Cinezik : À quel moment avez-vous pensé à la musique pour ce film très musical ?
Emma Benestan : La musique me permet de ressentir les séquences bien en amont. On échange avec Julie pour trouver la couleur et l'identité propre à l'histoire, on se connaît bien depuis trois court-métrages. J'avais aussi quelques morceaux de Julie quand je ré-écrivais et me permettaient d'affiner ce que je voulais. La musique est un autre langage qui apporte énormément. Et sur ce film, la grande complexité était d'être sentimental sans tomber dans un sentimentalisme, d'essayer d'être aussi fragile que les personnages. Il y a aussi la grosse soirée électro où j'avais une grande référence qui était Vitalic, que Julie a surpassée.
Julie Roué : Il y a deux types de musiques, essentiellement. Il y a la musique qui se veut être celle d'une comédie romantique, avec de l'orchestre à la fin. Emma m'avait cité comme référence "Forrest Gump". Et j'ai revu "Nothing Hill" pour essayer de retrouver cette générosité et cette naïveté. Et à côté il y a la musique électronique pour la soirée et situer les personnages dans leur environnement.
La musique passe par ce personnage, un jeune homme fragile, L'intention était-t-elle d'accompagner ce personnage, que l'on soit vraiment avec lui ?
E.B : Oui, je voulais que ce soit un film très émotionnel, de pouvoir passer d'une émotion à une autre. Pour les comédiens, j'ai d'ailleurs fait une playlist avec plein de morceaux. J'ai donné une musique qui correspondait à chaque séquence. Cela pouvait aller vers des choses très différentes, du classique et du rock. J'avais même Elton John pour une séquence de rupture. Cela pouvait permettre aux comédiens de rentrer dans une atmosphère émotionnelle. La musique crée tout de suite une émotion, qu'elle soit dure ou joyeuse. Elle part tout de suite vers quelque chose de très corporel. Je trouvais donc qu'elle pouvait aider à trouver la note que l'on cherchait. Et donc Julie intervenait dans des moments très importants, dans des bascules émotionnelles du récit. Lorsque les personnages passent la nuit ensemble, la musique s'inscrit dans le récit, même quand elle est en arrière-plan, elle est assez douce, elle amène quelque chose de cotonneux et d'un peu lyrique. Lors de la première nuit d'amour, la musique devait nous inviter à la naïveté du sentiment avec quelque chose de doux et d'enfantin. On est aussi dans le registre du conte. Dans ce registre j'adore Vangelis et "L'Apocalypse des animaux".
Toutes ces intentions étaient exprimées avant le tournage ?
J.R : On a déjà trois court-métrages ensemble à notre actif, et avant le tournage il y avait déja des musiques composées, des essais. Je me suis par exemple essayé au Dance Hall, parce que la première intuition était d'essayer une musique de danse. Il y a eu plein de tentatives qui ne sont pas restées. J'ai proposé plein de thèmes jusqu'à ce qu'il y en ait un tout d'un coup qui fasse mouche. Je suis beaucoup dans la proposition, peu à peu on affine les choix.
La question du placement est très importante, on a pu remarquer dans un de vos court-métrages en commun, "Belle gueule" (2015), que la musique intervenait dans un deuxième temps à un moment précis, lorsque quelque chose décolle en termes d'émotions pour les personnages. Est-ce que dans ce film là vous avez aussi fonctionné par soustraction pour arriver au cœur du rôle de la musique ?
E.B : C'est vrai qu'on fonctionne beaucoup par soustraction avec Julie. Au départ j'ai rencontré Julie dans une résidence à Poitiers, pour "Belle gueule" justement. Au départ, je ne voyais pas de musique dans le film puis la rencontre avec Julie a questionné des moments que pouvait raconter la musique, que l'image ne pouvait pas forcément dire. J'ai beaucoup aimé ce que m'a apporté Julie en termes de compréhension du langage musical. Dans "Belle gueule", nous avions mis de la musique sur toute la séquence de début, puis je me suis rendu compte au mixage que l'on perdait la labeur du travail du personnage, la musique adoucissait trop ce qui était en train de se passer. Donc on l'enlève en accord. Et en même temps ces musiques qu'elle a composées, que ce soit pour "Belle gueule" ou pour "Fragile", à chaque fois elle me reste comme des étapes. Ça influence aussi la façon dont j'ai écrit et dont j'ai pu monter. On s'est séparé de musique mais on a monté avec,. Elles nous ont aidés à trouver le rythme propre de la scène et l'émotion. Donc c'est ce qui est chouette avec Julie, elle a une force de proposition quitte à prendre des risques, Et maintenant que l'on se connaît bien on accepte tous les trucs qu'on jette ensemble, même si ce sont de longs processus. J'ai un peu la même impression quand je travaille avec un acteur, j'essore beaucoup de choses dans la scène pour savoir ce que je veux.
