ou Chabrol...
M.F : C'était la référence. C'est vrai que c'est un film qui mélange un peu les genres, qui démarre un peu comme une étude de mœurs sur le monde des expatriés français à Vienne. Il fallait tout de suite indiquer qu'on est dans le thriller et en même temps ne pas trop dévoiler les futurs rebondissements. Bertrand nous a proposé une musique qui à la fois affiche la couleur et n'en dit pas trop non plus. La musique accompagne les images de Vienne, capitale réputée pour son romantisme, et que je voulais plus inquiétante.
On a l'impression, Bertrand, que c'est la première fois que vous êtes à ce point dans le film de genre...
B.B : Peut-être, je ne me rends pas compte. J'ai en tout cas écouté les indications de Marc, je m'en suis imprégné, mais ensuite quand il faut faire la musique elle-même j'essaie de rester spontané. J'absorbe, je tiens compte de tous les paramètres, il ne fallait évidemment pas surligner les choses, mais quand il faut faire la musique ça reste très empirique et très spontané. J'essaye de penser le moins technique possible. Je vois les images et je ressens ce que cela m'évoque.
M.F : On a eu très peu de temps comme je disais, on a eu aussi très peu d'argent pour faire cette BO. On a d'abord placé des musiques "témoin" en se demandant si on pouvait s'en contenter. Finalement on s'est rendu compte que c'était plus simple de faire appel à un compositeur, notamment pour des raisons économiques. J'avais mis par exemple sur la scène d'ouverture une musique de Philippe Sarde ("Le lieu du crime"), et Bertrand m'a surpris car à partir de cette référence un peu écrasante il a compris le sens mais il n'a pas repris son rythme ni son orchestration, il a inventé quelque chose d'autre.
B.B : En général les références me font très peur, ça peut être très inhibant. En général je les écoute une première fois et je fais en sorte de les oublier très vite. En revanche au montage je regarde les formes d'ondes du morceau pour voir où la musique a été placée, je regarde où elle commence, où elle s'arrête, et c'est tout. Mais parfois quand un film a été monté très précisément sur une musique, l'imprégnation peut aller jusqu'à reprendre le tempo.
Marc Fitoussi, pour chaque film vous réfléchissez à la couleur musicale globale du film. Pour COPACABANA c'était la samba. Sur PAULINE DÉTECTIVE c'était des compositeurs italiens des années 60 & 70, il y avait d'ailleurs un titre de Morricone qui est resté au final. Et sur celui-ci c'est la musique hollywoodienne à l'ancienne. Mais Bertrand Burgalat est parvenu malgré tout à maintenir une unité, il a trouvé l'identité musicale.
M.F : Je suis beaucoup plus content de cette BO définitive que le patchwork initial qui pouvait paraître bizarre. Il n'y avait pas du tout dans les musiques placées cette homogénéité et cette cohérence. Ça fonctionnait scène par scène mais il faut juger un film dans sa globalité.
Le personnage de Benjamin Biolay est chef d'orchestre à Vienne et dirige quelques titres classiques (Debussy, Schubert), cette musique était présente avant l'intervention de Bertrand Burgalat ?
M.F : Tout à fait, on a véritablement tourné à l'Opéra avec "Nocturne" de Debussy. Comme c'était un chef français qui officiait à Vienne, je voulais aussi de la musique classique française.
Et dans quelle mesure il y a un lien entre cette musique, ce personnage, et la composition originale ?
B.B : J'aime beaucoup Debussy. Je n'y ai pas pensé mais j'aurais pu faire une musique que Benjamin Biolay aurait dirigée.
Comment est apparu le choix du piano dans la partition ?
B.B : Le piano est un instrument qui permet des choses très différentes. On peut en faire ce qu'on veut, on peut l'étouffer, le jouer au mediator, je manipule mon propre piano à la maison (Ndlr : avec Stephane Lumbroso, le mixeur de la BO, pour la prise de son).
Et les personnages évoluent plutôt dans un milieu bourgeois, le piano correspond bien à ce milieu...
B.B : C'est vrai, il y a même un salon de thé pour lequel j'ai fait un morceau au piano sous forme de viennoiserie, un peu "Méthode Rose" (Ndlr : méthode d'apprentissage du piano pour les enfants).
C'est un film jubilatoire par la surprise et le suspens entretenus par le scénario et la musique évolue avec plein de circonvolutions comme pour épouser le mouvement du film. On entend même dans un morceau un mouvement de valse, on parlait des valses de Vienne...
M.F : "Valses de Vienne" était en plus le titre provisoire du film. Il y avait cette envie de permettre aux spectateurs d'être un peu piégés en permanence, de faire fausse route. Et il y avait cette envie d'être ludique en permanence, de s'y perdre un peu.
Pour un réalisateur, la musique est souvent un terrain inconnu, et se pose la question de la nécessité. Alors sur un thriller comme celui-ci la nécessité a tout de suite été réglée, il fallait de la musique. Mais pour le rôle qu'elle devait jouer, avez-vous compris tout de suite ou c'est avec Bertrand que ce rôle a commencé à apparaître ?
