Rencontre animée par Benoit Basirico / Festival Music & Cinéma Aubagne 2021
- Publié le 07-06-2021Cinezik : Vous avez débuté au cinéma avec deux collaborations arrivées en même temps...
Ibrahim Maalouf : L'une était avec Kim Chapiron pour le film "La crème de la crème" et l'autre avec Jalil Lespert pour le film "Yves Saint Laurent". J'ai travaillé sur les deux films en simultané. Ils avaient des contraintes différentes. J'ai appris à travailler avec elles car je voulais vraiment faire partie de l'industrie cinématographique. Si j'avais eu une collaboration où le réalisateur m'aurait dit "vas-y, fais ce que tu veux", je ne pense pas que j'aurais appris mon métier correctement.
Avec ces deux commandes très différentes, vous avez d'emblée appris que la musique de film n'avait pas forcément de règles...
I.M : C'est le film qui va finalement guider la musique.
Peut-être que dans le jazz il y a cette souplesse qui vous a permis de vous adapter, de vous préparer finalement à faire de la musique de film ?
I.M : Oui et non. On surestime beaucoup la liberté qui existe dans le jazz. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, le jazz est effectivement une musique de la liberté offrant une grande marge de manœuvre, cependant, il est erroné de croire que le jazz est exempt de restrictions. En tant que musicien, je fais partie de ceux qui cherchent à dépasser les conventions établies. Bien que je ne corresponde pas nécessairement à l'image traditionnelle du jazzman, je ne peux affirmer que cette liberté que je ressens vient uniquement du jazz. Elle provient plutôt de ma vision personnelle de la musique et de la façon dont je la construis. J'ai acquis une formation musicale rigoureuse en suivant les codes traditionnels, notamment avec mon père et au Conservatoire de Paris. J'ai également participé à des concours et examens qui m'ont permis de prouver mes compétences en tant que musicien classique. Toutefois, je suis également autodidacte en musique, ce qui n'est pas incompatible avec une formation plus conventionnelle. En ce qui concerne mes instruments, j'ai utilisé la trompette pour passer les concours et examens, et pour me faire connaître en tant que musicien classique. En revanche, c'est avec le piano que j'ai trouvé une véritable liberté d'expression et où j'ai pu laisser libre cours à mes envies musicales. C'est avant tout cette autodidactie encouragée par mes parents en parallèle de mes études qui m'a permis de construire ma musique selon mes propres règles.
En musique de film, il est possible d'intervenir à différents moments du processus de création. Il est parfois possible d'intervenir une fois le montage finalisé, mais il est également possible de travailler en amont sur le scénario. Pouvez-vous nous parler de votre préférence en termes de méthode de travail ?
I.M : Chaque collaboration en musique de film est unique. Les attentes et les demandes des réalisateurs, producteurs et acteurs peuvent varier considérablement. Certains réalisateurs souhaitent impliquer le compositeur dès le début du processus de création, par exemple en l'invitant à travailler sur le scénario. Dans ces cas-là, le compositeur peut ressentir une forte responsabilité, car sa musique peut grandement influencer la signification et la portée du film. En revanche, lorsque la musique est composée une fois le film achevé, cela peut être plus facile, mais aussi moins gratifiant. Il peut arriver que la situation soit plus compliquée, comme lorsque le compositeur initial quitte le projet à la dernière minute, laissant le compositeur de remplacement avec une tâche ardue à accomplir. Dans tous les cas, chaque situation est différente, et il peut être difficile de trouver le juste équilibre entre le désir de contribuer de manière significative et la pression de satisfaire les attentes des autres parties prenantes. Parfois, le compositeur peut être impliqué dès le début du tournage, tandis que d'autres fois, il peut rejoindre le projet à un stade ultérieur, voire après la fin du tournage.