Avant de passer à la réalisation vous avez fait beaucoup de montage, une activité où l'on fait des choix sur les images, et souvent les monteurs ont besoin de musiques pour trouver le rythme, des musiques temporaires. Le fait que Julie Roué soit déjà impliquée en amont permet d'éviter cela en ayant ses musiques ?
E.B : J'aime monter avec les musiques que Julie me propose assez rapidement, et comme Julie a aussi un groupe à côté, et plein d'autres films et séries, elle a déjà une grande bibliothèque de morceaux qui n'ont pas été utilisés. Avec la monteuse Perrine Bekaert on s'est plongé dans cette bibliothèque. Avant même que je lui propose des choses, on avait déjà des couleurs dans ce qu'elle avait à disposition.
La musique du film est foisonnante, il y a différents registres musicaux, il y a donc la comédie romantique, il y a la fête et la danse, un mélange entre musique extra et intra diégétique, avec les musiques entendues par les personnages. Il y a aussi un mélange entre la musique originale et préexistante, avec notamment des titres algériens qui représentent l'origine culturelle du personnage. Malgré cela il y a une unité, comment êtes-vous parvenu à cette unité et fluidité ?
J.R : Emma disait tout à l'heure que pour la fête la grosse référence était Vitalic. Pour moi tout l'enjeu était de trouver ce qui lui plaisait dans ce morceau : une mélancolie et en même temps une puissance qui donne envie de danser. C'est tout ce que j'aime faire. Pour certaines musiques, on ne se doute pas qu'elles sont originales, comme une musique de restaurant, très jazzy, et qui vient colorer les sentiments des personnages à cet endroit. Il n'y a pas besoin à ce moment-là de musique qui s'entendent vraiment comme du score. Il y a aussi une musique qui est née de l'acteur qui rappe a cappella et il s'agissait ensuite de trouver un accompagnement qui allait bien et dépasse le personnage pour devenir la musique de la fête. Et il y a aussi la musique de "Crime à la mer"...
Oui parlons-en, "Crime à la mer", c'est le titre de la série dans le film. L'amoureuse du personnage principal est comédienne dans cette série, c'est l'aspect comique du film, satirique, et musicalement vous l'avez joué au premier degré...
J.R : Il s'agissait juste de faire la musique d'une série que l'on pourrait imaginer comme une quotidienne sur France 3. Ce qui a été le plus difficile c'est de faire le générique. A un moment on rentre dans la série, on a l'image du générique. Cette musique se devait d'être crédible pour ce type de programme et en même temps pouvait donner envie de rire, car c'est trop. Il y a eu 19 versions jusqu'à trouver la bonne musique. Et finalement Emma a trouvé la bonne référence à me soumettre : le générique de cette fameuse série des années 90, "Extrême limite".
Emma, c'est un cadeau d'avoir une compositrice comme Julie Roué qui est capable de répondre à tous ces enjeux ?
E.B : C'est ça qui est bien avec Julie, même si on galère à des moments, on prend quand même du plaisir. J'ai pris du plaisir à écouter ces 19 versions de "Crime à la mer". Et je voulai que dans la musique il y ait quelque chose de la jeunesse, de la vie, que l'on passe de quelque chose de hip-hop à quelque chose d'électro, du rail, ou du lyrisme avec l'orchestre. On s'est posé la question de l'émotion avant tout pour relier le tout. C'est ce qui nous a guidé, de manière organique. C'est un film très musical, un film de danse, mais ce qui est chouette ce sont les différentes propositions de Julie en cours de montage. Elle vient aussi du montage son, et ce n'est pas rien de le dire. Elle comprend très bien les différentes étapes par lesquelles on passe. Je pouvais la solliciter pour un regard pendant le montage.
C'est tout un travail préparatoire qui invite à faire le deuil des premières choses faites...
J.R : Bah ça fait vraiment partie du travail. Trois quarts de ce que je fais ne sert pas en général, et bien mes tiroirs sont remplis de musiques et je sais qu'elles vont ressortir à un moment. Effectivement certaines musiques que Emma a utilisées provenaient d'un autre projet avorté. Et les musiques non utilisées sur le film d'Emma ont déjà été exploitées ailleurs. C'est l'immense cycle de la vie qui recycle les musiques. Ce n'est jamais du temps perdu.
E.B : Bien sûr c'est douloureux d'abandonner des choses auxquelles on croit et sur lesquelles on a mis du temps, mais quand on se dit que ça fait partie du travail, ce n'est que du travail, et à la fin il y a une évidence. Et c'est vrai qu'au moment du montage j'étais dans une errance car je n'avais pas encore trouver le ton du film. Il peut y avoir beaucoup de malentendus et d'incompréhension, mais c'est vraiment de la patience, de la bienveillance, de ne pas mettre de l'ego mais se mettre au service du film.
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