M.F : J'avais mis beaucoup de musiques sur le montage, qu'on a toutes remplacées avec la musique de Bertrand, puis on en a même ajoutées d'autres. Donc j'avais conscience assez tôt que c'est un film qui avait besoin de musique. Comme il y a beaucoup de fausses pistes et que plusieurs genres se mélangent, il y avait cette nécessité par la musique de rappeler que nous sommes dans un thriller et que le danger rôde. Je pense que sans cette musique le film aurait eu une trop grande cassure entre la première partie qui est plus une étude de mœurs et le thriller qui prend une place prépondérante. Il fallait vraiment que la musique nous entraîne petit à petit vers ça.
La musique est puissante pour apporter une signification, condamner un personnage... Ici elle joue le thriller, mais à la fois elle maintient le mystère...
B.B : Les films de Marc sont très subtiles, ils ne sont jamais ce qu'ils paraissent être dans un premier temps. C'est un thriller, mais aussi une étude sociale, c'est ce que je trouve assez rare de nos jours où les catégories sont très prédéfinies. On est dans un pays où le cinéma est formaté, soit par les chaînes, soit par les commissions d'attribution des aides, ce qui donne des choses très prévisibles. Il y a en France un cinéma d'auteur d'un côté, un cinéma commercial de l'autre, et ils sont tous les deux très formatés.
Apparait dans le film un extrait de "Peau d'Âne" que regarde l'enfant à la télévision, et on entend la musique de ce film qui apporte son contrepoint au thriller...
M.F : On est dans cette société grand-bourgeoise, et je trouve que "Peau d'Âne" est le film que les grand-bourgeois montrent à leurs enfants en pensant que c'est pour eux, alors que quand on connaît cette histoire... Et j'adore évidemment Michel Legrand avec cette musique qui figurait dès l'écriture du scénario.
Le côté féerique est également présent dans votre partition, Bertrand, avec la présence d'une flûte et de quelques percussions...
B.B : Oui, avec du célesta par exemple... mais on reste dans l'instrumentation de départ, avec le piano et les cordes qui dominent.
Est-ce que vous travaillez votre partition avec tous les instruments chez vous, ou alors vous élaborez des maquettes ?
B.B : Je fais des maquettes qui ne sont pas de très bonne qualité, je n'ai pas de banques de sons. Je n'ai que des sons d'usine. Je n'ai pas d'énergie à mettre là-dedans, c'est là où il faut l'intelligence d'un réalisateur pour imaginer ce que ça peut donner. Il faut avoir confiance.
Marc Fitoussi, vous aimez les compositeurs issus de la scène...
M.F : C'est vrai que je n'ai jamais fait appel à des compositeurs qui n'étaient que compositeurs. Peut-être parce que j'ai d'abord aimé Bertrand dans ses disques Pop, comme pour Stereolab. J'écoute pourtant beaucoup de musique de film, mais en France j'avoue que les quelques compositeurs qui ne font que ça ne m'ont jamais complètement convaincu. Bertrand a un panel plus large, je trouve ça plus rassurant.
B.B : Le fait de faire autre chose est autant un avantage qu'un inconvénient. L'inconvénient c'est qu'on n'est pas en immersion. J'admire les compositeurs qui font 10 musiques de films par an, il y a un aspect technique difficile à maîtriser. Me concernant quand on ne fait plus appel à moi je perds confiance. C'est pour ça que je suis très sensible à la confiance qu'on peut me donner. Ça me libère. Le bon côté quand on fait autre chose, c'est d'être plus détaché, on n'a pas l'impression de faire son oeuvre par procuration, on sert l'image, on sert le projet du réalisateur. Et s'il y a un morceau que j'adore et qui s'avère rejeté, comme pour TOUT DE SUITE MAINTENANT (2016) de Pascal Bonitzer, j'ai pu en tirer des morceaux pour mon précédent album.
Autant vous mettez parfois à profit des rejets pour vos albums, l'inverse s'est produit sur LES APPARENCES avec deux titres issus de vos précédents travaux, "Digital cool" et "Les Choses qu'on ne peut dire à personne"...
B.B : Oui, quand on a besoin de morceaux d'appoint en ambiance, autant prendre dans notre catalogue. Ça venait aussi de l'économie du film.
M.F : Et en plus les morceaux sont très bien. Je trouvais par exemple "Digital cool" sous-mixé dans le film de Benoît Forgeard, YVES, c'était alors une manière de remettre un coup de projecteur sur ce morceau.
Quels sont vos prochains projets Bertrand ?
B.B : Je finis un film pour France 3, DE GAULLE BÂTISSEUR, documentaire de Camille Juza sur l'architecture et les trente glorieuses. Et je vais finir un autre album pour moi qui a été un peu retardé. Je fais toujours beaucoup de choses en même temps, avec toujours beaucoup de plaisir.
Marc, votre film devait sortir pendant le confinement, il sort enfin ! Est-ce que vous pensez déjà à votre prochain film ?
M.F : J'ai déjà le prochain en vue, j'en ai déjà parlé à Bertrand pour la musique. Il devrait se tourner l'année prochaine. Sinon j'ai surtout été très pris par la série DIX POUR CENT, j'ai eu le temps de tourner six épisodes, pour la troisième et pour la dernière saison qui va être diffusée prochainement.
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