I.M : Le thème musical de ce film est caractérisé par un mélange entre piano et orchestre, créant un aspect hybride dans la musique. Il a été travaillé de manière à être simple et grandiose, reflétant l'idée principale du film. En effet, le thème évoque à la fois Yves Saint Laurent, Dior et la fragilité de l'être humain. Pour atteindre cet objectif, j'ai cherché à créer une mélodie simple, presque enfantine, tout en y ajoutant un aspect grandiose. Ainsi, j'ai souhaité transmettre la pureté de la personnalité d'Yves Saint Laurent, en conservant une certaine fragilité. Lorsque le thème est orchestré avec des cordes, il devient presque comparable à une grande mélodie classique de Chopin. Dans ce processus, je trouve un ou plusieurs thèmes musicaux et je les décline en fonction des émotions exprimées dans le film. En effet, pour qu'un thème musical soit efficace, il doit être réutilisé à travers différentes scènes du film, de manière à ce qu'il soit facilement identifiable et qu'il conserve un sens cohérent.
I.M : Lorsque j'ai travaillé sur la musique de ce film, ma recherche s'est concentrée sur la fragilité psychologique du personnage incarné par Juliette Binoche. Mon objectif était de créer un thème musical qui reflète l'ambiguïté du personnage, à la fois attachant et inquiétant, car il se dédouble dans le film et se fait passer pour quelqu'un d'autre sur Internet. Pour y parvenir, j'ai décidé de jouer sur le mélange entre les tonalités majeures et mineures. Au départ, j'avais créé un thème simple basé sur une tonalité majeure, mais le réalisateur Safy Nebbou m'a demandé de le rendre plus inquiétant. J'ai donc ajouté une note pour renforcer cette dualité et créer une tension supplémentaire dans la musique. En fin de compte, la musique du film reflète la complexité émotionnelle du personnage de Juliette Binoche, à la fois attachant et inquiétant, et renforce l'ambiguïté qui se développe au fil de l'histoire. Ce fut un véritable défi pour moi de créer une musique qui reflète ces émotions, et j'ai été ravi du résultat final.
Et donc, à quel stade du processus du film s'est déroulé cet échange avec le réalisateur qui vous a orienté sur le thème musical ?
I.M : Sur le film "Celle que vous croyez", j'ai commencé à travailler sur les thèmes dès que le scénario m'a été envoyé. Mais trouver le thème principal a été un processus très long et complexe. J'ai proposé beaucoup de choses au réalisateur et nous avons travaillé ensemble pour affiner et améliorer la musique tout au long du processus de création. Nous avons développé une forte relation de confiance et de complicité, ce qui m'a permis de travailler en étroite collaboration avec le réalisateur pour m'assurer que ma musique soutenait bien l'histoire et les émotions du film. Je suis vraiment au service du film et du réalisateur. Cela signifie que je suis prêt à écouter les commentaires et les critiques constructives pour améliorer ma musique et la faire correspondre à ce que le réalisateur souhaite exprimer. Nous avons travaillé ensemble tout au long du processus de création, depuis le début avec l'envoi du scénario jusqu'à la dernière note du mixage du film. Nous avons même encore modifié certaines choses à la dernière minute, notamment en ce qui concerne l'orchestration. Dans mes travaux de composition pour les films, je me concentre souvent sur l'élaboration d'un thème principal qui peut être décliné de différentes manières tout au long du film. La musique peut également être utilisée pour illustrer un personnage spécifique ou pour exprimer ses émotions. Dans le cas de "Celle que vous croyez", la musique a été créée pour accompagner le personnage de Juliette Binoche, qui se fait passer pour une femme plus jeune sur les réseaux sociaux pour séduire. J'ai travaillé pour trouver une musique qui reflète la dualité de son personnage et ses motivations, en utilisant des thèmes musicaux qui évoluent tout au long de l'histoire.
Votre musique tout au long du film accompagne le personnage comme la bande sonore de ses pensées intérieures. Est-ce une approche théorique dans votre composition musicale ?
