DR STRANGELOVE est la seule et unique comédie que Stanley Kubrick ait osé scénariser et réaliser. Deux ans après la crise des missiles à Cuba, qui avait fait prendre conscience à la communauté internationale du danger de l’arme nucléaire et de la fragilité de la « paix » américano-russe, Kubrick dépeint dans ce film, avec un humour corrosif, les déboires d’un pouvoir politique contraint de remédier aux décisions désastreuses d’un général farouchement anticommuniste et visiblement complètement fou. Ce dernier, obsédé par la fluorisation de l’eau, qu’il croit provoquée par un complot communiste, décide de déclencher sans raison le plan R, un programme militaire qui permet l’attaque nucléaire de la Russie lorsque les liaisons entre Washington et la base aérienne qu’il commande sont coupées. Comme il est la seule personne en possession du code nécessaire pour rappeler les bombardiers, le Pentagone se retrouve dans une situation très embarrassante, prétexte à de nombreuses situations hilarantes, dominées par le génial Peter Sellers, qui interprète ici tout à tour le président des Etats-Unis, un colonel de la Royal Air Force et un scientifique allemand vaguement fasciste, le docteur Folamour, (qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’étrange psychiatre allemand qui s’entretient avec Humbert Humbert dans LOLITA).
A l’image de ce slogan burlesque dans la base aérienne, « Peace is our profession », la musique de DR STRANGELOVE entretient en permanence l’ironie, amplifiant l’humour du scénario. Ainsi la valse lente du générique, qui fait du vol de gros avions B-52 une danse gracieuse et érotique, et préfigure, 4 ans auparavant, la valse des vaisseaux spatiaux dans le film qui suivra, 2001 A SPACE ODYSSEY.
Laurie Johnson (compositeur de télévision qui a notamment composé sur THE AVENGERS) a écrit la musique originale de ce film. Sa contribution tient dans un seul thème (« When Johnny Comes Marching Home »), arrangé sous des formes toutes plus différentes les uns que les autres. Il s’agit d’un morceau de style typiquement militaire, avec un thème très identifiable qui fait penser aux chœurs de l’armée rouge, une caisse claire, des cuivres et des voix d’homme chantant la bouche fermée. La simplicité et la banalité de cette musique, bien qu’entretenant le suspense, entretient évidemment l’aspect risible de la situation : alors que l’équipage d’un des bombardiers nucléaires fait tout ce qu’il peut pour être digne de la mission qu’on lui a confié, le président des Etats-Unis, l’air impassible, dans un silence ridiculement solennel, troublé de temps à autres par les machouillements frénétiques du général, discute le plus banalement du monde avec son homologue russe, visiblement un peu dur d’oreille, tandis qu’à de nombreux kilomètres de là le Colonel britannique se plaint que l’élastique de sa jambe artificielle ait cédé, en écoutant les théories fantaisistes du Général Ripper, insensible aux balles qui sifflent autour de lui. La musique de Laurie Johnson accentue encore davantage le burlesque du film, lorsqu’une orchestration de son thème pour percussions et… harmonica, illustre une scène où les soldats vérifient leur kit de survie – kit surréaliste constitué d’objets plus inutiles les uns que les autres –, accompagnée d’une voix off rappelant des films de propagande.
Mais c’est surtout la dernière scène du film qui a fait de DR STRANGELOVE un film culte. Et qui a marqué irrémédiablement la fin d’une époque dans la vie musicale de Kubrick.
Le réalisateur conclut son film en apothéose, avec une succession de plans cuts d’essais nucléaires, accompagnée par une chanson très légère de Vera Lynn : « We ‘ll Meet Again », dont les paroles peuvent être interprétées comme tentant de rassurer le spectateur quant à l’avenir post-nucléaire (il y aura des survivants selon le Docteur Folamour)… Un ballet décalé… pour d’adorables et très gracieuses bombes atomiques… Ce jeu de mot un peu facile est pourtant révélateur. Kubrick érotise beaucoup la guerre dans DR STRANGELOVE (1) : la danse voluptueuse des B-52 en ouverture et cette représentation symbolique du coït, les propos osés du Général à sa femme, l’obsession de Ripper (Jack Ripper, célèbre tueur de prostituée au XIXème siècle) pour les « fluides corporels » et ses propos sur la puissance qu’il possède et qu’il ne désire pas transmettre aux femmes, le nom de l’objectif (Laputa), un exemplaire de Play Boy dans l’avion ou des préservatifs dans le kit de survie, l’empressement du Général à se porter candidat à l’enfermement lorsqu’il apprend qu’il aura une dizaine de femmes magnifiques à sa disposition, la bombe nucléaire, phallus joyeusement chevauché par le pilote du bombardier, etc (2)... A cet égard, les propos du personnage interprété par Peter Sellers sont très évocateurs – il ne faudrait pas oublier non plus que ce dernier se nomme DR STRANGELOVE (3) et qu’il donne son titre au film !… La guerre est ici un jeu érotique, la violence un ersatz au rapport amoureux et la puissance une conséquence de l’abstinence sexuelle (4) : le général Ripper peut apparaître comme une métaphore de cette conception d’inspiration freudienne. Le feu d’artifice final, une séquence terrifiante rendue jouissive par la musique de Vera Lynn (« Ce n’est qu’un au revoir »), ainsi que l’introduction, illustré par « Try A Little Tenderness » , semblent confirmer cette thèse, tout en dénonçant ce rapport dangereux à la violence et au désir de puissance (« L’apocalypse nucléaire dérive d’une mauvaise gestion de l’économie libidinale ; c’est un problème « de cul » », affirme encore Marc Lepoivre (5)). On retrouvera ce thème dans le film qui suivra quatre ans plus tard, 2001 A SPACE ODYSSEY. Mais cette mise en scène à la Néron, télescopage de comédies musicales, de danses de cabaret et de documentaires militants annonce également 2001 à deux autres titres : d’abord en montrant que la connaissance, mal utilisée, peut tuer, ensuite, en utilisant pour la première fois la musique comme un élément central du film, comme un personnage, révélateur des intentions du réalisateur.
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