La musique de la sulfureuse et magistrale adaptation du LOLITA de Vladimir Nobokov, qui décrit la passion qu’éprouve un homme mûr, Humbert Humbert, pour la fille de sa logeuse, une jeune fille encore mineure et capricieuse, est composée et dirigée par un musicien de 41 ans, Nelson Riddle, arrangeur et orchestrateur de Nat King Cole, Franck Sinatra et Ella Fitzgerald, compositeur d’A KISS BEFORE DYING, alors très demandé à l’époque. Bien que Stanley Kubrick et James Harris aient d’abord songé à Bernard Hermann, le choix de ce musicien n’est pas étonnant : Kubrick était un passionné de jazz et partageait avec son collaborateur un goût prononcé pour l’œuvre de Frank Sinatra.
Malgré les glorieux antécédents du compositeur, la partition de LOLITA apparaît dans l’ensemble très conventionnelle, caractéristique du cinéma romantique hollywoodien de cette époque, mais parfaitement appropriée à ce film de facture très classique. Mystérieuse (lors des apparitions de Quilty le plus souvent), triste ou joyeuse, la musique suit le film, de façon plutôt monocorde et sans jamais innover : les musiques de source n’échappent pas à la règle (ainsi cette musique d’horreur dans la séquence du drive-in, dont le premier plan sur le visage décharné du zombie, soit dit en passant, contraste curieusement avec le plan précédent, qui montre le visage ravissant de Lolita, accompagné par une musique très gaie).
Pourtant, dans la première scène qui suit le générique (un thème magnifique pour piano et orchestre, composé par Bob Harris, frère de James Harris et qui illustre avec grâce la beauté de ce pied, filmé comme s’il était nimbé d’une gaze angélique, et donc Stanley Kubrick pensait qu’il était un contrepoint parfait à ce récit caustique), Nelson Riddle fait montre d’un certain talent pour instaurer une « atmosphère » particulière. Alors qu’Humbert Humbert (James Mason) parle avec Quilty (personnage interprété par le génial Peter Sellers, qui fait par ailleurs une curieuse allusion à Spartacus), Nelson Riddle fait entendre des accords inquiétants aux cordes et une mélodie mystérieuse au clavecin. Ce morceau plutôt original a une résonance particulière dans le cœur du cinéphile car il rappelle les textures de Ligeti qu’on entendra plus tard sur 2001 A SPACE ODYSSEY, la musique de North sur SPARTACUS ou les cordes sinistres de la musique d’Herrmann. Cette scène – qui s’ouvre sur une automobile s’enfonçant dans la brume – ainsi musicalisée, semble faire de LOLITA un polar, ce qui est un parti pris intéressant. Mais on n’entendra ensuite que très rarement ce thème. Le béophile averti notera que c’est au moment où Quilty est au piano, pour faire écouter à l’amant éconduit son prétendu chef-d’œuvre (une Polonaise de Chopin !), que le drame intervient : toujours l’omniprésence de la musique, un élément qui symbolise souvent la destruction chez Kubrick (1).
Il est impossible de parler de la musique de LOLITA sans évoquer cette chanson, « Lolita Ya Ya » que l’on découvre lorsque Humbert Humbert rencontre pour la première fois Lolita (interprétée par la sublime Sue Lyon, alors âgée de 14 ans). Les paroles, chantées par des voix allègres de jeunes filles, n’ont aucun sens, mais « Lolita Ya Ya », chanson tropézienne vaguement kitsch, est restée dans la mémoire des spectateurs comme le symbole de l’insouciance un peu cruelle de cette jeune fille capricieuse. Elle retentit plusieurs fois dans le film, comme symbole de la jeunesse tentatrice : lorsque Lolita apparaît dans la pièce où sa mère et Humbert Humbert jouent aux échecs, le thème de cette chanson, sans paroles, se fait entendre tout à coup, interrompant une musique plus classique. On l’entend de nouveau lorsque l’écrivain feint d’être au bord du suicide : elle rappelle au spectateur que ce n’est pas la mort de sa femme qui préoccupe Humbert Humbert mais l’avenir radieux qu’il peut espérer désormais avec la fille de sa logeuse. Cette musique accompagnera d’ailleurs beaucoup des scènes qui suivront : au camp de vacances, dans l’hôtel, etc..
Julien Mazaudier fait remarquer que le film crée une « opposition musicale entre parents guindés et jeunesse frivole », qui « se retrouve dans la séquence du bal. Sur le morceau "Quilty's Caper - School Dance", le rythme est endiablé. Les adolescents semblent beaucoup s’amuser alors que les adultes pour la plupart au bar sont ridicules sur la piste. La danse mollassonne de Peter Sellers par ailleurs hilarante est en cela fort révélatrice. Plus tard, Lolita se moquera de sa mère et d’Humbert lorsqu’elle les verra danser sans entrain sur un rythme cha cha assez désuet. » (2)
Dans l’ensemble pourtant, la musique de LOLITA, bien que magnifique, demeure anecdotique, à l’image d’un film qui reste étonnamment simple: ponctuations musicales qui font penser à Gershwin et Bernstein, tourbillons de notes conjointes ascendantes aux cordes, très hollywoodiennes, qui accompagnent la montée de l’escalier de Lolita (exagération romantique d’une scène banale, mais qui suggère justement la montée du désir entre ces êtres) et morceaux de jazz easy-listening. La musique de LOLITA est dans l’air du temps, comme sa jeune héroïne.
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