I.M : En tout cas, c'est une logique que j'essaie d'avoir car je trouve que ce qui marche le mieux c'est quand on raconte l'histoire de la personne. Mais pas qu'on la raconte avec des mots, ni avec des images, mais avec des émotions. La plupart du temps, d'ailleurs, il n'y a pas besoin de musique parce que l'émotion est déjà là. Et puis, il y a des moments où on sent que la scène est trop forte ou trop brutale sans musique, ce serait trop cru, et qu'il vaut mieux prendre le spectateur par la main pour l'accompagner dans l'émotion du moment, ou bien parce que parfois, on a l'impression que certaines scènes ne révèlent pas encore suffisamment le message qu'il y a derrière et qu'on se dit voilà, si sur telle scène, on pose telle ou telle idée musicale, on comprend mieux quel est le propos. La première chose que je demande aux réalisateurs avec qui je travaille, quand le film existe, c'est-à-dire quand on a une première version du film, c'est un graphique émotionnel du film. C'est-à-dire que je m'assois avec le réalisateur ou la réalisatrice et je lui dis: "On va regarder le film ensemble. Je veux que chaque seconde, tu me dises ce que toi, tu ressens émotionnellement". Parce que des fois, vous pouvez voir une scène et ne pas du tout ressentir la même chose. On n'est pas tous pareils, en fonction de ce que ça appelle dans nos propres souvenirs. C'est pour ça que l'art est magnifique. Une scène ne parle pas du tout de la même manière à tout le monde parce qu'on est tous très différents. Nos histoires sont différentes. Notre rapport à l'autre est différent, etc. Donc, pour comprendre ce que le réalisateur ou la réalisatrice veut absolument, elle me dit quels sont les passages qui vont l'émouvoir de telle ou telle manière. Quels sont les passages tristes? Quels sont les passages joyeux? Quels sont les passages drôles? On ne va pas rire à la même blague tous les deux. On ne va pas pleurer face à la même scène. Et quand un film est vraiment bien fait, c'est beaucoup plus subtil que ça.
Et parfois, le compositeur peut avoir un rôle de révélateur. Le réalisateur n'a pas vu quelque chose dans son propre film et le compositeur va le mettre en évidence. Est-ce que cela vous est arrivé ?
I.M : Ça arrive, mais c'est très rare, pour être honnête. Peut-être est-ce dû au fait que je suis encore assez jeune, du moins dans le milieu du cinéma. Cela ne fait que dix ans que je pratique ce métier. Il est possible que l'on ne me fasse pas encore complètement confiance pour apporter des idées novatrices. Peut-être que cela arrivera un jour, mais pour l'instant, cela se produit occasionnellement.Les réalisateurs savent généralement exactement ce qu'ils veulent, donc lorsque je leur propose des choses, leur réponse est souvent claire. C'est à moi de décider de suivre leur demande et de servir leur vision, car c'est leur œuvre. Ce sont les réalisateurs qui portent le film et si le film n'est pas réussi, ce sera considéré comme leur échec, pas celui de la musique. Je comprends donc la pression qu'ils peuvent ressentir. Je suis prêt à prendre le temps nécessaire pour trouver un compromis qui permettra au réalisateur d'obtenir exactement ce qu'il veut tout en étant satisfait moi-même. Si cela prend six mois, alors nous prendrons le temps qu'il faut. Je ne ferai jamais quelque chose dont je ne suis pas convaincu à 100%, mais je resterai fidèle à ma propre créativité. En fin de compte, c'est une question d'équilibre et de collaboration.
Vous avez la chance de retrouver Safy Nebbou une deuxième fois, avec qui vous avez collaboré pour la première fois sur la bande originale du film "Dans les forêts de Sibérie", qui a remporté le César de la meilleure musique de film. Est-ce que travailler avec quelqu'un que vous connaissez déjà facilite la collaboration par rapport à une première rencontre ?
I.M : Ah, complètement. Travailler avec quelqu'un que vous connaissez déjà change absolument tout. Il y a deux ou trois réalisateurs avec qui je travaille régulièrement maintenant, mais cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas le droit de travailler avec d'autres compositeurs, évidemment. C'est juste que nous avons confiance l'un envers l'autre. La première fois que j'ai travaillé avec Safy Nebbou, par exemple, nous étions tous les deux très prudents. Nous ne savions pas comment l'autre allait réagir. Nous ne savions pas si un certain mot ou une certaine suggestion allait offenser l'autre. Mais la deuxième fois, nous nous sommes dit tout ce que nous pensions. Il n'y avait plus de secret, plus de délicatesse à prendre, parce que nous savions que nous travaillions pour l'art avant tout. Aucun de nous n'allait être vexé si l'autre disait "je ne comprends pas ce que tu dis". Nous avons développé une sorte de franchise, une forme de fraternité. Dans "Dans les forêts de Sibérie", Safy et moi nous nous sommes un peu tournés autour comme deux animaux sauvages qui ne savent pas trop comment réagir. Mais à un moment donné, nous avons marché dans la même direction et cela a fonctionné. Nous étions très heureux d'avoir collaboré ensemble. Pour notre deuxième collaboration, nous savions que nous allions travailler ensemble quoi qu'il arrive. Donc, il est venu avec moi au studio et j'ai composé en sa présence, ce qui est très rare en fait. Il était à côté de moi pendant que je composais et me guidait comme un chef d'orchestre. Il me disait de ralentir, de revenir en arrière ou d'ajouter plus d'émotions. J'ai adoré travailler de cette façon.
Les paysages dans "Dans les forêts de Sibérie" doivent être inspirants, n'est-ce pas ?
I.M : Oui, la solitude et le vide sont inspirants. Pour moi, la grande question est de savoir comment combler le vide. À quel moment la musique devient-elle plus intéressante que le silence ? À quel moment peut-on mettre de la musique pour rendre une scène plus intéressante que de ne rien mettre du tout ? C'est là que réside la place de la musique. Il y a aussi beaucoup de sons dans les paysages. Il y a des tempêtes, du vent, le craquement de la glace. En tant que compositeur, nous jouons avec ces sons. D'ailleurs, la bande son directe, c'est-à-dire les sons enregistrés pendant le tournage, a aussi inspiré ma musique. Safy Nebbou me le rappelait souvent en me disant : "écoute les craquements ici", car je ne les entendais pas au début lorsqu'ils n'étaient pas encore mixés. Il m'expliquait que ces sons avaient été enregistrés sur place, en Sibérie. Ce sont des sons un peu étranges que nous avons intégrés à la musique.
Assistez-vous au mixage ?
I.M : Pas toujours. En l'occurrence, j'ai assisté à une partie du mixage, mais c'était la volonté du réalisateur de mettre le public en immersion dans cette tempête et donc de ne pas couvrir les sons naturels avec la musique. Si la musique prend le dessus, alors on se retrouve au cinéma. Mais si la musique accompagne les sons de la nature, comme le vent qui souffle dans les oreilles du spectateur, alors on est vraiment dedans. D'ailleurs, je voulais ajouter quelque chose. À l'origine, je ne voulais pas qu'il y ait de trompette dans ce film. J'avais même dit au réalisateur que j'aimerais faire un exercice de style et composer sans utiliser de trompette. Cependant, nous n'avons pas pu nous en empêcher. Dans une scène où le personnage se retrouve seul face à la nature, j'ai visualisé un duel entre la nature et l'homme, une scène qui m'a rappelé certains westerns comme ceux de Sergio Leone avec Ennio Morricone. J'ai donc décidé d'ajouter une touche de trompette pour renforcer cette impression. Il y a également la guitare dans une autre partie du film, et malgré l'ampleur des paysages, il y a toujours de la place pour des instruments solistes qui se détachent comme le violoncelle. En tant qu'instrumentiste, j'aime mettre en avant certains instruments. C'est vrai que la grandeur du propos orchestral dans le cinéma est très appréciée, et cela peut être le fantasme de tout compositeur d'enregistrer avec un grand orchestre. Mais avant d'être compositeur, je suis avant tout instrumentiste, et j'apprécie la fragilité de l'instrument lorsqu'il est joué seul. Parfois, une personne qui vous convainc peut être plus efficace qu'un groupe qui parle en même temps.
Dans la musique de film actuelle, il y a une tendance à utiliser la texture et le climat sonore pour créer une atmosphère, ce qui rend parfois difficile de distinguer ce qui relève du son et de la musique. En ce qui concerne votre musique, elle peut être considérée comme un personnage à part entière, ce qui peut ne pas être facile à faire accepter par les réalisateurs. Mais dans vos collaborations, j'ai l'impression que les réalisateurs ont toujours accepté que votre musique ait une existence propre en tant que personnage...
I.M : J'ai l'impression qu'on me sollicite pour cette qualité, on ne me demande pas de faire autrement, ce que je regrette. Il m'est arrivé de recevoir des demandes pour créer une musique invisible, ce qui peut sembler étrange au départ. On ne demanderait pas à un acteur d'être invisible. Mais j'ai compris que cela signifiait être présent sans nuire au jeu des acteurs, sans essayer de voler la vedette, mais plutôt pour équilibrer le propos. Il s'agit de créer une musique qui ne sera pas mémorable, mais qui sera juste là pour soutenir l'ensemble. J'aime bien faire cela.
Pour quel film vous a-t-on demandé cela ?
I.M : Là récemment j'ai travaillé avec Jan P. Matuszynski, un réalisateur polonais, sur "Varsovie 83, une affaire d'État". J'ai été très surpris, c'est la première fois que j'en parle, il m'a appelé et on a parlé assez longuement. Il m'a dit qu'il adorait mes mélodies, qu'il écoutait mes albums depuis longtemps et qu'il voulait absolument qu'on travaille ensemble. C'était super gratifiant et j'étais très content, même si je ne connaissais encore rien du film. Ensuite, il m'a envoyé le film et j'ai commencé à faire des propositions, mais il a rejeté toutes mes idées. À la fin, je lui ai dit : "En fait, tu ne veux pas de mélodie ?" Il m'a répondu : "Je crois qu'il ne faut pas en mettre." On s'est donc retrouvés avec une musique qui est une sorte d'accompagnement très discret, à base de sons de drone et de ronflements, presque du sound design, mais quand même avec de la musique à certains moments évidemment. Et c'était une super belle expérience.
Comme on ne vous connaît pas dans ce registre, ça donne très envie de découvrir justement ce travail. Donc il a peut-être eu raison justement de vous appeler pour ça ?
I.M : Jusqu'à maintenant, j'ai l'impression de faire quand même pas mal d'Ibrahim Maalouf dans les musiques de films sur lesquels je travaille. Parfois, j'ai envie de me glisser comme un acteur dans la peau d'un personnage et de ne pas être reconnu comme étant moi. C'est un truc qui me plairait bien. J'aimerais bien parfois que des réalisateurs un peu plus téméraires se disent : "Ce n'est pas parce que c'est Maalouf qu'il va forcément faire du Maalouf, il est peut-être capable de faire autre chose."
Une autre collaboration importante est votre travail avec Mohamed Hamidi. Pour le film "Né quelque part", la musique n'était pas de votre composition, mais d'Armand Amar. Cela nous permet de faire une parenthèse sur votre parcours en tant qu'interprète pour d'autres compositeurs. Dans ce contexte, pouvez-vous nous expliquer quel était votre rôle en tant qu'interprète ?
I.M : Armand Amar est un compositeur de musique de film extraordinaire. Il a notamment travaillé sur de nombreux films avec Yann Arthus Bertrand, comme "Home" qui est un film incroyable, avec une musique remarquable. Armand m'a appelé un jour pour que je vienne poser un son de trompette sur la musique qu'il faisait pour Mohamed Hamidi, pour le film "Né quelque part". J'ai donc passé une demi-journée à enregistrer des trompettes sur plusieurs passages. L'idée d'Armand était d'en garder un ou deux passages spécifiques, mais finalement, il a gardé beaucoup plus de mes enregistrements que prévu. Beaucoup de gens ont cru que c'était moi qui avais composé la musique, à cause de la présence de la trompette dans la musique finale. C'était une collaboration étonnante, et je tenais à préciser que c'était la musique d'Armand Amar qui était sublime, et non pas ma participation à l'enregistrement. D'ailleurs, il y a une des musiques de ce film qui, pour moi, est une des plus belles musiques au monde. J'ai été très honoré de pouvoir y participer. Cette collaboration a ouvert la voie pour que Mohamed Hamidi me demande de travailler avec lui sur ses films suivants, comme "La vache", "Une belle équipe" et "Jusqu'ici, tout va bien". Actuellement, nous travaillons sur un autre film, "Citoyen d'honneur".
La commande initiale était de créer une musique qui s'inspire d'une formation de fanfare ?
I.M : C'est exact. Armand Amar devait composer la musique du film, mais il m'a dit qu'il ne savait pas comment composer pour une fanfare. Il m'a alors demandé si je voulais le faire à sa place, ce à quoi j'ai répondu : "Mais es-tu sûr que tu veux que je le fasse ? Est-ce que cela signifie que c'est moi qui vais composer la musique ?". Il m'a répondu : "Vas-y, fais-le". C'était un cadeau incroyable de sa part, et Mohamed Hamidi était également très heureux que nous travaillions ensemble. L'idée de départ était donc de composer une musique inspirée d'une fanfare.
Cette fanfare illustre le voyage du personnage principal, un paysan algérien qui se rend au Salon de l'agriculture en France pour y présenter sa vache. La musique est à la fois comique et triste, car elle souligne la solitude du personnage, qui est souvent désemparé. Elle accompagne également son périple tout en contrastant avec les moments plus difficiles de l'histoire.
I.M : La situation du personnage principal dans "La vache" est très triste, ce qui est d'ailleurs ce que j'aime dans les comédies dramatiques. Ces films, comme ceux de Roberto Benigni, par exemple "La vie est belle", sont des films qui nous font rire, mais qui ont un discours profondément triste. La fanfare dans le film était là pour relativiser la tristesse de la situation du personnage, car sans cela, le film serait un drame. Le rôle de la fanfare était donc très important. Il fallait composer une musique joyeuse, mais qui ne devienne jamais un gag. Il fallait que ce soit drôle, mais jamais au détriment du personnage. C'était toute la subtilité du travail à réaliser : faire sourire, mais jamais de manière moqueuse.
Le délai pour réaliser ce travail était très court ?
I.M : Comme souvent dans le milieu du cinéma, les délais sont très courts. Il arrive fréquemment qu'on nous demande de réaliser un travail pour la veille.
En ce qui concerne l'urgence dans votre travail, le résultat est là et réussi, donc l'urgence peut aussi donner de belles choses...
I.M : L'urgence est souvent présente dans le travail cinématographique, mais si le réalisateur est aussi engagé que moi dans son film, nous pouvons travailler très rapidement. Par exemple, Mohamed Hamidi et Safy Nebbou travaillent souvent tout au long de l'année. Ils tournent en automne ou au printemps et souhaitent finaliser leur film à l'automne ou à la fin de l'été. Cependant, l'été est une période où je suis souvent en tournée pour les festivals d'été, et en août, je suis au Liban. Dans ce cas-là, je propose à Mohamed de venir chez moi, au Liban, pour travailler ensemble pendant deux semaines ou un mois. C'est ce qui se passe la plupart du temps : ils viennent à la maison et nous travaillons beaucoup, sans prendre de vacances. En ce qui concerne la fanfare, j'ai réalisé un travail un peu hybride en enregistrant moi-même la trompette sur mon ordinateur à la maison, en imitant les sons des différents instruments. J'ai également enregistré les percussions sur l'ordinateur, même si cela était de qualité moyenne. Cependant, lorsque les réalisateurs ont besoin d'une musique rapidement sur leur film, ils ont souvent déjà des musiques témoins en tête. Ils les écoutent beaucoup et finissent par vous dire "Je voudrais que tu fasses quelque chose comme ça". Le problème, c'est que parfois, ils veulent que je fasse quelque chose qui n'a rien à voir avec moi, comme une musique de Hans Zimmer ou de John Williams, par exemple. C'est un travail délicat, car les maquettes peuvent sembler ridicules comparées aux musiques témoins. Un ordinateur ne peut jamais reproduire l'humanité des instrumentistes, à moins que cela ne soit de la musique synthétique. En ce qui concerne la fanfare, pour "La Vache", j'ai discuté avec les réalisateurs et leur ai demandé de me faire confiance. Je leur ai dit que nous enregistrerions avec des musiciens réels et que s'ils étaient présents lors des enregistrements, ils pourraient me dire exactement ce qu'ils voulaient. Les réalisateurs avec qui je travaille sont ceux qui acceptent cette méthode. Pour ce film, j'ai choisi la fanfare Haïdouti Orkestar, une fanfare balkanique avec laquelle je joue depuis longtemps, et j'ai tout de suite imaginé leur musique pour cette scène.
Pour illustrer cela, nous pouvons regarder un extrait de "La Vache" où nous ne verrons pas seulement le côté joyeux de la fanfare, mais également sa capacité à soutenir des scènes émotionnelles. Dans cet extrait, nous pouvons voir que la fanfare est utilisée pour soutenir des moments de tristesse et d'émotion...
I.M : J'ai eu l'opportunité de jouer en duo avec Jasko Ramic, un accordéoniste gitan qui fait partie du groupe Haïdouti Orkestar. J'ai utilisé l'influence de la route et des cultures nomades pour composer la musique de "La Vache" et raconter l'histoire de cet homme qui quitte tout pour réaliser son rêve : présenter sa vache au Salon de l'agriculture en France, qui représente pour lui le summum de sa vie. Malheureusement, il ne parvient jamais à être accepté, jusqu'à ce que le comité ait pitié de lui et accepte sa candidature. Toutefois, il n'a pas les moyens de se rendre en France et décide donc de traverser à pied la Méditerranée avec sa vache, Jacqueline. Ce film est l'un de mes préférés, car il illustre la force des rêves et la détermination nécessaire pour les réaliser.
Avec Mohamed Hamidi, il n'y a pas de formule. Après la fanfare de "La vache", nous avons avec "Jusqu'ici tout va bien" une musique un peu plus funky, comprenant de la guitare, de la batterie et de la basse. Est-ce le choix du réalisateur ?
I.M : Ce sont des discussions que nous avons eues avec Mohamed. Il sait exactement ce qu'il veut. Comme il est un grand fan de la musique soul américaine, nous avons décidé de suivre cette direction musicale dès le début de nos échanges. Nous avons discuté des banlieues et fait référence à des artistes tels que Barry White et toute la musique noire américaine. C'est pourquoi il était logique d'intégrer un peu de funk dans la musique.
Il y a une équipe féminine qui va essayer de rivaliser avec des équipes masculines dans ce film. La musique est parfois une balade triste, ce qui est très beau. Enfin, vous allez retrouver Mohamed Hamidi sur "Citoyen d'honneur"...
I.M : Alors là, pour être franc, je n'ai pas encore pu voir le film car il n'est pas encore sorti, mais nous travaillons dessus en ce moment même et c'est un travail quotidien. Nous sommes en constante communication, échangeant des messages et partageant nos idées. Par exemple, j'ai proposé quelque chose mais le réalisateur a exprimé certains doutes sur la musique qu'il veut pour ce film. Habituellement, il a une vision très claire de ce qu'il veut, mais cette fois-ci, la discussion est plus complexe. Malgré cela, il me fait confiance et c'est rassurant car cela me donne une plus grande marge de manœuvre pour proposer des idées. Nous discutons beaucoup, il y a une grande confiance entre nous et cela facilite notre collaboration. Avec Mohamed et Safi Nebbou nous pouvons dialoguer librement et exprimer nos idées sans aucune barrière. Cela aide la musique à prendre vie et à s'intégrer parfaitement au film. Le dialogue et la confiance sont donc des clés pour une collaboration réussie. Parfois, une musique moyenne peut être produite simplement à cause d'un manque de dialogue avec le réalisateur, ce qui est dommage car avec une collaboration plus étroite, nous pourrions produire des choses extraordinaires. Personnellement, j'ai déjà connu des échecs de ce genre, mais avec Mohamed et Safi, je sais que nous allons réussir ensemble.
Pour finir, on peut parler de vos travaux pour des documentaires. Vous avez composé la musique pour "America" de Claus Drexel en 2018, et "Neuf jours à Raka" de Xavier de Lausanne, sélectionné pour le Festival de Cannes 2020. Dans ce cas, la musique est utilisée dans un contexte de réalité, ce qui est assez différent de vos autres travaux. En effet, dans les documentaires, on évite souvent d'utiliser de la musique pour ne pas altérer la véracité des faits présentés. Mais dans ces deux cas, de la musique est présente.
Dans "America", vous avez utilisé la guitare pour créer une ambiance "Americana", avec des sonorités plutôt folk. Était-ce votre intention ?
I.M : Oui, les grands espaces, on revient un peu à ça, la notion d'abandon. L'Amérique me fascine beaucoup pour ces territoires abandonnés. Vous vous souvenez de ce film "U-Turn" avec Sean Penn et Jennifer Lopez ? Il y a cette ville appelée Supérieur qui a été complètement abandonnée, etc. Il y a quelque chose qui me fascine. En France, il y a très peu d'endroits abandonnés, il y en a, mais beaucoup moins qu'aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, vous avez des villes qui ont été complètement désertées parce que du jour au lendemain, il n'y avait plus de pétrole ou il n'y avait plus telle usine qui a fermé, et tout le monde est parti, etc. C'est assez fascinant. Le documentaire de Claus Drexel réussissait à apporter cette solitude-là, la solitude de l'abandon, et non pas la solitude volontaire comme dans les forêts de Sibérie. Donc la notion d'abandon me fascinait assez. J'ai donc travaillé sur ces paysages, beaucoup de paysages dans "América". Je pense avoir réussi l'exercice de style qui est de jouer un rôle de composition dans "América". J'avais envie d'être dans un territoire complètement différent du mien. À part quelques concerts que j'ai donnés aux États-Unis, je n'ai aucun lien avec les États-Unis. Je n'ai pas de lien particulier avec la culture américaine, à part comme tout le monde. On a tous bu au moins une fois du Coca ou du Pepsi et on a tous écouté au moins une fois de la musique pop américaine, puisque c'est la culture dominante, la pop américaine. Et on a tous regardé un film américain au moins une fois dans sa vie. Donc, on est un peu inspiré de la culture américaine. Mais je n'ai pas de lien particulier. Donc, il fallait vraiment que je sorte un peu de mon confort. La guitare, en effet, allait vers des références cinématographiques américaines. C'était un peu ce qui m'a guidé.
Ensuite, il y a "9 jours à Raqqa", l'autre docu, qui se passe en Syrie et suit la maire de Raqqa. C'est une approche différente où vous ne cherchez pas à montrer le folklore local mais plutôt à utiliser vos instruments habituels comme la trompette et le piano.
I.M : C'est une histoire vraie, il y a cette femme qui se retrouve toute seule dans un monde d'hommes, une maire kurde dans un pays arabe, qui est en plus la maire d'une ville complètement dévastée, détruite par les êtres humains. Je trouve que cette solitude qu'elle ressent, ça touche quelque chose en moi et ça m'inspire énormément.
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